Les éditions Clovis viennent de rééditer, sous le titre Apaiser la Terreur, un très beau livre sur les carmélites de Compiègne guillotinées le 17 juillet 1794. Lors de sa sortie il y a 20 ans, le professeur William Bush avait accordé à la revue Fideliter un entretien que nous publions ici.
FIDELITER : Professeur, vous expliquez dans votre Avant- propos par quel cheminement, parfois inattendu, vous en êtes venu, du lointain Canada, à étudier les carmélites de Compiègne et à écrire sur elles. Les lecteurs curieux de votre « parcours » pourront lire ce texte qui précède votre ouvrage. Ce que j’ai envie de vous demander, c’est quelle est l’utilité de revenir sur ce sujet, que le monde entier connaît déjà grâce à la pièce de Georges Bernanos et à l’opéra de Francis Poulenc.
William Bush : L’opéra de Poulenc et la pièce de Bernanos, extrêmement beaux d’un point de vue esthétique, sont en réalité tirés d’une histoire romancée, écrite par Gertrud von Le Fort et intitulée La dernière à l’échafaud. L’exécution historique des seize carmélites sous la grande Terreur n’y sert que d’arrière-plan, le récit étant centré sur l’histoire fictive d’une héroïne imaginaire, Blanche de La Force.
Même dans le cas des quelques personnages historiques figurant dans cette histoire romancée, la fidélité à l’histoire n’était pas le but de l’auteur. Par exemple, la première prieure, devenue maîtresse des novices, Madame de Croissy, mourut en réalité courageusement sur l’échafaud, et non pas dans son lit en s’écriant que Dieu l’avait abandonnée.
Vous empruntez à Charles Péguy le sous-titre de votre livre : « Mystère de la vocation des seize carmélites martyres de Compiègne ». Mais comment peut-on parler d’une « vocation » au martyre, alors que les carmélites, loin de s’être exposées imprudemment, s’efforçaient au contraire de vivre discrètement, à l’abri des yeux des révolutionnaires persécuteurs ?
Les seize carmélites furent expulsées de leur monastère le jour de la fête de la sainte Croix, le 14 septembre. Elles ont alors remarqué que le Seigneur devait leur réserver une forte portion de sa croix, en désignant un tel jour pour cette expulsion. Elles commencèrent, bientôt après, à l’instigation de leur admirable prieure, Mère Thérèse de Saint-Augustin, à prononcer en communauté, tous les jours et à haute voix, un acte par lequel elles s’offraient, corps et âme, en victimes d’holocauste pour la restauration de la paix en France et dans l’Église. Un acte si insolite nous encourage à examiner de près les événements qui suivirent.
Or ce ne fut qu’après une vingtaine de mois, pendant lesquels elles continuèrent à vivre dans le monde, habillées en civil, que leur holocauste fut agréé par le Ciel. Le martyre eut lieu le 17 juillet 1794, précisément au moment où le gouvernement faisait creuser une troisième fosse à Picpus pour recevoir les corps des guillotinés, dont trois mille remplissaient déjà les deux fosses existantes.
Selon vous, cet acte d’holocauste manifeste et réalise une « vocation » au martyre ?
Le mot « martyr » vient du grec et veut dire « témoin ». Le martyr est toujours témoin. Une vocation au martyre serait alors un appel à témoigner pour le Christ en ce monde. Or au moment du témoignage des seize carmélites, le gouvernement révolutionnaire essayait d’extirper de la mémoire des Français jusqu’à l’idée de l’existence du Dieu des chrétiens.
Dans une telle situation, le témoignage de la personne qui meurt pour le Christ devient une véritable manifestation de la puissance de Dieu, rendue visible dans le témoignage du martyr, et montrant que cette puissance est plus forte que l’instinct de survie chez l’homme. La puissance et l’éternité du Créateur se rendent visibles par le martyr, qui devient ainsi « porteur de Dieu » devant les hommes et devant les anges. Le martyre de saint Ignace d’Antioche, à Rome au début du deuxième siècle, nous sert d’exemple. La vision des lions en train de dévorer le corps du saint et très vénérable évêque d’Antioche ne fut pas pour les croyants qui y assistaient un spectacle de dégoût, mais plutôt une vraie manifestation de Dieu qui donnait au martyr le courage de tout braver. Depuis lors, saint Ignace est connu comme « Théophore », c’est- à‑dire « porteur de Dieu ».
