La pureté de cœur de saint Dominique

« Bienheureux les cœurs purs, car ils ver­ront Dieu »

Cette béa­ti­tude vient par­fai­te­ment après les cinq pre­mières, car sans les ver­tus qui pré­cèdent, Dieu ne peut créer dans l’homme un cœur pur. Les sixième et sep­tième béa­ti­tudes sont celles de la vie contem­pla­tive, pré­pa­rée par la vie chré­tienne active. La contem­pla­tion implique en effet la pure­té de cœur et la paix inté­rieure (« bien­heu­reux les paci­fiques »). La pure­té de cœur est l’effet du don de crainte, si par « cœur » on entend le siège des affec­tions. Notre cœur doit se déga­ger des pas­sions déré­glées de l’amour sen­ti­men­tal pour rece­voir la véri­té sur­na­tu­relle et évi­ter avec soin de perdre l’amitié divine. Mais si par le « cœur », on entend le fond intime de l’âme, comme lorsqu’on dit « le cœur d’un fruit », « le cœur de la ques­tion », la pure­té sera plus exac­te­ment un effet du don d’intelligence.

« Il y a, explique le Docteur angé­lique, une double pure­té. L’une sert de pré­am­bule et de dis­po­si­tion à la vision de Dieu : elle consiste à puri­fier le sen­ti­ment de ses affec­tions désor­don­nées ; cette pure­té de cœur s’obtient assu­ré­ment par les ver­tus et les dons qui se rat­tachent à la puis­sance appé­ti­tive [c’est-à-dire les ver­tus qui tournent autour de la force et de la tem­pé­rance, et le don de crainte]. Mais l’autre pure­té de cœur est celle qui est comme un achè­ve­ment en vue de la vision divine ; c’est à coup sûr une pure­té de l’esprit, puri­fié des phan­tasmes et des erreurs, de telle sorte que ce qui est dit de Dieu ne soit plus reçu par manière d’images cor­po­relles, ni selon des défor­ma­tions hérétiques((Saint THOMAS D’AQUIN, Somme théo­lo­gique, II-​II, 8,7.)) ».

En effet, pour que l’Esprit-Saint puisse nous don­ner une intel­li­gence pro­fonde des véri­tés de foi, il faut que notre « cœur » ‒ à savoir notre men­ta­li­té pro­fonde ‒ soit puri­fié des images sen­sibles et des fan­tômes d’imagination que nous mêlons à notre foi. Il faut encore que nous soyons pré­ser­vés ou puri­fiés des erreurs sur Dieu, sur le Christ, sur notre reli­gion. Trop sou­vent, nous défor­mons Dieu en intro­dui­sant les imper­fec­tions humaines dans les per­fec­tions divines. Le prin­ci­pal obs­tacle à cette puri­fi­ca­tion du cœur est l’esprit-propre. « A nous en déli­vrer entiè­re­ment tra­vaille la béa­ti­tude des cœurs purs, opé­ra­tion du don d’intelligence. Alors le regard inté­rieur deve­nu lim­pide, l’âme libé­rée des fan­tômes qui la han­taient, notre esprit ne fai­sant qu’un avec celui de Dieu, nous pou­vons suivre les ins­pi­ra­tions de l’esprit d’intelligence, péné­trer au cœur des réa­li­tés divines et goû­ter une quié­tude toute divine, avant-​goût et image de la quié­tude et de la dou­ceur de la vision béatifique((Père Marie-​Hugues LAVOCAT, L’Esprit de véri­té et d’amour, Librairie saint-​Dominique, Paris, 1968, p. 445.)) ».

C’est à cet heu­reux état qu’est par­ve­nu ici-​bas saint Dominique, dont l’exemple nous entraîne.

« Vierge de corps et d’esprit »

Nombreux sont les témoi­gnages au pro­cès de cano­ni­sa­tion qui men­tionnent la chas­te­té de saint Dominique. « Pour moi, déclare frère Étienne, j’ai la ferme convic­tion que frère Dominique est res­té vierge de corps et d’esprit jusqu’à la fin de sa vie. C’est moi qui enten­dais ses confes­sions, et jamais je n’ai pu conclure de ses accu­sa­tions qu’il ait com­mis un seul péché mortel((Déposition de Frère ETIENNE au pro­cès de cano­ni­sa­tion de Bologne, août 1233.)) ».

Dès sa jeu­nesse, Dominique s’exerça à la pra­tique de toutes les ver­tus qui contri­buent à rendre le cœur pur. Il mor­ti­fiait sa chair pour le cou­cher, le boire et le man­ger((« Aussi, remarque Thierry d’Apolda, son cœur ne fut-​il jamais appe­san­ti ni la viva­ci­té de son esprit obs­cur­cie par la nour­ri­ture don­née à son corps. » Nous avons déjà racon­té com­ment il jeû­na au pain et à l’eau froide pen­dant tout un carême. Or, « lorsque Pâques arri­va, il était plus frais et plus vigou­reux qu’auparavant. Il se nour­ris­sait en effet à l’intérieur d’un ali­ment invi­sible, et son âme se rem­plis­sait de la dou­ceur de Dieu comme de graisse et de chair. » Thierry d’Apolda, Vie de saint Dominique, in Acta Sanctorum, août, tome 1.)). Il recher­chait la soli­tude, afin de médi­ter la sainte Écriture et les écrits des Pères, pour s’épancher ensuite dans de fer­ventes oraisons.

