La loi naturelle est-​elle encore d’actualité – Première partie

C’est sans doute la réa­li­té la plus com­bat­tue par la phi­lo­so­phie et l’esprit modernes. Cette néga­tion est l’aboutissement du pro­ces­sus de rejet de Dieu, de la pro­cla­ma­tion de la liber­té comme valeur abso­lue et de la jus­ti­fi­ca­tion du péché. Mais si nous défen­dons la loi natu­relle, savons-​nous bien ce qu’elle est ? Pour cer­ner la ques­tion il faut com­men­cer par exa­mi­ner la notion de loi, puis consi­dé­rer cette loi qui est natu­relle.

Il y a diverses sortes de lois : cos­miques, mathé­ma­tiques, voire psy­cho­lo­giques, du hasard, de l’hospitalité, de la mode, etc. Ces exemples font dis­cer­ner une notion pre­mière : la loi est la concep­tion idéale de l’ordre. L’ordre est l’élément fon­da­men­tal de toute orga­ni­sa­tion et de loi. Mais il est une notion indé­fi­nis­sable, per­çu avec tout ce que l’homme peut conce­voir, car il forme le tis­su de la réa­li­té. Il se trouve même en Dieu et s’exprime par la suc­ces­sion des trois per­sonnes : Père, Fils, Saint Esprit. C’est d’ailleurs la rai­son fon­da­men­tale de l’ordre de l’univers : il est la marque du Créateur qui ne pou­vait pas ne pas intro­duire dans ce monde un reflet de ce qui le consti­tue inti­me­ment. Or l’ordre s’exprime dans la loi.

« La loi, dit S. Thomas, est une règle ou une mesure d’action selon laquelle un être agit ou s’abstient. » Ceci sup­pose des êtres doués de pro­prié­tés déter­mi­nées. Supposition niée par divers cou­rants de pen­sée : soit l’on refuse l’ordre en tant que tel, soit l’on refuse notre capa­ci­té à le connaître, soit l’on se refuse à en don­ner une inter­pré­ta­tion, soit enfin on l’imagine comme dépen­dant de la rai­son humaine. Dans tous les cas la nature, par­ti­cu­liè­re­ment la nature humaine, est niée plus ou moins radicalement.

Dans les faits, le déter­mi­nisme des lois natu­relles s’impose avec une évi­dence inébran­lable. Comment for­mu­ler des lois, si les phé­no­mènes ne se répètent pas de façon iden­tique ? Il faut donc admettre une dis­tinc­tion des êtres d’après des modèles fixes. Ce qui agit d’une manière assez régu­lière pour être pré­vue, doit y être déter­mi­né. Or un être agit selon ce qu’il est. Tous les êtres ont leurs opé­ra­tions propres. Ceci est constam­ment sup­po­sé par les scientifiques.

Les opé­ra­tions natu­relles sont orien­tées vers des fins qui coïn­cident, tou­jours ou le plus sou­vent, avec le bien du sujet : ce n’est pas l’effet du hasard. C’est évident chez les êtres doués de connais­sance. On voit aus­si que les êtres de l’Univers réa­lisent un ordre d’ensemble : il y a entre toutes les choses un cer­tain ordre etune fin, ordre assez constant pour que l’on for­mule quelques uns de ses prin­cipes en lois scientifiques.

Tel est le fon­de­ment objec­tif de la loi natu­relle : un pro­gramme d’action, résul­tant de la consti­tu­tion intime des choses, ordon­né à la per­fec­tion de l’agent et au bien d’ensemble du monde. La loi exprime donc : 1) les rap­ports des êtres à leur fin ; 2) les rap­ports de leurs actions avec ces fins comme moyens de les réa­li­ser ; 3) enfin le rap­port hié­rar­chique entre les divers êtres et leurs acti­vi­tés, en vue de l’harmonie uni­ver­selle. C’est ce que Montesquieu a illus­tré d’une for­mule célèbre : « Les lois, dans leur signi­fi­ca­tion la plus éten­due, sont les rap­ports néces­saires qui résultent de la nature des choses1 ».

