Saint Dominique et l’esprit de douceur

Comment le saint pra­ti­qua la seconde béa­ti­tude : « Bienheureux les doux, car ils pos­sé­de­ront la terre ».

Le remède à la colère

Il serait vain et illu­soire de pré­tendre domi­ner ses colères sans pra­ti­quer le déta­che­ment à l’égard des biens maté­riels. La soif des richesses engendre les dis­putes entre voi­sins ou entre membres d’une même famille, y com­pris la grande famille humaine. De là les brouilles entre membres d’une fra­trie, les guerres entre nations… C’est pour­quoi le Christ, avant d’exhorter les hommes à la man­sué­tude, les a invi­tés à l’esprit de pau­vre­té. Mais réci­pro­que­ment, la dou­ceur vient com­plé­ter et par­faire le déta­che­ment maté­riel, de sorte que notre mépris pour les richesses n’aille pas jusqu’à englo­ber les habi­tants de cette terre. La dou­ceur a pour effet spé­cial de refré­ner les mou­ve­ments désor­don­nés de colère[1]. L’appétit de ven­geance, que la lit­té­ra­ture et le ciné­ma exploitent à l’envi, est tel­le­ment ancré dans l’homme que seul peut en venir à bout la grâce toute-​puissante du Seigneur Jésus. « Recevez ma doc­trine, nous dit-​il, car je suis doux et humble de cœur, et vous trou­ve­rez le repos de vos âmes » (Mt 11, 29). En cela comme dans les leçons de pau­vre­té, saint Dominique s’est mon­tré un élève extrê­me­ment docile de son divin Maître. La pra­tique de la dou­ceur n’allait cepen­dant pas de soi, étant don­né les cir­cons­tances de sa vie. Comme tout fils d’homme, Dominique était mar­qué par le péché ori­gi­nel. Et dans ses veines cou­lait le sang de Félix de Guzman, che­va­lier de la recon­quis­ta contre les Maures. La fougue héri­tée de son père, l’apôtre du Languedoc la trans­por­ta sur le ter­rain de la lutte doc­tri­nale contre les cathares. Ô com­bien il est facile de lais­ser le zèle pour la reli­gion dégé­né­rer en aigreur ou impa­tience contre les enne­mis de Dieu, sur­tout quand ils font preuve d’obstination et rendent sys­té­ma­ti­que­ment le mal pour le bien ! Du côté des amis de Dieu, la tâche ne dut pas non plus être tou­jours facile. Père et fon­da­teur d’un Ordre reli­gieux, extrê­me­ment exi­geant pour lui-​même, saint Dominique eut à souf­frir des négli­gences ou des len­teurs de ses fils. Il sut pour­tant évi­ter le double écueil de la rai­deur, qui éteint la mèche qui fume encore, et de la molle com­plai­sance, qui n’est qu’une contre­fa­çon de la man­sué­tude. Vues toutes ces cir­cons­tances, la dou­ceur toute sur­na­tu­relle de Dominique nous paraît être l’effet de sa tendre dévo­tion mariale, mais aus­si du don de pié­té sous sa forme la plus haute. Voyons d’abord com­ment s’est mani­fes­tée dans sa vie la deuxième des béa­ti­tudes évangéliques.

Mansuétude de Dominique

Le por­trait que nous a lais­sé de Dominique son suc­ces­seur immé­diat Jourdain de Saxe, fait bien res­sor­tir l’exceptionnelle maî­trise de soi et séré­ni­té atteintes par le saint :

« Il y avait en lui une telle pure­té de vie, un si grand mou­ve­ment de fer­veur divine, un élan si impé­tueux vers Dieu, qu’il était vrai­ment un vase d’honneur et de grâce. Rien ne trou­blait jamais l’égalité de son âme, si ce n’est sa com­pas­sion pour les maux du pro­chain. La beau­té et la joie de ses traits tra­his­saient sa séré­ni­té inté­rieure, que n’obscurcissait jamais le moindre mou­ve­ment de colère ; sa bon­té gagnait tous les cœurs ; à peine l’avait-on entre­vu qu’on se sen­tait irré­sis­ti­ble­ment entraî­né vers lui ; il accueillait tout le monde dans le sein de sa cha­ri­té ; aimant tous les hommes, il était aimé de tous[2]. »

C’est sur­tout vis-​à-​vis de ses frères en reli­gion que se mani­fes­ta la dou­ceur de saint Dominique. Écoutons les témoins au pro­cès de canonisation :

« Il m’ordonna d’aller de Bologne à Plaisance pour y prê­cher. J’alléguai, pour m’en dis­pen­ser, mon peu d’habileté. Mais lui, avec des paroles très douces, me per­sua­da que je devais y aller[3]. »

