« Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu »
Cette béatitude vient parfaitement après les cinq premières, car sans les vertus qui précèdent, Dieu ne peut créer dans l’homme un cœur pur. Les sixième et septième béatitudes sont celles de la vie contemplative, préparée par la vie chrétienne active. La contemplation implique en effet la pureté de cœur et la paix intérieure (« bienheureux les pacifiques »). La pureté de cœur est l’effet du don de crainte, si par « cœur » on entend le siège des affections. Notre cœur doit se dégager des passions déréglées de l’amour sentimental pour recevoir la vérité surnaturelle et éviter avec soin de perdre l’amitié divine. Mais si par le « cœur », on entend le fond intime de l’âme, comme lorsqu’on dit « le cœur d’un fruit », « le cœur de la question », la pureté sera plus exactement un effet du don d’intelligence.
« Il y a, explique le Docteur angélique, une double pureté. L’une sert de préambule et de disposition à la vision de Dieu : elle consiste à purifier le sentiment de ses affections désordonnées ; cette pureté de cœur s’obtient assurément par les vertus et les dons qui se rattachent à la puissance appétitive [c’est-à-dire les vertus qui tournent autour de la force et de la tempérance, et le don de crainte]. Mais l’autre pureté de cœur est celle qui est comme un achèvement en vue de la vision divine ; c’est à coup sûr une pureté de l’esprit, purifié des phantasmes et des erreurs, de telle sorte que ce qui est dit de Dieu ne soit plus reçu par manière d’images corporelles, ni selon des déformations hérétiques[1] ».
En effet, pour que l’Esprit-Saint puisse nous donner une intelligence profonde des vérités de foi, il faut que notre « cœur » ‒ à savoir notre mentalité profonde ‒ soit purifié des images sensibles et des fantômes d’imagination que nous mêlons à notre foi. Il faut encore que nous soyons préservés ou purifiés des erreurs sur Dieu, sur le Christ, sur notre religion. Trop souvent, nous déformons Dieu en introduisant les imperfections humaines dans les perfections divines. Le principal obstacle à cette purification du cœur est l’esprit-propre. « A nous en délivrer entièrement travaille la béatitude des cœurs purs, opération du don d’intelligence. Alors le regard intérieur devenu limpide, l’âme libérée des fantômes qui la hantaient, notre esprit ne faisant qu’un avec celui de Dieu, nous pouvons suivre les inspirations de l’esprit d’intelligence, pénétrer au cœur des réalités divines et goûter une quiétude toute divine, avant-goût et image de la quiétude et de la douceur de la vision béatifique[2] ».
C’est à cet heureux état qu’est parvenu ici-bas saint Dominique, dont l’exemple nous entraîne.
« Vierge de corps et d’esprit »
Nombreux sont les témoignages au procès de canonisation qui mentionnent la chasteté de saint Dominique. « Pour moi, déclare frère Étienne, j’ai la ferme conviction que frère Dominique est resté vierge de corps et d’esprit jusqu’à la fin de sa vie. C’est moi qui entendais ses confessions, et jamais je n’ai pu conclure de ses accusations qu’il ait commis un seul péché mortel[3] ».
Dès sa jeunesse, Dominique s’exerça à la pratique de toutes les vertus qui contribuent à rendre le cœur pur. Il mortifiait sa chair pour le coucher, le boire et le manger[4]. Il recherchait la solitude, afin de méditer la sainte Écriture et les écrits des Pères, pour s’épancher ensuite dans de ferventes oraisons.
Il allait pourtant vers les hommes, mais pour leur communiquer les fruits de sa contemplation. Son langage lui-même reflétait la pureté de son âme : « Il s’abstenait de paroles oiseuses et il parlait toujours avec Dieu ou de Dieu »[5]. « Je n’ai jamais entendu tomber de ses lèvres la moindre parole vaine, et pourtant j’ai beaucoup vécu dans son intimité[6] ».
Dominique veille toujours à sa pureté d’intention, sans laquelle les meilleures œuvres perdent leur mérite surnaturel. Ainsi, il exige que tel ou tel miracle qu’il a accompli ne soit publié qu’après sa mort. Il va jusqu’à menacer le Souverain Pontife de quitter Rome pour toujours, si celui ‑ci répand la nouvelle de la résurrection d’un enfant qu’il vient d’opérer.Le Pape doit céder.
