Je préfère te voir mort…

Dès ses plus jeunes années, le petit Louis, futur grand roi de France, enten­dait de la bouche de sa mère, Blanche de Castille, cet aver­tis­se­ment net et solen­nel qui a le don de mar­quer un enfant pour toute sa vie : 

« Mon fils, je pré­fère te voir mort plu­tôt que de te savoir en état de péché mortel ».

Il va de soi que ce n’est pas une figure de rhé­to­rique de la part de cette mère très chré­tienne, ou une pieuse exa­gé­ra­tion à prendre au second degré. Une mère ne peut tenir de tels pro­pos à son fils si elle n’en est pas pro­fon­dé­ment convain­cue. Alors, dans ce cas, com­ment est-​ce pos­sible qu’elle tienne un tel lan­gage, si dur à notre sen­si­bi­li­té moderne ? A‑t-​elle vrai­ment rai­son ? Devons-​nous à notre tour tenir ces pro­pos et en vivre quo­ti­dien­ne­ment ? Il nous a sem­blé inté­res­sant de don­ner quelques pistes de réflexion dans les lignes de ce bul­le­tin, dans l’espoir qu’elles puissent être utiles à cer­tains parents ou autres éducateurs.

Ni excès ni exagération :

Si per­cu­tante que soit cette phrase de Blanche de Castille, elle n’en est pas pour autant exces­sive, mais elle est, il est vrai, pro­fon­dé­ment sur­na­tu­relle. Elle est d’ailleurs un fidèle écho de l’évangile : « Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi, et qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi » (Matt. X, 37). L’Écriture sainte ne cesse de nous répé­ter que nous sommes créés par Dieu et pour Dieu, et les auteurs spi­ri­tuels se font l’écho le plus puis­sant pos­sible de cette véri­té incon­tour­nable. Dès les pre­mières lignes de la Genèse, l’auteur sacré pose cette réa­li­té comme la base de toute la Révélation qui va suivre : « Au com­men­ce­ment Dieu créa le ciel et la terre » (Gn. I, 1). Et l’évangéliste saint Jean reprend cette même intro­duc­tion pour son évan­gile, avec encore plus de clar­té et de pro­fon­deur : « Au com­men­ce­ment était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au com­men­ce­ment en Dieu. Tout par lui a été fait, et sans lui n’a été fait rien de ce qui existe. En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, » (Jn. I, 1–4). Notre ori­gine ne fait donc pas l’ombre d’un doute, Dieu seul est par lui- même et rend rai­son de lui-​même, tout le reste n’est rien sans lui et reçoit tout de lui. Il en est de même de notre fin, nous sommes créés pour Dieu, pour l’adorer et le ser­vir durant toute notre vie. Les pro­phètes insistent sur cette véri­té car il n’y a rien qui offense plus Dieu que l’idolâtrie. Nous nous per­met­tons ici de citer un long pas­sage du pro­phète Isaïe, plus pro­fond et sai­sis­sant que tout autre discours :