Il allait pour­tant vers les hommes, mais pour leur com­mu­ni­quer les fruits de sa contem­pla­tion. Son lan­gage lui-​même reflé­tait la pure­té de son âme : « Il s’abstenait de paroles oiseuses et il par­lait tou­jours avec Dieu ou de Dieu »((Déposition de Frère GUILLAUME de MONTFERRAT au pro­cès de cano­ni­sa­tion de Bologne, août 1233.)). « Je n’ai jamais enten­du tom­ber de ses lèvres la moindre parole vaine, et pour­tant j’ai beau­coup vécu dans son inti­mi­té((Déposition de sœur BÉCÉDA, moniale de Sainte-​Croix, au pro­cès de cano­ni­sa­tion de Toulouse, 1233.)) ».

Dominique veille tou­jours à sa pure­té d’intention, sans laquelle les meilleures œuvres perdent leur mérite sur­na­tu­rel. Ainsi, il exige que tel ou tel miracle qu’il a accom­pli ne soit publié qu’après sa mort. Il va jusqu’à mena­cer le Souverain Pontife de quit­ter Rome pour tou­jours, si celui ‑ci répand la nou­velle de la résur­rec­tion d’un enfant qu’il vient d’opérer.Le Pape doit céder.

Comme la foi en Jésus-​Christ pro­duit la pre­mière puri­fi­ca­tion du cœur, rien d’étonnant aus­si que notre bien­heu­reux Père ait mis tant de zèle à la défendre et à la pro­pa­ger. Maître Arnaud de Crampagna témoigne que « le Seigneur Dominique était assi­du à pour­suivre les héré­tiques et à les réfu­ter, tant par la parole que par l’exemple d’une vie sainte. Il tra­vaillait avec une ardeur infa­ti­gable à pro­mou­voir la paix et la foi, sans craindre de s’exposer pour elles à de nom­breux périls((Déposition au pro­cès de cano­ni­sa­tion de Toulouse, 1233.)) ».

Il importe aus­si de pré­ci­ser que la pure­té de saint Dominique n’avait rien de froid ni d’insensible comme le sou­ligne le Père Calmel : « Il était d’une pure­té non seule­ment totale mais dif­fu­sive, dési­rée des pauvres et redou­tée des démons »((Père CALMEL, « Pourquoi j’aime saint Dominique », texte de 1952.)). Dieu se plut à mar­quer par des signes exté­rieurs la pure­té de son ser­vi­teur : Déjà dans le cloître d’Osma, « il devint pour les autres le par­fum qui conduit à la vie, sem­blable à l’encens qui embaume dans les jours d’été((Bx JOURDAIN DE SAXE O. P., Libellus de ini­tiis Ordinis fra­trum præ­di­ca­to­rum, cha­pitre 1.)) ». Il faut voir dans ces pro­pos plus qu’une méta­phore : « Un jour qu’il célé­brait la messe à Bologne, dans une fête solen­nelle, un étu­diant s’approcha au moment de l’offertoire et lui bai­sa la main. Or, ce jeune homme était livré à une grande incon­ti­nence, dont pro­ba­ble­ment il cher­chait la gué­ri­son. Il sen­tit, en bai­sant la main de saint Dominique, un par­fum qui lui révé­la tout d’un coup l’honneur et la joie des cœurs purs, et depuis ce moment, avec la grâce de Dieu, il sur­mon­ta la cor­rup­tion de ses penchants((Père LACORDAIRE, Vie de saint Dominique, Le Cerf, 1960, p. 262.)) ».

Jusque dans la tombe, Dominique répan­dit la bonne odeur du Christ. Jourdain de Saxe, pré­sent à la trans­la­tion de 1233, témoigne : « Dès que la dalle est enle­vée, une odeur mer­veilleuse com­mence à s’exhaler de l’orifice. Stupéfaits, les assis­tants se demandent ce qu’est cette fra­grance. On donne l’ordre de reti­rer la planche qui ferme le cer­cueil et voi­ci sur­pas­sés, nous dit-​on, bou­tiques de par­fums, para­dis des arômes, jar­dins de roses, champs de lis et de vio­lettes et la sua­vi­té de tout genre de fleurs((Cité par VICAIRE, Saint Dominique de Caleruega, Le Cerf, 1954, p. 108.)) ».