« Il infli­geait les péni­tences avec tant de dou­ceur et de bon­té dans ses paroles que les frères les accep­taient patiem­ment[4]. »

« Comme il obser­vait lui-​même la règle rigou­reu­se­ment et dans toute sa plé­ni­tude, ain­si exigeait-​il la même fidé­li­té de la part des frères. S’il venait à décou­vrir que quelques-​uns la trans­gres­saient, il les punis­sait ; mais avec une telle man­sué­tude et des paroles si douces que nul ne s’en offen­sait, même si la péni­tence était très dure[5]. »

« S’il voyait un frère com­mettre quelque faute, il pas­sait comme s’il n’eût rien vu ; mais ensuite, il l’abordait avec un visage calme et lui disait avec dou­ceur : « Frère, vous avez mal agi, avouez-​le. » Ces paroles pleines de bon­té les ame­naient tous à confes­ser leurs fautes et à faire péni­tence[6]. »

« Il punis­sait avec sévé­ri­té ceux qui man­quaient à la règle, mais il mêlait tant de patience et de douces paroles à sa cor­rec­tion qu’aucun n’en était ému ou trou­blé[7]. »

Saint Dominique par Fra Angelico 

Une telle cha­ri­té ne pou­vait pas ne pas rayon­ner bien au-​delà des gens de sa propre mai­son. De fait :

« Il aimait beau­coup et recom­man­dait vive­ment les Ordres reli­gieux et les reli­gieux[8]. »

Le maître des Prêcheurs eût pu cepen­dant adop­ter une atti­tude plus rigide en face des enne­mis de l’Église. Vis-​à-​vis d’eux, Dominique se montre d’une patience et d’une dou­ceur inal­té­rables. C’est à ce prix qu’il espère obte­nir leur conver­sion, comme en témoigne l’épisode sui­vant. L’homme de Dieu devait se rendre, avec l’évêque de l’endroit et quelques pré­di­ca­teurs, à une confé­rence solen­nelle contre les hérétiques.

« Le lieu dési­gné, raconte Gérard de Frachet, était éloi­gné de plu­sieurs milles. Ils se mirent en route, et, comme ils n’étaient pas sûrs de leur che­min, ils le deman­dèrent à un pas­sant, qu’ils croyaient catho­lique. – « Je vous l’indiquerai volon­tiers, répon­dit celui-​ci, et même je vous condui­rai. » – Il les enga­gea donc par malice dans un petit bois, à tra­vers des ronces et des épines, si bien que leurs pieds et leurs jambes furent bien­tôt tout en sang.

L’homme de Dieu sup­por­tait tout avec une inal­té­rable patience, et, fai­sant écla­ter sa joie par un can­tique d’actions de grâces, il exhor­ta ses com­pa­gnons à souf­frir et à louer Dieu. « Mes très chers, leur dit-​il, espé­rons que le Seigneur nous don­ne­ra la vic­toire, puisque nos péchés sont expiés par le sang. » Le guide, témoin de leur patience et de leur joie admi­rables, fut tou­ché de l’exemple et des dis­cours de l’homme de Dieu ; il avoua qu’il les avait indi­gne­ment trom­pés et abju­ra l’hérésie. Une fois arri­vés au rendez-​vous, les défen­seurs de la foi rem­por­tèrent la plus com­plète vic­toire[9]. »

Saint Dominique répri­mait soi­gneu­se­ment l’esprit de ven­geance. « Il ne ren­dait pas le mal pour le mal, ni une malé­dic­tion pour une malé­dic­tion, mais il bénis­sait ceux qui le mau­dis­saient (Lc 6, 28)[10] ». Sa man­sué­tude était d’autant plus vraie qu’elle était uni­ver­selle. Rien ni per­sonne ne put l’ébranler.

Don de piété et possession de la terre

A la béa­ti­tude des doux cor­res­pond le don de pié­té, qui a pour acte spé­cial de for­mer au plus intime de nos âmes le doux nom de « Père », lorsque nous nous adres­sons à Dieu. Ce don du Saint-​Esprit trouve son plus par­fait modèle en Notre-​Seigneur, qui, étant Fils éter­nel du Père, est venu récon­ci­lier les enfants pro­digues que nous étions tous avec leur Père adop­tif. Jésus voyait en chaque homme un fils de Dieu, au moins en puis­sance, et le trai­tait comme un frère. Dominique, imi­ta­teur par­fait du Christ, s’épanchait en de très fer­ventes orai­sons qui le firent péné­trer jusque dans le sein du Père. Il vivait aus­si dans l’intimité de la douce Vierge Marie et fai­sait ses délices de la Sainte Ecriture. L’Esprit-Saint opé­ra en lui la paci­fi­ca­tion inté­rieure, qui le ren­dit maître de ses pas­sions de colère. Il infu­sa en lui l’affection la plus tendre pour son Père des cieux. Il le pous­sa enfin à se mon­trer doux et fra­ter­nel avec les autres hommes, par égard pour leur Père com­mun. Sa vie entière devint une prière et par consé­quent un acte de pié­té filiale envers Dieu et de pié­té fra­ter­nelle envers son pro­chain. Telle fut l’œuvre de l’Esprit conso­la­teur en saint Dominique. Une si par­faite cor­res­pon­dance à la grâce appe­lait la récom­pense pro­mise par le Christ.