Les lois phy­siques, bio­lo­giques, etc. sont des lois natu­relles. Mais le vocable « loi natu­relle » a pris un sens res­treint s’appliquant uni­que­ment à l’homme, en ce qu’il a de spé­ci­fique : sa nature ration­nelle. En ce sens le terme prend une dimen­sion par­ti­cu­lière, morale et juri­dique, visant l’action humaine en tant qu’humaine, rai­son­nable, volon­taire et libre. C’est donc la loi par­ti­cu­lière de cet être spi­ri­tuel. Cependant la loi humaine n’est pas conte­nue tout entière dans la loi naturelle.

La loi n’est en effet pas seule­ment natu­relle, elle est aus­si posi­tive, por­tée par une auto­ri­té (divine ou humaine). C’est celle qui nous est le plus acces­sible. Saint Thomas dégage une défi­ni­tion valable pour toute loi, posi­tive ou natu­relle : La loi n’est pas autre chose qu’une ordi­na­tion de la rai­son, en vue du bien com­mun, éta­blie et pro­mul­guée par celui qui a la charge de la com­mu­nau­té. L’histoire de l’humanité montre la per­ma­nence de cette défi­ni­tion : l’on doit y recon­naître un modèle unique, la nature humaine. La consta­ta­tion de rap­ports constants entre les phé­no­mènes natu­rels oblige à for­mu­ler des lois phy­siques, de même l’observation chez l’homme de droits et de devoirs assez sem­blables en tout temps et en tous lieux, per­met de conclure à l’existence d’un droit fon­dé sur la « nature humaine ».

Les prin­cipes de la connais­sance intel­lec­tuelle sont connus natu­rel­le­ment. De même pour la volon­té, le prin­cipe de ses actes est vou­lu natu­rel­le­ment. Ce que la volon­té veut ain­si, c’est d’abord le bien en géné­ral, tout bien, et aus­si la fin ultime ou bon­heur, qui joue un rôle direc­teur. Enfin, tout ce qui convient à l’homme selon sa nature. Mais les hommes connaissent plus ou moins cette loi. Tous la per­çoivent, au moins quant aux prin­cipes com­muns. Pour le reste, cela varie selon les dis­po­si­tions : la mau­vaise édu­ca­tion, la pas­sion, les pré­ju­gés, le refus aus­si, peuvent nous la mas­quer et empê­cher de la per­ce­voir dans son intégralité.

Cette loi émane Dieu, car le monde et l’ordre qui y règne viennent de Dieu. C’est en Lui qu’il faut cher­cher la consti­tu­tion pri­mi­tive de la loi. Lui seul est capable de don­ner aux créa­tures leur consti­tu­tion intime et leurs acti­vi­tés. Lui seul a pu conce­voir, en sa sagesse infi­nie, le plan que les créa­tures exé­cutent, et attri­buer à cha­cune d’elles sa place et son rôle.

Dieu crée le monde, mais il le dirige aus­si. Dans le pre­mier cas, Dieu est Créateur ; dans le second, Il est Législateur ou Gouverneur suprême. Il y a donc en Dieu non seule­ment les modèles de tout ce qu’il crée, mais aus­si un plan qui règle la marche des choses : ce plan, c’est la loi éter­nelle. Cette loi nous demeure, comme Dieu, incon­nais­sable en elle-​même. Mais ses effets nous per­mettent de remon­ter jusqu’à elle.

L’harmonie des lois qui régissent l’univers fonde la cer­ti­tude d’une loi uni­ver­selle diri­geant les êtres vers leur fin. Cette har­mo­nie est faci­le­ment per­cep­tible dans l’ordre phy­sique : il suf­fit de se pen­cher sur une fleur ou d’observer les astres pour y décou­vrir le des­sein d’une sagesse infi­nie ; dans l’ordre moral, le mys­tère du mal se dresse comme un scan­dale et masque pour beau­coup la pré­sence d’une pro­vi­dence infi­ni­ment vigi­lante et efficace.

