Conférence de Mère Marie-​Geneviève Rivière Prieure Générale des Dominicaines enseignantes de Fanjeaux

Saint-​Macaire, le dimanche 2 octobre 2005

L’éducation de vos enfants, comme nous le rap­pe­lions l’an­née der­nière, est une ouvre qui nous est com­mune : ni vous ni nous ne pou­vons l’ac­com­plir iso­lé­ment, a for­tio­ri en oppo­si­tion ou en concurrence.

Ce qui explique qu’ayant déjà tout dit nous nous retrou­vions encore pour amé­lio­rer si pos­sible cet accord sur l’es­sen­tiel pour le plus grand bien de vos enfants.

Il est vrai que si les prin­cipes sur l’é­du­ca­tion, comme tous les prin­cipes, sont immuables, non sen­sibles aux modes mais fac­teurs de conti­nui­té, les cir­cons­tances de cette édu­ca­tion, elles, varient au gré des époques ain­si qu’au gré de nos his­toires per­son­nelles. Comme pour beau­coup d’autres choses la spé­ci­fi­ci­té de l’homme, son ori­gi­na­li­té, consiste à faire coïn­ci­der les cir­cons­tances par­ti­cu­lières de sa vie avec les prin­cipes qui les éclairent et qui les ins­pirent, qui leur donnent leur sens et leur valeur aus­si, c’est de la saine casuis­tique : l’ap­pli­ca­tion du prin­cipe géné­ral à des cas par­ti­cu­liers ! Facile à énon­cer, moins facile à mettre en pra­tique, il y faut un appren­tis­sage et une habi­tude, fruit jus­te­ment d’une édu­ca­tion : édu­ca­tion de l’in­tel­li­gence à habi­tuer au vrai, édu­ca­tion de la volon­té à habi­tuer au bien ; – le vrai à dis­cer­ner, à recon­naître, le bien à aimer et donc à choi­sir – Cela sup­pose éga­le­ment un regard pré­cis de cha­cun sur la vie et sur son sens – sur les rap­ports, des êtres humains entre eux dans l’es­pace et dans le temps c’est-​à-​dire dans l’his­toire et dans la société.

Vivons-​nous seuls, sans vrai rap­port avec les autres ? Les géné­ra­tions se succèdent-​elles seule­ment, sans rap­port entre elles ? Même si nous n’y réflé­chis­sons pas volon­tai­re­ment, consciem­ment et suf­fi­sam­ment, la concep­tion de tout cela nous influence, influence notre vie de façon impli­cite et expli­cite. Un aspect sans cesse pré­sent est celui que l’on pour­rait appe­ler celui de la rup­ture : rup­ture avec le pas­sé, rup­ture avec autrui, rup­ture avec Dieu ; nous sommes, faut-​il le rap­pe­ler, fils et filles de la Révolution, vic­times certes, mais igno­rant com­plè­te­ment ce qu’est une vie sociale har­mo­nieuse parce que sou­mise à l’ordre divin. De ce fait l’homme s’est trou­vé iso­lé, plus seul que jamais parce que la révo­lu­tion, une et unique, qu’elle soit de 1789, de 1917 ou de 1968 a éten­du ses ravages par­tout, même là où on ne l’at­ten­dait pas, c’est-​à-​dire dans l’Eglise. Et le pauvre être humain se trouve réduit à déci­der de tout comme un monarque abso­lu, comme un dieu – puis­qu’on l’a libé­ré de toute sujé­tion et qu’on lui a fait croire que sa liber­té était sans aucune limite. Nous sommes aux anti­podes non seule­ment du monde chré­tien mais même du monde antique.

Après d’autres nous pour­rions dire qu’un mot résume la qua­li­té essen­tielle, l’at­ti­tude fon­da­men­tale de l’homme antique : c’est la pié­té. Comme d’autres vocables, c’est un terme qu’il faut dépous­sié­rer et élar­gir, il ne s’a­git pas, on s’en doute, de dési­gner uni­que­ment un ensemble de gestes ou d’at­ti­tudes de dévo­tion, plus exté­rieures que pro­fondes et par­fois plus maté­rielles qu’ins­pi­rées.
Il s’a­git d’une atti­tude émi­nem­ment humaine parce qu’elle mani­feste révé­rence et sou­mis­sion à ce qui existe et à ses lois, en dehors de nous et en nous, qui nous dépasse, qui ne dépend pas de nous, n’a pas besoin de nous pour être et nous élève vers son auteur.

