La première partie de cet article concluait : la loi naturelle est une réalisation imparfaite de la loi éternelle en nous, par laquelle l’homme possède une inclination aux actes droits et à sa fin, qui n’est autre que Dieu. Du fait de cette participation imparfaite, la loi naturelle postule la loi positive. Cette dernière devra achever de nous faire connaître au mieux le chemin pour parvenir à notre fin.
Il reste à aborder le contenu de cette loi. Rousseau veut établir les droits de l’homme et du citoyen, et sombre dans l’illusion : il prend pour des exigences naturelles les revendications très contestables de la philosophie de son siècle. D’autres réduisent le droit naturel au principe : « Il faut faire le bien et éviter le mal », laissant aux législations de déterminer, sans contrôle, ce que recouvrent ces mots : bien et mal. Quant à saint Thomas, il note que : « Se rapporte à la loi naturelle tout ce à quoi l’homme est incliné par sa nature ».
Les premières notions de la conscience morale sont dictées par les instincts les plus élémentaires. Le guide ultime seront les idées de bien et de mal. Ces idées recouvrent tout ce qui concourt ou, au contraire, s’oppose à l’exercice de la vie humaine : la vie instinctive que l’homme partage avec les animaux ; mais aussi son activité spécifiquement humaine : user de sa raison pour sa conduite. Ces manifestations du besoin de vivre ne se limitent pas aux nécessités de l’individu : elles s’étendent à l’ordre social.
Sa conscience morale invite l’être humain à juger des premiers buts qui s’imposent à lui : vivre, en homme, avec les conditions indispensables de leur réalisation. Ceux-ci sont exprimés en termes d’obligation : il faut. C’est l’expression de l’instinct qui pousse l’homme, comme tout être créé, à rechercher la conservation et l’épanouissement de son être propre. Tout ce qui concourt à ce but est classé Bien, tout ce qui le contrarie est nommé Mal. Ainsi, toute la loi naturelle se résout en un principe unique, dont les autres ne sont que des explications : Il faut faire le Bien et éviter le Mal. C’est ce qui fait son unité, malgré sa complexité.
Mais qu’est-ce que le Bien ? Reconnaissons d’abord que tous les hommes, de tous les temps, seront d’accord pour accepter la formule, même s’ils ne mettent pas les mêmes choses sous « Bien » et « Mal ». Et que de plus, tout le monde met un certain ordre dans leur contenu.
Saint Thomas utilise l’ordre de l’inclination aux choses naturelles. Voici son explication : « Parce que le bien a valeur de fin, et le mal, valeur du contraire, il s’ensuit que la raison humaine saisit comme des biens, et donc dignes d’êtres réalisées, toutes les choses auxquelles l’homme se sent porté naturellement ; par contre, elle envisage comme des maux à éviter les choses opposées aux précédentes. C’est selon l’ordre même des inclinations naturelles que se prend l’ordre des préceptes de la loi naturelle. »
Mais comment discerner cet ordre ? Saint Thomas poursuit : « L’homme se sent d’abord attiré à rechercher les biens correspondant à sa nature, comme tous les autres êtres : tout être recherche la conservation de soi. Selon cet instinct, tout ce qui assure la conservation humaine et tout ce qui empêche le contraire de cette vie, c’est-à-dire la mort, relèvent de la loi naturelle. » Ce seront la nourriture et la santé, par exemple.
« En deuxième lieu, il y a dans l’homme une inclination à rechercher certains biens plus spéciaux, conformes à la nature, qui lui est commune avec les autres animaux. » Par exemple, l’union, le soin des enfants.
« En troisième lieu, on trouve dans l’homme un attrait vers le bien conforme à sa nature d’être raisonnable, qui lui est propre ; ainsi se sent-il un désir naturel de connaître la vérité sur Dieu et de vivre en société. En suite de quoi appartient à la loi naturelle tout ce qui relève de cet attrait propre ; par exemple, éviter l’ignorance, ou ne pas faire de tort à son prochain, et en général tout autre prescription de ce genre. »
Il est patent que ces aspects sont étudiés dans diverses branches du savoir aujourd’hui : médecine, anthropologie, sociologie, ressources humaines, etc. Ceci montre que l’on n’échappe pas à la loi naturelle. Il suffit de s’attacher soigneusement aux besoins humains pour la découvrir.
Il faut ajouter qu’il existe une hiérarchie dans la réalisation de ces besoins : question délicate ! La loi naturelle, dans ses premiers principes universels, est la même pour tous : ce sont les commandements du Décalogue. Dans ses développements, elle est sans doute identique en elle-même et dans l’esprit des gens, mais seulement pour la plupart des cas. Car les adaptations aux mœurs des peuples n’ont pas été formulées une fois pour toutes. Elles sont sujettes à modifications ou à erreurs : en elles-mêmes, à raison des circonstances de fait, ou dans l’esprit des gens, à raison d’une dépravation de la conscience, par passion, habitude perverse ou mauvaise disposition naturelle. Ceci explique que la loi naturelle puisse paraître éclipsée sur certains points à certaines époques, en certaines régions ou pays. Pour prendre un exemple : la théorie du genre.