Ainsi, la loi natu­relle est la Loi éter­nelle com­mu­ni­quée à la créa­tion, selon le mode propre dont chaque créa­ture est sus­cep­tible de la rece­voir. Chez l’homme, l’orientation vers sa fin n’est pas incons­ciente comme dans la pierre qui rejoint son centre d’attraction, ni inin­tel­li­gente, comme dans l’animal qui suit son ins­tinct : elle est rai­son­nable. La loi natu­relle humaine est donc une incli­na­tion spon­ta­née, mais intel­li­gente, à notre bien natu­rel. Dieu nous traite comme un monarque don­nant à un ministre ses direc­tives pour la part qui lui est confiée.

Certes, l’homme ne peut modi­fier la loi natu­relle, don­née par Dieu, mais il lui revient d’en déduire les consé­quences par la rai­son. De même que les sciences sont déduites de prin­cipes natu­rels, de même la rai­son, par­tant de la loi natu­relle, abou­tit à des dis­po­si­tions par­ti­cu­lières : les lois posi­tives. Nous ne connais­sons pas par­fai­te­ment les direc­tives conte­nues dans la Loi éter­nelle. Aussi, la rai­son humaine doit éta­blir cer­taines dis­po­si­tions légales visant les cas particuliers.

En effet, les prin­cipes uni­ver­sels de la loi natu­relle sont insuf­fi­sants pour résoudre les cas concrets. Une adap­ta­tion aux cir­cons­tances, selon les diverses condi­tions morales, est indis­pen­sable, si l’on veut que la loi soit en un homme, une règle immé­dia­te­ment appli­cable aux actions qu’il va poser.

Nous fai­sons par­tie d’un ordre uni­ver­sel dont le plan est conçu par une Intelligence infi­nie. La com­mu­ni­ca­tion de ce plan n’est qu’une direc­tive, dont il faut adap­ter l’exécution. L’homme reçoit la Loi Éternelle dans les prin­cipes de la loi natu­relle. Il a ensuite son acti­vi­té propre : recher­cher l’adaptation des prin­cipes aux cir­cons­tances, par rai­son­ne­ments et déduc­tions, comme en toute science. Mais la matière morale étant contin­gente, les conclu­sions ne sont pas infaillibles. Elles sont rela­tives et modi­fiables avec l’évolution des mœurs et des exi­gences de la vie sociale.

Ce n’est pas du rela­ti­visme ! Dieu conforme tou­jours son action à la nature des choses ; il a ain­si sage­ment dis­po­sé et la loi natu­relle, réduite à quelques prin­cipes uni­ver­sels tou­jours et par­tout appli­cables, et la loi humaine, confiée à l’autorité, à telle époque et en telles condi­tions spé­ciales. Certes, la loi posi­tive ne peut jamais s’opposer à la loi natu­relle, dont elle doit être tirée. Mais ce qui est natu­rel à la nature humaine, n’est pas néces­sai­re­ment iden­tique par­tout et tou­jours. Pourtant, il y a en elle quelque chose d’invariable. C’est pour­quoi on retrouve, dans la loi natu­relle, des prin­cipes immuables.

L’on peut donc résu­mer : la loi natu­relle est une par­ti­ci­pa­tion impar­faite de la loi éter­nelle, par laquelle l’homme pos­sède une incli­na­tion natu­relle aux actes droits et à sa fin. Du fait de cette par­ti­ci­pa­tion impar­faite, la loi natu­relle réclame la loi posi­tive. (À suivre)

Abbé Arnaud Sélégny, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X

  1. Montesquieu, Esprit des lois, I, 1. []