Condamnées pour « crimes contre le peuple », et pour avoir cherché à « annihiler la liberté publique » en continuant à prier ensemble après l’expulsion hors de leur cloître, les carmélites ont été appelées, elles aussi, à porter le Christ en elles, devenant ainsi de véritables « porteuses de Dieu ». Voilà, me semble-t-il, la clef pour une bonne compréhension du mystère de la vocation des seize carmélites de Compiègne.
Quels liens doit-on chercher entre ce martyre et le sacrifice du Christ ?
Le sacrifice communautaire des carmélites de Compiègne fut offert au nom de Jésus-Christ. Sur le plan spirituel, il ne pouvait être autre qu’une participation mystique à sa propre offrande. Par le Saint-Esprit qui œuvrait en elles afin qu’elles deviennent des « porteuses de Dieu », les carmélites ont renouvelé, dans les limites de leur seule humanité, ce que les Pères de l’Église appelaient la « kénose » du Christ, c’est-à-dire cet acte volontaire par lequel la deuxième Personne de la sainte Trinité s’est vidée de sa gloire céleste afin de devenir homme et de s’offrir sur la croix pour la race humaine déchue.
Je pense toujours à la « kénose » du Christ en me rappelant la fin des carmélites dans le jardin de Picpus. Les seize corps furent mis à nu sans aucune cérémonie, avant d’être jetés, avec leurs têtes, dans une fosse commune où pourrissaient, depuis plus d’un mois, les corps et les têtes d’environ trois mille autres victimes de la grande Terreur. Unie à la Passion de Jésus-Christ, l’humiliation des carmélites était complète.
Comment expliquez-vous le conflit entre la Révolution et les carmélites ?
Le fervent idéalisme républicain de 1794 rendait ses adhérents féroces à l’égard de tous les opposants. Les partisans du nouvel ordre étaient convaincus que la Révolution représentait le couronnement d’un siècle de philosophie humanitariste des Lumières. Leurs partisans arguaient même qu’un signe indubitable du progrès humain était le succès sans précédent qu’ils remportaient, après presque treize cents ans de « ténèbres » chrétiennes. Ne déracinaient-ils pas enfin la croyance périmée et inhumaine en ce « Dieu » Jésus-Christ, dont on avait allégué contre toute raison qu’il était né d’une Vierge et qu’il était ressuscité des morts après avoir été crucifié ?
Cette hostilité catégorique de la Révolution au christianisme, comme au Dieu de l’ancien Testament, fut définitivement illustrée le 5 octobre 1793, lorsque le gouvernement annonça que le 22 septembre 1792 avait été le premier jour de l’An I de la République française. La ferme intention de ces nouveaux calendaristes était de mettre au rebut pour toujours « l’An du Seigneur », et même le concept biblique de la semaine de sept jours.
Quelle est la chose la plus frappante dans ce qui s’est passé à l’exécution des seize carmélites ?
Je suis toujours étonné par le fait que le Dieu chrétien, si méprisé par le nouvel ordre de la Révolution, semble s’être manifesté de façon à la fois surprenante et rassurante le soir de leur exécution.
Le silence respectueux de tout le monde, même de ces femmes déréglées que l’on appelait « les furies de la guillotine », fut remarqué par tous les témoins. En effet, pouvait-il exister un moment plus propice pour une manifestation de la présence de Dieu ? Seize femmes de France, consacrées à la Vierge Mère de Jésus-Christ, offrant leur vie pour la paix du royaume de France et de son Église, étaient en train d’être guillotinées par la nouvelle République en sacrifice rituel.
Ce silence inhabituel, que constatèrent tous les spectateurs au soir du 17 juillet 1794, tandis que les carmélites montaient à l’échafaud, fut la plus discrète et néanmoins la plus puissante théophanie (manifestation divine) possible, car ce fut une réponse chrétienne au défi du nouvel ordre, et le véritable couronnement spirituel du « siècle des Lumières ».
William Bush, Apaiser la Terreur – La véritable histoire des Carmélites de Compiègne, 14 x 21 cm – 240 pages – Éditions Clovis
William Bush, docteur de l’université (Sorbonne), professeur de littérature française à l’université de Western Ontario (Canada), est un spécialiste de Bernanos (Souffrance et expiation dans la pensée de Georges Bernanos, 1961 ; édition critique de Sous le soleil de Satan, 1982). Chargé en 1985 par le carmel de Compiègne de l’édition critique des manuscrits laissés par sœur Marie de l’Incarnation, survivante du martyre, il a consacré quinze années à la reconstitution historique et spirituelle du martyre des carmélites.
Source : Fideliter n°142, Juillet-août 2001.