Le prix des minutes

Qui a l’ins­tant pré­sent, a Dieu ; et qui a Dieu, a tout.

Sainte Thérèse d’Avila

Quel homme n’a pas l’impression de vivre par­fois des temps morts, de perdre son temps ? Qui n’é­prouve fré­quem­ment l’ennui des tâ­ches rou­ti­nières ? La plu­part fuient la mono­to­nie du pré­sent : les jeunes ont ten­dance à se pro­je­ter dans l’avenir, n’attachant que peu de prix aux petits devoirs d’aujourd’hui ; les anciens à pri­vi­lé­gier le sou­ve­nir des bons jours de jadis, au détri­ment du bien qu’ils pour­raient faire actuel­le­ment. Certains res­sassent ce qu’ils ont subi ou bien se com­plaisent à se rap­pe­ler leurs suc­cès ; d’autres se tour­mentent vai­ne­ment du len­de­main, d’autres enfin noient tout sim­ple­ment le pré­sent dans le bruit ou la futi­li­té pro­po­sée par l’écran. Pendant ce temps, l’instant pré­sent s’enfuit et se perd…

La richesse de l’instant

Pourtant, la minute qui passe est la seule que nous puis­sions réel­le­ment maî­tri­ser. L’avenir est incer­tain et se réa­lise rare­ment comme on l’avait pré­vu. Le pas­sé est défi­ni­ti­ve­ment fixé, révo­lu, même si ses consé­quences demeurent.

Quand une minute est pas­sée, il n’y a pas de miracle qui puisse la faire reve­nir. Elle res­te­ra pour l’éternité telle que nous l’avons uti­li­sée. Si nous l’avons mal employée, aucun miracle ne pour­ra l’effacer.

Père Maximilien Kolbe

Seule la minute pré­sente repose entre nos mains, pour le bien ou pour le mal. Chacune est utile et nous enri­chit, car elle est don­née par Dieu, et il ne fait rien en vain. Être pré­sent à ce que l’on fait pro­cure la plé­ni­tude de la vie. Au simple point de vue natu­rel, il convient que l’homme, créa­ture rai­son­nable, agisse consciem­ment et volon­tai­re­ment [1], sans se lais­ser condui­re mol­le­ment par ses pas­sions ou par les évé­ne­ments. Mais au regard de la vie sur­na­tu­relle sur­tout, tous les actes doivent être au moins vir­tuel­le­ment ordon­nés à Dieu aimé par-​dessus tout. Ces minutes, qui paraissent minus­cules, sont donc pleines de valeur. Pendant qu’elles s’écoulent, rappelons-​nous que ce qui existe, ce n’est pas seule­ment notre corps, notre sen­si­bi­li­té dou­lou­reu­se­ment ou agréa­ble­ment impres­sion­née, mais aus­si notre âme spi­ri­tuelle et immor­telle, la grâce actuelle qui nous arrive, le Christ qui influe sur nous, la sainte Trinité qui habite en nous [2].

A chaque ins­tant, Dieu nous pré­sente un devoir, petit ou grand, accom­pa­gné d’une grâce pour bien l’accomplir. Ce que nous fai­sons importe beau­coup moins que la façon dont nous l’accomplissons : avec dis­trac­tion, par vani­té, ou bien soi­gneu­se­ment et par amour de Dieu.

Considérons la vie de Jésus, notre modèle. Perdait-​il son temps dans son ber­ceau, en dor­mant ? Pendant sa vie publique, n’a‑t-il pas mar­ché de longs moments sur les routes, à pied, fati­gué ? Du temps per­du, semble-​t-​il… Non ! Ce temps avait sa valeur, comme celui pas­sé à évan­gé­li­ser les foules.

Se rendre attentif à Dieu

Lorsque nous sommes atten­tifs à ce que Dieu attend de nous et à ce qu’il nous donne, l’instant pré­sent devient le lieu pri­vi­lé­gié de notre ren­contre filiale et amou­reuse avec lui. Il est le seul moment où Dieu puisse être aimé en véri­té. La vie ne subit plus alors de divi­sion entre de longues phases d’activité pure­ment natu­relle et quelques moments consa­crés à Dieu : toute la jour­née devient une prière, au sens d’une ami­tié actuelle avec Dieu que l’on sait présent.

La men­ta­li­té maté­ria­liste contem­po­raine n’attache de prix qu’à la pro­duc­tion d’œuvres exté­rieures quan­ti­fiables. La vie chré­tienne fait pas­ser au contraire au pre­mier plan l’activité inté­rieure et cachée de l’âme, dans le don de soi à Dieu et au pro­chain, dans l’intention pure, la géné­ro­si­té qui anime les tra­vaux. Une jour­née bien rem­plie, c’est tout sim­ple­ment celle où nous nous sommes conten­tés d’être dis­po­nibles à l’événement quel qu’il soit, atten­tifs à Dieu et au pro­chain, même si nous n’avons pas pu y accom­plir la moi­tié du tra­vail pré­vu. Dans cette optique, elle ne com­porte plus de « minutes grises », de moments inin­té­res­sants ou inef­fi­caces. Les par­cours rou­tiers et leurs embou­teillages, les queues aux gui­chets, les tâches ména­gères quo­ti­diennes, peuvent se trans­for­mer en plon­gées spi­ri­tuelles fécondes, si nous les accep­tons comme volon­té de Dieu, si nous y recon­nais­sons une occa­sion de nous tour­ner vers lui.

Paix intérieure

Comment une seule seconde de notre vie pourrait-​elle être un temps mort, puisqu’elle nous vient de la Providence ?

Dieu désire tant notre salut et nous aime tel­le­ment qu’il fait tou­jours ce qui est le meilleur pour nous.

Sainte Catherine de Ricci

L’instant vécu dans une pré­sence de Dieu la plus consciente et actuelle pos­sible assure à l’âme la paix en toutes cir­cons­tances, car le chré­tien n’est plus jamais seul ni oublié ni aban­don­né à ses seules forces ; il éprouve paix et joie, mal­gré les dif­fi­cul­tés de la vie ici-bas.

Dans la foi et l’amour, vivons la minute pré­sente tou­jours sans pré­oc­cu­pa­tion de celle qui sui­vra. Elle doit nous suf­fire, elle est pleine de Dieu, de son infi­nie ten­dresse. Que faut-​il de plus ? L’éternité elle-​même, dans le fond, nous donnera-​t-​elle autre chose ? [3]

Ne pas­sons plus à côté des tré­sors de l’instant présent !

Une seule chose compte, c’est l’instant pré­sent, c’est la minute qui passe, c’est l’amour infi­ni que Dieu a mis dans cha­cune de ces minutes

Dom Augustin Guillerand, O. Cart.

Fr. Raymond O. P.

Source : Rosarium, Lettre des domi­ni­cains de Saint-​Paul-​de-​Serre, n°6, Printemps-​été 2020.

Notes de bas de page
  1. Il n’est évi­dem­ment pas ques­tion ici des actes pure­ment végé­ta­tifs, qui échappent à la volon­té humaine ou sont natu­rel­le­ment spon­ta­nés : pul­sa­tions car­diaques, diges­tion, res­pi­ra­tion, etc.[]
  2. P. Réginald GARRIGOU-​LAGRANGE O.P., « La grâce du moment pré­sent », La Vie Spirituelle, t. XXX, n° 2.[]
  3. P. Marie-​Étienne VAYSSIÈRE O.P., Croire et vivre, Fribourg, Éditions Saint-​Paul, 1974, p. 74.[]

Dominicain du Rosaire