Que la loi naturelle puisse être parfois ignorée est une constatation de l’histoire. Elle n’en demeure pas moins identique, avec ses propriétés qu’il nous faut maintenant discerner : la loi naturelle est universelle, immuable et indélébile. Ce n’est pas contradictoire avec ce qui précède ! Approfondissons un peu : cela nous aidera à expliquer certaines difficultés à ceux qui objectent contre l’existence de cette loi naturelle.
La nature des individus d’une espèce est la même : universalité (tous les hommes sont hommes) ; elle est ce qu’elle est, et ne change donc pas : immutabilité (l’homme reste ce qu’il est de la conception à la mort) ; elle ne peut disparaître, tant que l’individu existe : indélébilité (l’homme ne peut se transformer en autre chose, comme le rêvent certains) ; cependant, la perception du lien entre tel ou tel bien et la nature humaine, est, de fait, extrêmement variée, car elle dépend de la pénétration de telle intelligence concrète, de l’hérédité, de l’éducation, du milieu, du développement, du caractère personnel… Ceci n’introduit aucun relativisme, mais rend compte de cette variété, qui, quoique très étendue, n’en dessine pas moins la même nature humaine à toutes les époques, sous toutes les latitudes et dans toutes les cultures.
C’est un fait que les principes de la loi naturelle ne sont pas connus de tout le monde de la même façon ; cela n’entrave aucunement leur valeur universelle : que tel individu ou tel groupement, pour des motifs de dépravation de la raison ou des mœurs, née de la passion, de la mauvaise habitude ou d’une autre cause, ait des notions foncièrement erronées au sujet de la loi naturelle, ne touche aucun de ses caractères essentiels.
La question de l’immutabilité est difficile, car certains faits – de l’Ancien Testament – laissent penser que Dieu a fait lui-même des exceptions à sa loi ou porté des dispenses : sur le mariage, sur le vol (des Égyptiens par les Hébreux), sur le meurtre des innocents. Saint Thomas affirme qu’aucun commandement de Dieu ne peut être dispensé. Dieu se nierait Lui-même, s’Il bouleversait l’ordre de la Justice. Il ne peut donc dispenser l’homme de rendre ses devoirs à la Divinité, et de se soumettre aux exigences de la Justice dans ses rapports avec le prochain.
Le Docteur commun explique que Dieu peut décider, sans rien changer à sa loi, que tel cas particulier n’est pas soumis à Sa loi. C’est l’application particulière de la loi qui peut être modifiée par l’autorité divine. Il peut par exemple donner en propriété tels vases aux Juifs, qui appartenaient aux Égyptiens auxquels ils les avaient empruntés. Il peut aussi décider le sacrifice d’Isaac qui, malgré son innocence, mais du fait de sa nature mortelle et de la culpabilité générale, se voit appliquer la mort. Dieu ne demande pas à l’homme de faire le mal ou de se détourner du bien, mais, comme maître de tout, il redistribue certains biens. Mais il faut noter que cela ne s’est réalisé que dans des cas exceptionnels.
Quant au caractère indélébile de la loi naturelle, ce n’est qu’un corollaire. Les préceptes les plus communs, connus de tout le monde, ne peuvent aucunement être ôtés du cœur des hommes. Sauf le cas particulier, où, sous l’emprise de la passion, la raison ne sait plus appliquer ces principes. D’autre part les conclusions proches des principes – manifestées dans les lois positives ; en ce cas, il est évident que la loi naturelle peut être détruite du cœur des hommes : les convictions erronées, les mauvaises habitudes, les vices y suffisent.
Une objection pourrait se pose : les doutes aujourd’hui, ne sont-ils pas eux-mêmes, universels ? Nous devons prendre en considération ces doutes de nos contemporains, pour, s’ils l’acceptent, leur porter secours. Mais quelle que soient notre sympathie et notre intention secourable à leur égard, nous ne pouvons nous aveugler à leur sujet et nous dissimuler l’état de profonde déchéance de la raison naturelle dont ils sont les témoins. Chesterton affirmait sans ambages et sans inexactitude : « Le plus dangereux de tous les criminels, aujourd’hui, c’est le philosophe moderne, affranchi de toutes les lois. » Par là, il lui manque l’essentiel : il est retourné à la barbarie, qui se définit par l’absence de loi ; la barbarie intellectuelle et morale se définit par l’ignorance ou la méconnaissance de la loi naturelle. L’homme sans la loi naturelle devient, dit saint Thomas, pessimum omnium animalium, le pire de tous les animaux.
Abbé Arnaud Sélégny, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X