Saint Dominique et la huitième béatitude

Saint Dominique

« Heureux ceux qui souffrent per­sé­cu­tion ».
Il y a 800 ans, le Père des Prêcheurs mour­rait sans avoir pu réa­li­ser son rêve du mar­tyre. Mais ses fils se mon­trèrent dignes de leur père.

Souffrir pour la justice

Heureux ceux qui souffrent per­sé­cu­tion pour la jus­tice, car le royaume des cieux est à eux ! Heureux serez-​vous, lorsqu’on vous insul­te­ra, qu’on vous per­sé­cu­te­ra, et qu’on dira faus­se­ment toute sorte de mal contre vous, à cause de moi. Réjouissez-​vous et soyez dans l’allégresse, parce que votre récom­pense est grande dans les cieux.

Mt. 5, 10–12

Le para­doxe atteint un som­met avec cette der­nière béa­ti­tude. Notre-​Seigneur avait conscience d’exiger beau­coup de ses dis­ciples, d’où son insis­tance sur la récom­pense : « Heureux… heu­reux… réjouissez-​vous ». A l’inverse, nous pré­vient l’Apocalypse, « Malheur ! Malheur ! Malheur à ceux qui habitent la terre [1] » c’est-à-dire à ceux dont les affec­tions et les pré­oc­cu­pa­tions vont aux plai­sirs, aux richesses et aux hon­neurs de ce monde. A la veille de se livrer pour notre salut, le Sauveur revient sur le sujet :

Si vous étiez du monde, le monde aime­rait ce qui lui appar­tien­drait en propre. Mais parce que vous n’êtes pas du monde, et que je vous ai choi­sis du milieu du monde, à cause de cela, le monde vous hait. Souvenez-​vous de la parole que je vous ai dite ; Le ser­vi­teur n’est pas plus grand que le maître. S’ils m’ont per­sé­cu­té, ils vous per­sé­cu­te­ront, vous aussi. 

Jn 15, 19–2

Les Apôtres retinrent la leçon. Ayant été trans­for­més par l’action de l’Esprit-Saint, ils ne crai­gnirent plus d’affronter les forces hos­tiles de ce monde :

Eux donc s’en allèrent joyeux de devant le san­hé­drin, parce qu’ils avaient été jugés dignes de souf­frir des opprobres à cause du nom (de Jésus).

Act. 5, 41

La hui­tième béa­ti­tude est une confir­ma­tion et une expli­ca­tion de toutes celles qui pré­cèdent. Car, du fait qu’un homme est confir­mé dans la pau­vre­té d’esprit, dans la dou­ceur et dans toute la suite des béa­ti­tudes, il en résulte qu’aucune per­sé­cu­tion ne l’éloigne de ces biens, à savoir les œuvres accom­plies par les sept autres béa­ti­tudes et par les sept dons. Aussi la hui­tième béa­ti­tude se rapporte-​t-​elle d’une cer­taine manière aux sept pré­cé­dentes [2]. Il convient de remar­quer, tou­te­fois, que le bon­heur n’est pro­mis qu’à ceux qui souffrent pour la jus­tice. Saint Augustin montre que par « jus­tice », il faut entendre la foi et la charité :

Combien d’hérétiques, en effet, que nous voyons séduire les âmes au nom de Jésus-​Christ, ont à sup­por­ter de sem­blables épreuves, et cepen­dant ils n’auront aucune part à cette récom­pense, parce que Notre-​Seigneur n’a pas seule­ment dit : « Bienheureux ceux qui souffrent per­sé­cu­tion » mais il ajoute : « pour la jus­tice. » Or, en dehors de la vraie foi, il n’y a point, il ne peut y avoir de jus­tice, parce que le juste vit de la foi. Que les schis­ma­tiques ne se flattent point d’avoir plus de droits à cette récom­pense, car, sans la cha­ri­té encore, il ne peut y avoir de jus­tice, et l’amour du pro­chain n’opère point le mal. Or, s’ils avaient la cha­ri­té, déchireraient-​ils, comme ils le font, le corps de Jésus-​Christ, qui est l’Église ? On ne suit vrai­ment Jésus-​Christ que lorsqu’on porte le nom de chré­tien, en vivant selon la vraie foi et les règles de la doc­trine catholique.