Comme la foi en Jésus-Christ produit la première purification du cœur, rien d’étonnant aussi que notre bienheureux Père ait mis tant de zèle à la défendre et à la propager. Maître Arnaud de Crampagna témoigne que « le Seigneur Dominique était assidu à poursuivre les hérétiques et à les réfuter, tant par la parole que par l’exemple d’une vie sainte. Il travaillait avec une ardeur infatigable à promouvoir la paix et la foi, sans craindre de s’exposer pour elles à de nombreux périls[7] ».
Il importe aussi de préciser que la pureté de saint Dominique n’avait rien de froid ni d’insensible comme le souligne le Père Calmel : « Il était d’une pureté non seulement totale mais diffusive, désirée des pauvres et redoutée des démons »[8]. Dieu se plut à marquer par des signes extérieurs la pureté de son serviteur : Déjà dans le cloître d’Osma, « il devint pour les autres le parfum qui conduit à la vie, semblable à l’encens qui embaume dans les jours d’été[9] ». Il faut voir dans ces propos plus qu’une métaphore : « Un jour qu’il célébrait la messe à Bologne, dans une fête solennelle, un étudiant s’approcha au moment de l’offertoire et lui baisa la main. Or, ce jeune homme était livré à une grande incontinence, dont probablement il cherchait la guérison. Il sentit, en baisant la main de saint Dominique, un parfum qui lui révéla tout d’un coup l’honneur et la joie des cœurs purs, et depuis ce moment, avec la grâce de Dieu, il surmonta la corruption de ses penchants[10] ».
Jusque dans la tombe, Dominique répandit la bonne odeur du Christ. Jourdain de Saxe, présent à la translation de 1233, témoigne : « Dès que la dalle est enlevée, une odeur merveilleuse commence à s’exhaler de l’orifice. Stupéfaits, les assistants se demandent ce qu’est cette fragrance. On donne l’ordre de retirer la planche qui ferme le cercueil et voici surpassés, nous dit-on, boutiques de parfums, paradis des arômes, jardins de roses, champs de lis et de violettes et la suavité de tout genre de fleurs[11] ».
Fondateur d’un Ordre apostolique
Ne perdons pas de vue que saint Dominique se devait d’être un modèle très accompli de pureté parce qu’il avait été élu par Dieu pour donner naissance à une grande famille religieuse, vouée à l’apostolat pour le salut des âmes. Au moment de mourir, conscient de sa mission, il appela auprès de lui douze des plus anciens et des plus graves d’entre les frères, et il fit tout haut en leur présence la confession générale de sa vie à frère Ventura. Quand elle fut terminée, il leur dit : « La miséricorde de Dieu m’a conservé jusqu’à ce jour une chair pure et une virginité sans tache ; si vous désirez la même grâce, évitez tout commerce suspect. C’est la garde de cette vertu qui rend le serviteur de Dieu agréable au Christ, et qui lui donne gloire et crédit devant le peuple. Persistez à servir le Seigneur dans la ferveur de l’esprit ; appliquez-vous à soutenir et à étendre cet ordre qui n’est que commencé ; soyez stables dans la sainteté, dans l’observance régulière, et croissez en vertu[12] ».
Un Ordre voué à l’étude assidue de la vérité sacrée doit cultiver l’abstinence et la chasteté, qui disposent excellemment à la perfection de l’opération intellectuelle[13]. La sensualité, dit ailleurs le Docteur angélique, trouve dans les études sacrées un remède efficace, car elle détourne l’esprit de la pensée de ces dérèglements, et elle mortifie la chair par le labeur qu’elle impose. « Si notre Ordre est si austère, explique le Père Clérissac, c’est surtout pour défendre sa pureté[14] », pureté indispensable au contemplatif comme au prédicateur qu’est tout fils de saint Dominique. Rien ne montre mieux le rapport intime entre l’ascèse, la science et le zèle des âmes que ces lignes du Dialogue de sainte Catherine :
« Si tu regardes la barque de ton père Dominique, mon fils bien-aimé, tu verras qu’il y a parfaitement tout disposé pour m’honorer et sauver les âmes par la lumière de la science […] Comme bien spécial, il choisit la lumière de la science, afin de détruire les erreurs qui s’étaient élevées de son temps. Il prit la charge du Verbe, mon Fils unique, et il parut comme un apôtre dans le monde, tant il sema ma parole avec ardeur, dissipant les ténèbres et répandant partout la lumière […] Sur quelle table prenait-il avec ses enfants la lumière de la science ? sur la table de la Croix, qui est la table des saints désirs, où on se rassasie des âmes en mon honneur. Dominique voulait que ses enfants fussent sans cesse occupés à cette table pour chercher, à la lumière de la science, la gloire de mon nom et le salut des âmes[15] ».