6. « Ainsi parle Yahweh, le roi d’Israël et son rédemp­teur, Yahweh des armées je suis le pre­mier et je suis le der­nier, et il n’y a pas de Dieu en dehors de moi !
7. Qui est comme moi, qu’il parle, qu’il le déclare, qu’il me le montre ! Depuis que j’ai fon­dé un peuple antique ? Qu’ils annoncent donc l’a­ve­nir et ce qui doit arri­ver !
8. Ne soyez point effrayés et ne crai­gnez point ! Ne te l’ai-​je pas dès long­temps fait connaître et annon­cé ? Vous m’en êtes témoins ! Y a‑t-​il un Dieu en dehors de moi ? Il n’y a pas d’autre rocher ; je n’en connais point.
9. Les fabri­ca­teurs d’i­doles ne sont tous que néant, et leurs chefs‑d’œuvre ne servent à rien ; leurs témoins, eux, ne voient rien ni ne com­prennent rien, pour leur honte.
10. Qui a for­mé un dieu, qui a fon­du une idole, pour n’en reti­rer aucune uti­li­té ?
11. Voici que tous ses ado­ra­teurs seront confon­dus ; et les ouvriers ne sont que des hommes ! Qu’ils s’as­semblent tous, qu’ils se pré­sentent !… Ils trem­ble­ront et seront confon­dus tous ensemble,
12. l’ou­vrier en fer tra­vaille avec le ciseau, il passe son œuvre dans les char­bons embra­sés, il façonne avec le mar­teau ; il la tra­vaille d’un bras vigou­reux. Cependant, il a faim, et le voi­là sans force ; il ne boit pas d’eau, et le voi­là épui­sé !
13. L’ouvrier en bois tend le cor­deau, il trace la forme au crayon, la façonne avec le ciseau, la mesure au com­pas ; il en fait une figure d’homme ; la belle figure humaine, pour qu’elle loge dans une mai­son.
14. Un homme va cou­per des cèdres ; il prend des rouvres et des chênes ; il fait un choix par­mi les arbres de la forêt ; ou bien il plante des cèdres, et la pluie les fait croître.
15. Ce bois sert à l’homme pour briller ; il en prend pour se chauf­fer ; il en allume aus­si pour cuire son pain ; il en fait aus­si un dieu et il l’a­dore ; il en fabrique une idole, et il se pros­terne devant elle !
16. Il en a brû­lé au feu la moi­tié ; avec l’autre moi­tié, il apprête sa viande ; il cuit sort rôti et se ras­sa­sie. Il se chauffe aus­si et il dit : « Ah ! Ah ! Je me réchauffe ; je sens la flamme !« 
17. De ce qui en reste, il fait son dieu, son idole ; qu’il adore en se pros­ter­nant, devant laquelle il prie, en disant : « Délivre-​moi, car tu es mon Dieu !« 
18. Ils ne savent pas, ils n’en­tendent pas, car leurs yeux sont cou­verts pour ne pas voir ; et leurs cœurs pour ne pas com­prendre.
19. Et il ne rentre pas en soi-​même ; il n’a pas l’in­tel­li­gence et le bon sens de se dire : « J’en ai brû­lé la moi­tié au feu ; j’ai aus­si cuit du pain sur les braises ; j’ai rôti de la viande et je l’ai man­gée ; et avec le reste je ferais une abo­mi­na­tion, je me pros­ter­ne­rais devant un tronc d’arbre !« 
20. Il se repaît de cendres ; son cœur abu­sé l’é­gare. Il ne sau­ve­ra pas son âme et ne dira pas : « Ce qui est dans ma main n’est-​il pas men­songe ?« 
21. Souviens-​toi de ces choses, ô Jacob, ô Israël, parce que mon ser­vi­teur c’est toi ; je t’ai for­mé, mon ser­vi­teur ; c’est toi Israël, ne m’oublie pas. »

Isaïe XLIV, 6–21

Nous pour­rions faci­le­ment pen­ser que tout cela est bien vrai mais ne nous explique pas la phrase de Blanche de Castille. Et bien si, car l’idolâtrie est la forme la plus ultime de l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, et Blanche de Castille incarne au contraire l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi. Nous avons donc en pré­sence les deux cités de saint Augustin qui s’opposent sur cette très simple véri­té : nous sommes créés par Dieu et pour Dieu. Les ido­lâtres la nient caté­go­ri­que­ment et rendent cet hon­neur aux créa­tures, tan­dis que les saints en vivent à chaque ins­tant. Blanche de Castille était de ces âmes trem­pées qui ne savent pas stag­ner entre deux eaux, ména­geant la chèvre et le choux, mais qui avancent sans repos ni détour vers l’idéal qu’elles se sont fixé.

D’exagération ou d’excès, il n’y en a donc point, mais uni­que­ment une fer­veur qui fait toute notre admi­ra­tion et notre fier­té. Il ne nous reste plus qu’à l’imiter…

Application dans notre vie quotidienne :

Pour cela, nous ne don­ne­rons ici que deux petits points très simples en théo­rie, mais dif­fi­ciles à mettre en pratique.