Saint Augustin, Exposition sur le ser­mon sur la mon­tagne [3]

Ceux qui souffrent per­sé­cu­tion pour la jus­tice sont donc les chré­tiens mal­trai­tés par les impies en haine de leur atta­che­ment aux droits divins, à leur devoir, à la conser­va­tion de leur inno­cence, au sou­tien de la véri­té, à la défense de la ver­tu oppri­mée. Ils sont per­sé­cu­tés par l’injure, le men­songe, la haine, l’exclusion et toutes sortes de mau­vais trai­te­ments. Mais parce qu’ils endurent ces tri­bu­la­tions pour la jus­tice, ils sont bien­heu­reux. « Le seul témoi­gnage de leur inno­cence leur serait une féli­ci­té ; et les per­sé­cu­tions créent pour eux un titre à pos­sé­der le royaume des cieux, s’ils les souffrent avec sou­mis­sion à la Providence… Dieu, qui a été l’occasion, la cause et la fin de leurs souf­frances, sera lui-​même leur récom­pense, leur cou­ronne et leur gloire [4]. »

Désir d’un Père mis en œuvre par ses fils

Qu’on relise l’étude des sept pre­mières béa­ti­tudes vécues par saint Dominique, et l’on ne pour­ra que conclure : cet homme de feu avait une âme de mar­tyre. De fait, il nour­ris­sait depuis sa jeu­nesse le désir de par­tir évan­gé­li­ser les Cumans. C’était, il le savait, aller au-​devant d’une mort cruelle. Le sou­ve­rain Pontife, consul­té à ce sujet, s’opposa à son des­sein. « Dieu agis­sait mys­té­rieu­se­ment dans cette affaire, réser­vant à la mois­son féconde d’un autre genre de salut les labeurs d’un si grand homme [5]. » Dominique se dépen­sa alors sans comp­ter aux œuvres que la Providence lui avait assi­gnées, immo­lé à la tâche. La nature même de sa mis­sion était propre à lui atti­rer les haines des impies. « Le lan­gage de la véri­té, explique saint Augustin, attire ordi­nai­re­ment des per­sé­cu­tions, et cepen­dant la crainte de la per­sé­cu­tion n’a jamais empê­ché les anciens pro­phètes d’annoncer hau­te­ment la véri­té [6]. »

Si saint Dominique savait un vil­lage où sa vie était en dan­ger, il y cou­rait et le tra­ver­sait en chan­tant. Frère Jean d’Espagne témoigne au pro­cès de Bologne que « maintes fois il l’a enten­du expri­mer son désir d’être fla­gel­lé et cou­pé en mor­ceaux et de mou­rir pour la foi de Jésus-​Christ [7]. » Un jour, entre Prouille et Fanjeaux, des assas­sins l’attendaient, embus­qués dans un che­min creux. 

Dominique s’en doute. Mais il s’avance, l’allure joyeuse, et il chante. Probablement l’Ave maris stel­la ou le Veni Creator qu’il aime à dire dans les moments périlleux du voyage. Ce calme joyeux, cette intré­pi­di­té désarme les sol­dats. Ils le laissent pas­ser et l’avouent à leurs com­met­tants héré­tiques, peut-​être che­va­liers de Fanjeaux. Ceux-​ci, par cynisme, ou plu­tôt par l’un de ces retour­ne­ments de la psy­cho­lo­gie qui sont fré­quents par­mi les féo­daux, en parlent à Dominique. N’a‑t-il donc pas peur de la mort ? Qu’aurait-il fait, s’il était tom­bé aux mains de ses enne­mis ? « Je vous aurais prié, répond-​il, de ne pas me bles­ser mor­tel­le­ment tout de suite, mais de pro­longer mon mar­tyre en muti­lant un par un tous mes membres. Ensuite de me faire pas­ser sous les yeux les tron­çons de ces membres cou­pés, de m’arracher alors les yeux, enfin de lais­ser le tronc bai­gner dans son sang ou de l’achever tout à fait. Ainsi, par une mort plus lente, je méri­te­rais la cou­ronne d’un plus grand martyre ». 

R.P. Vicaire O.P., Histoire de saint Dominique [8]

Le Père des Prêcheurs est mort sans avoir pu réa­li­ser son rêve du mar­tyre, suprême témoi­gnage qu’il eût vou­lu rendre à la véri­té. Mais il venait de fon­der un Ordre « gar­dien de la véri­té », qui ne man­que­rait pas, par consé­quent, de pro­cu­rer ce témoi­gnage du sang. Les fils se mon­trèrent dignes de leur père. « La géné­ro­si­té des Prêcheurs à mener la lutte contre l’hérésie, sur les indi­ca­tions de la Papauté, leur valut d’être pour­sui­vis avec rage par tout ce qui tra­vaillait alors à la des­truc­tion de la socié­té chré­tienne. Nombreux furent les mar­tyrs. Ils tom­bèrent de tous côtés [9]. » Beaucoup furent d’autre part vic­times des bar­bares en pays de mis­sions. Un siècle après la fon­da­tion de l’Ordre, le cha­pitre géné­ral de Valence ayant ordon­né le recen­se­ment de nos mar­tyrs de 1234, date de la cano­ni­sa­tion de saint Dominique, à 1335, les cou­vents envoyèrent 13 270 noms. Ce n’était pour­tant qu’un début. A chaque siècle et dans les lieux les plus divers (Europe, Asie, Amérique, Afrique…), l’Ordre a don­né le témoi­gnage suprême de l’amour et s’est mon­tré digne de son fon­da­teur à l’âme de martyre.