« Les doux pos­sé­de­ront la terre ». Dominique pos­sé­dait de fait la terre de son propre cœur, car la grâce de Dieu l’avait ren­du maître de toutes ses pas­sions. Il vivait comme un bien­heu­reux, se trou­vant content en toutes cir­cons­tances, en san­té comme en mala­die, dans le suc­cès comme dans l’adversité. De plus, par son zèle et sa dou­ceur, il gagnait et pos­sé­dait le cœur des hommes ter­restres. Et pour finir, il est entré en héri­tage du ciel, qui est la véri­table terre des vivants, puisqu’on y joui­ra de l’éternelle vie. Les com­men­taires de saint Augustin sur la deuxième béa­ti­tude s’appliquent éton­nam­ment et mer­veilleu­se­ment au Père des Prêcheurs :

« Cette terre, je pense, est celle dont parle le Psalmiste lorsqu’il dit : « Vous êtes mon espé­rance et mon par­tage dans la terre des vivants. » (ps. 141). Il veut nous faire entendre qu’il est ques­tion d’un héri­tage ferme, inébran­lable, éter­nel, où l’âme se repose par un saint amour comme dans le lieu qui lui est propre, de même que le corps se repose dans la terre ; et où elle puise son ali­ment, comme le corps le trouve dans la terre ; cet héri­tage est le repos et la vie des saints[11]. »

« Tu veux pos­sé­der la terre ? Prends garde d’être pos­sé­dé par elle. Tu la pos­sé­de­ras si tu es doux ; tu en seras pos­sé­dé si tu ne l’es pas. Mais en enten­dant qu’on t’offre comme récom­pense la pos­ses­sion de la terre, n’ouvre pas des mains avares pour t’en empa­rer dès aujourd’hui, aux dépens même de ton voi­sin ; ne sois pas le jouet de l’erreur. Posséder la terre, c’est s’attacher inti­me­ment à Celui qui a fait le ciel et la terre. La dou­ceur en effet consiste à ne pas résis­ter à son Dieu, à l’aimer et non pas soi dans le bien que l’on fait ; et dans le mal que l’on souffre jus­te­ment, à ne pas lui en vou­loir mais à s’en vou­loir à soi-​même[12]. »

Mirabilis Deus in sanc­tis suis – Dieu est admi­rable dans ses saints !

Source image : Wikicommons

Notes de bas de page
  1. Saint THOMAS d’AQUIN, Somme théo­lo­gique, II-​II, 157, a1, a2.[]
  2. In Père VAYSSIERE O.P., la dévo­tion à saint Dominique, édi­tions du Sel, 2007, p. 9–10.[]
  3. Déposition du Fr. Buonviso, pro­cès de Bologne, août 1233.[]
  4. Déposition du Fr. Ventura de Vérone, pro­cès de Bologne, août 1233.[]
  5. Déposition du Fr. Rogier de Penna, pro­cès de Bologne, août 1233.[]
  6. Déposition du Fr. Rodolphe de Faenza, pro­cès de Bologne, août 1233.[]
  7. Déposition du Fr. Paul de Venise, pro­cès de Bologne, août 1233.[]
  8. Déposition du Fr. Amizo de Milan, pro­cès de Bologne, août 1233.[]
  9. Gérard de FRACHET, Vies des Frères de l’Ordre des Prêcheurs, Lethielleux, Paris, 1912, p. 90–91.[]
  10. Déposition du Fr. Buonviso, pro­cès de Bologne, août 1233.[]
  11. Saint AUGUSTIN, Exposition sur le ser­mon sur la mon­tagne, l. I, c.2, in Œuvres com­plètes de saint Augustin, Louis Vivès, Paris, 1869, t. IX, p. 22.[]
  12. Saint AUGUSTIN, ser­mon LIII, in Œuvres com­plètes de saint Augustin, Guérin, Bar-​le-​Duc, 1866, t. VI, p. 254.[]