Le pre­mier point consiste à ne pas avoir peur de pas­ser pour fou ! Cela peut sem­bler cocasse ou au contraire effrayant, mais une petite para­bole fera mieux com­prendre l’idée. Un homme fut pla­cé dans un train pen­dant son som­meil, sans qu’il s’aperçoive de quoi que ce soit. A son réveil, il est sur­pris de se retrou­ver dans ce train en marche et, un peu gêné, il demande à son voi­sin où va ce train. Sa sur­prise gran­dit en enten­dant cet homme, bla­sé, lui bou­gon­ner qu’il n’en sait rien et que cela ne l’intéresse pas ! Perplexe, notre pauvre gaillard reprend ses esprits et se risque à inter­ro­ger les autres occu­pants du wagon. Le voi­là alors com­plè­te­ment bou­le­ver­sé car il constate que per­sonne ne sait où va ce train et ne se pose même la ques­tion. Les voya­geurs y sont bien, rien ne leur manque et il passe pour un trouble-​fête en inquié­tant tout le monde avec ses his­toires de départ et d’arrivée, de début et de fin de voyage. Vous l’avez sans doute com­pris, cet homme est le chré­tien qui se demande qui l’a créé et pour­quoi ; que fait-​il en ce bas-​monde et où va-​t-​il ? Se poser toutes ces ques­tions dans notre monde c’est pas­ser pour illu­mi­né et impor­tun, mais qui est réel­le­ment fou ? La petite his­toire le montre clai­re­ment et pour­tant notre pauvre voya­geur dut être bien trou­blé et dut ter­ri­ble­ment pei­ner à gar­der les idées claires, à moins qu’il n’ait du recul sur la situa­tion et n’ait pas peur de pas­ser pour fou auprès de ses voisins !

Le deuxième point est de s’adonner à l’oraison quo­ti­dienne. Tous ces voya­geurs incons­cients ne se sou­cient pas de leur arri­vée parce qu’ils sont aveu­glés par les occu­pa­tions pré­sentes et secon­daires au point de perdre de vue les réa­li­tés futures et essen­tielles. Le seul moyen de ne pas som­brer dans cet aveu­gle­ment est de gar­der tou­jours ces réa­li­tés pré­sentes à notre esprit. Pour le chré­tien, il sera donc pri­mor­dial et très salu­taire de consa­crer un temps par­ti­cu­lier à l’oraison ou à la lec­ture médi­tée, afin d’entretenir son atta­che­ment aux réa­li­tés sur­na­tu­relles. Peu importe le résul­tat immé­diat, l’effet pro­duit dans l’âme, les lumières reçues ou non reçues, et même les dis­trac­tions (non accep­tées bien enten­du) qui occupent si sou­vent nos prières ; ce qui compte avant tout, c’est déjà de consa­crer un temps de notre jour­née exclu­si­ve­ment à Dieu parce que nous sommes créés par lui et pour lui. 

Alors les pro­pos de Blanche de Castille, « je pré­fère te voir mort plu­tôt que de te savoir en état de péché mor­tel », nous sem­ble­ront justes et adap­tés, et les appli­ca­tions actuelles se feront spon­ta­né­ment. Nous pré­fè­re­rons voir nos enfants mon­ter dans les arbres et se bles­ser que res­ter oisifs, nous pré­fè­re­rons les for­cer à aider à la mai­son plu­tôt que de les lais­ser traî­ner avec les jeunes de la rue, nous pré­fè­re­rons leur confier une débrous­sailleuse qu’un smart­phone, nous leur appren­drons natu­rel­le­ment que ne pas res­pec­ter les limites de vitesse ou ne pas por­ter de masque n’est pas une faute morale tan­dis que man­quer sa prière du matin ou du soir l’est, que les rela­tions entre jeunes hommes et jeunes filles sont sou­mises à des règles et non à notre bon plai­sir, etc. Mais… nous pas­se­rons pour illu­mi­nés et impor­tuns car, si nous y réflé­chis­sons bien, pour chaque exemple cité, il faut aujourd’hui du cran lorsque nous vou­lons les mettre en pra­tique. L’exemple de saint Louis nous aide­ra à tenir bon. Le monde était déjà fou à son époque puisque Joinville lui disait avec vigueur : « J’aimerai mieux avoir fait trente péchés mor­tels que d’être lépreux », et le saint roi, pro­fon­dé­ment mar­qué par les fer­ventes paroles de sa mère lui répondait :

« Vous avez par­lé comme un étour­di trop pres­sé, car vous devez savoir qu’il n’y a pas de lèpre aus­si affreuse que d’être en état de péché mor­tel, parce que l’âme qui est en état de péché mor­tel est sem­blable au diable. […] Je vous prie tant que je peux, de dis­po­ser votre cœur, pour l’amour de Dieu et de moi, à pré­fé­rer qu’arrive n’importe quel mal­heur à votre corps, lèpre ou toute autre mala­die, plu­tôt que le péché mor­tel vienne dans votre âme. »

Que ces saintes âmes qui ont fait la France et la chré­tien­té nous aident à vivre de cet idéal sur­na­tu­rel afin de ne pas mettre nos enfants dans le train de la vie sans avoir véri­fié qu’ils savent à quelle gare ils doivent descendre !

Abbé Loïc de Fraissinette

Source : Le Courrier de la Ville n°36