Fondateur d’un Ordre apostolique

Ne per­dons pas de vue que saint Dominique se devait d’être un modèle très accom­pli de pure­té parce qu’il avait été élu par Dieu pour don­ner nais­sance à une grande famille reli­gieuse, vouée à l’apostolat pour le salut des âmes. Au moment de mou­rir, conscient de sa mis­sion, il appe­la auprès de lui douze des plus anciens et des plus graves d’entre les frères, et il fit tout haut en leur pré­sence la confes­sion géné­rale de sa vie à frère Ventura. Quand elle fut ter­mi­née, il leur dit : « La misé­ri­corde de Dieu m’a conser­vé jusqu’à ce jour une chair pure et une vir­gi­ni­té sans tache ; si vous dési­rez la même grâce, évi­tez tout com­merce sus­pect. C’est la garde de cette ver­tu qui rend le ser­vi­teur de Dieu agréable au Christ, et qui lui donne gloire et cré­dit devant le peuple. Persistez à ser­vir le Seigneur dans la fer­veur de l’esprit ; appliquez-​vous à sou­te­nir et à étendre cet ordre qui n’est que com­men­cé ; soyez stables dans la sain­te­té, dans l’observance régu­lière, et crois­sez en vertu((THIERRY D’APOLDA, Vie de saint Dominique, in Acta Sanctorum, août, tome 1.)) ».

Un Ordre voué à l’étude assi­due de la véri­té sacrée doit culti­ver l’abstinence et la chas­te­té, qui dis­posent excel­lem­ment à la per­fec­tion de l’opération intellectuelle((Saint THOMAS D’AQUIN, Somme Théologique, II-​II, 15, 3.)). La sen­sua­li­té, dit ailleurs le Docteur angé­lique, trouve dans les études sacrées un remède effi­cace, car elle détourne l’esprit de la pen­sée de ces dérè­gle­ments, et elle mor­ti­fie la chair par le labeur qu’elle impose. « Si notre Ordre est si aus­tère, explique le Père Clérissac, c’est sur­tout pour défendre sa pureté((Père CLÉRISSAC, l’Esprit de saint Dominique, Editions de la Vie spi­ri­tuelle, St-​Maximin, 1924, p. 206.)) », pure­té indis­pen­sable au contem­pla­tif comme au pré­di­ca­teur qu’est tout fils de saint Dominique. Rien ne montre mieux le rap­port intime entre l’ascèse, la science et le zèle des âmes que ces lignes du Dialogue de sainte Catherine :

« Si tu regardes la barque de ton père Dominique, mon fils bien-​aimé, tu ver­ras qu’il y a par­fai­te­ment tout dis­po­sé pour m’honorer et sau­ver les âmes par la lumière de la science […] Comme bien spé­cial, il choi­sit la lumière de la science, afin de détruire les erreurs qui s’étaient éle­vées de son temps. Il prit la charge du Verbe, mon Fils unique, et il parut comme un apôtre dans le monde, tant il sema ma parole avec ardeur, dis­si­pant les ténèbres et répan­dant par­tout la lumière […] Sur quelle table prenait-​il avec ses enfants la lumière de la science ? sur la table de la Croix, qui est la table des saints dési­rs, où on se ras­sa­sie des âmes en mon hon­neur. Dominique vou­lait que ses enfants fussent sans cesse occu­pés à cette table pour cher­cher, à la lumière de la science, la gloire de mon nom et le salut des âmes((Sainte CATHERINE DE SIENNE, Le Dialogue, ch. 158, tra­duc­tion Cartier.)) ».

Voir Dieu

La récom­pense pro­mise aux cœurs purs est de voir Dieu. Saint Dominique le voyait en toutes choses, dans les hommes, dans les évé­ne­ments, mais sur­tout dans les mys­tères de notre reli­gion. « Souvent, quand on éle­vait le Corps du Christ à la messe, il était à ce point trans­por­té en esprit qu’il sem­blait voir la pré­sence du Christ incar­né. Aussi, pen­dant long­temps n’assista-t-il pas à la messe avec les autres((CONSTANTIN D’ORVIETO, Legenda sanc­ti Dominici.)) ».

Dans la mesure où nous ren­drons témoi­gnage à la divi­ni­té de Notre-​Seigneur par la fer­me­té de notre foi, et à son huma­ni­té par notre appli­ca­tion à imi­ter ses ver­tus et ses œuvres, nous serons faits nous aus­si par­ti­ci­pants des com­mu­ni­ca­tions divines et de la béa­ti­tude éter­nelle des cœurs purs, tel que Jean de Saint-​Thomas nous la décrit :

« Dans la patrie l’âme est tel­le­ment absor­bée par la vision dans la pré­sence elle-​même de la divi­ni­té, que dans l’esprit et l’affection mêmes par quoi elle adhère à Dieu et goûte sa dou­ceur, elle le touche et le connaît mys­ti­que­ment, non pas d’une manière quel­conque, mais en telle sorte que Dieu lui-​même est tout en elle : en tout ce qu’elle voit en soi et hors de soi, elle touche Dieu, elle savoure Dieu, comme enivrée et débor­dant de la plé­ni­tude de la divinité((JEAN DE SAINT-​THOMAS, Les Dons du Saint-​Esprit, Le Cerf, 1930, p. 126.)) ».

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