Voir Dieu
La récompense promise aux cœurs purs est de voir Dieu. Saint Dominique le voyait en toutes choses, dans les hommes, dans les événements, mais surtout dans les mystères de notre religion. « Souvent, quand on élevait le Corps du Christ à la messe, il était à ce point transporté en esprit qu’il semblait voir la présence du Christ incarné. Aussi, pendant longtemps n’assista-t-il pas à la messe avec les autres[16] ».
Dans la mesure où nous rendrons témoignage à la divinité de Notre-Seigneur par la fermeté de notre foi, et à son humanité par notre application à imiter ses vertus et ses œuvres, nous serons faits nous aussi participants des communications divines et de la béatitude éternelle des cœurs purs, tel que Jean de Saint-Thomas nous la décrit :
« Dans la patrie l’âme est tellement absorbée par la vision dans la présence elle-même de la divinité, que dans l’esprit et l’affection mêmes par quoi elle adhère à Dieu et goûte sa douceur, elle le touche et le connaît mystiquement, non pas d’une manière quelconque, mais en telle sorte que Dieu lui-même est tout en elle : en tout ce qu’elle voit en soi et hors de soi, elle touche Dieu, elle savoure Dieu, comme enivrée et débordant de la plénitude de la divinité[17] ».
Image : source Wikipedia
- Saint THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, II-II, 8,7.[↩]
- Père Marie-Hugues LAVOCAT, L’Esprit de vérité et d’amour, Librairie saint-Dominique, Paris, 1968, p. 445.[↩]
- Déposition de Frère ETIENNE au procès de canonisation de Bologne, août 1233.[↩]
- « Aussi, remarque Thierry d’Apolda, son cœur ne fut-il jamais appesanti ni la vivacité de son esprit obscurcie par la nourriture donnée à son corps. » Nous avons déjà raconté comment il jeûna au pain et à l’eau froide pendant tout un carême. Or, « lorsque Pâques arriva, il était plus frais et plus vigoureux qu’auparavant. Il se nourrissait en effet à l’intérieur d’un aliment invisible, et son âme se remplissait de la douceur de Dieu comme de graisse et de chair. » Thierry d’Apolda, Vie de saint Dominique, in Acta Sanctorum, août, tome 1.[↩]
- Déposition de Frère GUILLAUME de MONTFERRAT au procès de canonisation de Bologne, août 1233.[↩]
- Déposition de sœur BÉCÉDA, moniale de Sainte-Croix, au procès de canonisation de Toulouse, 1233.[↩]
- Déposition au procès de canonisation de Toulouse, 1233.[↩]
- Père CALMEL, « Pourquoi j’aime saint Dominique », texte de 1952.[↩]
- Bx JOURDAIN DE SAXE O. P., Libellus de initiis Ordinis fratrum prædicatorum, chapitre 1.[↩]
- Père LACORDAIRE, Vie de saint Dominique, Le Cerf, 1960, p. 262.[↩]
- Cité par VICAIRE, Saint Dominique de Caleruega, Le Cerf, 1954, p. 108.[↩]
- THIERRY D’APOLDA, Vie de saint Dominique, in Acta Sanctorum, août, tome 1.[↩]
- Saint THOMAS D’AQUIN, Somme Théologique, II-II, 15, 3.[↩]
- Père CLÉRISSAC, l’Esprit de saint Dominique, Editions de la Vie spirituelle, St-Maximin, 1924, p. 206.[↩]
- Sainte CATHERINE DE SIENNE, Le Dialogue, ch. 158, traduction Cartier.[↩]
- CONSTANTIN D’ORVIETO, Legenda sancti Dominici.[↩]
- JEAN DE SAINT-THOMAS, Les Dons du Saint-Esprit, Le Cerf, 1930, p. 126.[↩]