« Le Royaume des cieux est à eux »

Comme la hui­tième béa­ti­tude est une sorte de confir­ma­tion de toutes les autres, les récom­penses de toutes les béa­ti­tudes lui sont dues. Voilà pour­quoi on revient à la récom­pense pro­mise au début – « le royaume des cieux » – pour faire com­prendre que lui sont attri­buées logi­que­ment toutes les récom­penses [10]. Et ain­si, ces deux degrés extrêmes com­mu­niquent leur per­fec­tion aux degrés intermédiaires.

La sep­tième manière de prier de saint Dominique mani­feste qu’en lui s’harmonisaient toutes les béa­ti­tudes et leurs récompenses :

On le voyait sou­vent aus­si se dres­ser de toute sa taille vers le ciel, à la manière d’une flèche qu’un arc bien ten­du aurait lan­cée droit dans l’azur. Il éle­vait au-​dessus de la tête les mains for­te­ment ten­dues, jointes l’une contre l’autre, ou légè­re­ment ouvertes comme pour rece­voir quelque chose du ciel. On croit qu’il était alors l’objet d’un accrois­se­ment de grâce et que, ravi à lui-​même, il obte­nait de Dieu, pour l’ordre dont il avait jeté les fon­de­ments, les dons du Saint-​Esprit ; pour lui-​même et pour les frères, un peu de la sua­vi­té délec­table qui se trouve dans les actes des béa­ti­tudes et qui fait qu’on s’estime heu­reux dans les rigueurs de la pau­vre­té, l’amertume de la dou­leur, la vio­lence de la per­sé­cu­tion, la faim et la soif de la jus­tice, les étreintes de la misé­ri­corde, et qu’on se main­tient dans une joyeuse fer­veur, pour l’observance des pré­ceptes et la pra­tique des conseils évan­gé­liques. Dans ces moments, le saint père sem­blait entrer comme à la déro­bée dans le Saint des Saints, et jusqu’au troi­sième ciel aus­si, après une telle prière, s’il avait à cor­ri­ger, à don­ner quelques avis ou à prê­cher, il se com­por­tait vrai­ment comme un prophète. 

R.P. Vicaire O.P., Septième manière de prier de saint Dominique [11].

Et aujourd’hui ?

Si saint Dominique reve­nait par­mi nous aujourd’hui, il aurait à lut­ter contre le néo-​modernisme, mais aus­si contre une grave erreur répan­due jusque dans nos élites. Une dame vint un jour trou­ver saint François de Sales, pour le prier de la rele­ver des cen­sures qu’elle avait encou­rues par le péché d’hérésie. Le saint, qui connais­sait la répu­ta­tion de pié­té de cette dame fut très sur­pris, et lui deman­da com­ment elle pou­vait être tom­bée dans l’hérésie. « C’est, Monseigneur, lui répondit-​elle, que jusqu’à pré­sent je n’avais jamais cru véri­ta­ble­ment à l’enseignement de Jésus-​Christ dans son ser­mon sur la mon­tagne : Bienheureux les pauvres ; Bienheureux ceux qui pleurent ; Bienheureux ceux qui souffrent ; Bienheureux ceux qui ont faim et soif ; tou­jours, au contraire, je regar­dais ces états comme un mal­heur ». A ce compte-​là, n’y aurait-​il pas bon nombre d’hérétiques par­mi nous ?

Daigne le glo­rieux saint Dominique inter­cé­der pour notre conver­sion en pro­fon­deur, et nous entraî­ner par son exemple à la pra­tique des béa­ti­tudes évan­gé­liques, qui ont fait de lui un homme si heu­reux ici-​bas et lui ont valu l’auréole des saints dans le Royaume des cieux !

Fr. Thomas O.P.

Notes de bas de page

  1. Apoc. 8, 13.[]
  2. Saint Thomas d’Aquin, Summa theo­lo­gi­ca, I‑II, 69, 3, ad5.[]
  3. l. I, c.2, in Œuvres com­plètes de saint Augustin, Louis Vivès, Paris, 1869, t. IX, p. 28–29.[]
  4. R.P. CORMIER, L’instruction des Novices, Paris, Poussièlgue, 1905, p. 649–650[]
  5. B. Jourdain de Saxe, Libellus de ini­tiis Ordinis Prædicatorum, n. 17[]
  6. Saint Augustin, Exposition sur le ser­mon sur la mon­tagne, l. I, c.2, in Œuvres com­plètes de saint Augustin, Louis Vivès, Paris, 1869, t. IX, p. 30.[]
  7. Frère Jean d’Espagne, dépo­si­tion au pro­cès de Bologne, juillet 1233.[]
  8. Cerf, 1957, t. I, p. 311.[]
  9. R.P. Bernadot, L’Ordre des Frères Prêcheurs, Librairie saint-​Maximin, 1922, p. 182.[]
  10. Saint Thomas d’Aquin, Summa theo­lo­gi­ca, I‑II, 69, 4, ad2[]
  11. in Saint Dominique de Caleruega
    d’après les docu­ments du XIIIᵉ siècle, Le Cerf, Paris, 1955, p. 268–269[]