Piété, l’at­ti­tude de Socrate condam­né injus­te­ment. Socrate, le plus éton­nant des hommes de l’an­ti­qui­té par son amour du vrai, son humi­li­té, son sens de la fidé­li­té à une mis­sion reçue d’en haut qui lui fera sacri­fier sa vie et accep­ter sa condam­na­tion comme il le dira lui-​même à ses juges :

« Athéniens, je vous salue bien et je vous aime ! Mais j’o­béi­rai au dieu plu­tôt qu’à vous : jus­qu’à mon der­nier souffle et tant que j’en serai capable, ne vous atten­dez pas que je cesse de phi­lo­so­pher, de vous adres­ser des recom­man­da­tions, de faire voir ce qui en est à tel de vous qui, en chaque occa­sion, se trou­ve­ra sur mon che­min, en lui tenant le lan­gage même que j’ai cou­tume de tenir . (29, d) . de la mort, sauf votre res­pect, je n’ai cure le moins du monde, tan­dis que de com­mettre rien qui soit injuste ou impie, c’est là ce qui fait tout mon sou­ci. » (32, d) (Platon – Apologie de Socrate)

Piété, l’at­ti­tude d’Antigone pré­fé­rant obéir à la loi éter­nelle des dieux plu­tôt qu’à la loi humaine au prix de sa propre vie. Si Socrate est un per­son­nage his­to­rique que Platon, son dis­ciple, nous fait connaître déjà âgé, célèbre par sa lai­deur, Antigone est une héroïne de Sophocle. Libre à nous de l’i­ma­gi­ner dans la fleur de sa jeu­nesse et de sa beau­té, à la veille de son mariage, atta­chée à son pays. Elle est cepen­dant tout aus­si indomp­table que Socrate et sans peur, face à Créon son oncle, chef de la cité à qui elle répond :

« Je ne croyais pas que tes édits étaient assez puis­sants pour don­ner licence à un simple mor­tel de pié­ti­ner les lois que les dieux ont por­tées hors de tout code et de toute atteinte. Ce n’est pas d’au­jourd’­hui, d’hier, c’est de toute éter­ni­té qu’elles vivent, et nul ne sait où remonte leur ori­gine. Ces lois-​là, je n’al­lais pas me lais­ser inti­mi­der par aucune pré­ten­tion humaine pour qu’elles me condamnent au tri­bu­nal des dieux ! » (Sophocle – Antigone)

Piété, l’at­ti­tude d’Enée sau­vant son père Anchise des flammes de Troie en l’emportant sur son dos jus­qu’aux vais­seaux, et de tant d’autres quoi qu’il en soit de leurs erreurs ou de leurs fautes.

Parce qu’Il se révèle à lui, Dieu éclaire la pié­té du peuple d’Israël et l’Incarnation du Verbe, rou­vrant les écluses de la grâce, per­mit à cette pié­té natu­relle de deve­nir surnaturelle.

Piété par laquelle l’homme vécut à sa place et connut quelle était cette place : celle d’un être qui reçoit d’a­bord et essen­tiel­le­ment tout de Dieu, l’être, la vie, qui reçoit éga­le­ment ce qu’il est de sa famille et de la terre sur laquelle il a vu le jour c’est-​à-​dire de sa patrie. Constitué radi­ca­le­ment par ce don l’homme est à jamais débi­teur, inca­pable de rendre en jus­tice ce qu’il reçoit, débi­teur insol­vable, Aristote l’a­vait déjà indiqué :

« Il est impos­sible de s’ac­quit­ter entiè­re­ment dans toutes les cir­cons­tances, comme c’est le cas pour les hon­neurs que nous ren­dons aux dieux et aux parents. Il est juste que l’o­bli­gé rende les ser­vices qu’il a reçus : le fils, quoi qu’il fasse, ne s’ac­quit­te­ra jamais des bien­faits dont l’a com­blé son père et sa dette sub­sis­te­ra tou­jours. » (Aristote – Ethique à Nicomaque)

Cette condi­tion débi­trice est au point de départ de la réflexion de Maurras sur la civilisation :

« L’individu qui vient au monde dans une « civi­li­sa­tion » trouve incom­pa­ra­ble­ment plus qu’il n’ap­porte. Une dis­pro­por­tion qu’il faut appe­ler infi­nie s’est éta­blie entre la propre valeur de chaque indi­vi­du et l’ac­cu­mu­la­tion des valeurs au milieu des­quelles il sur­git. Plus une civi­li­sa­tion pros­père et se com­plique, plus ces der­nières valeurs s’ac­croissent (.). Il suit de là qu’une civi­li­sa­tion a deux sup­ports. Elle est d’a­bord un capi­tal, elle est ensuite un capi­tal trans­mis (.). L’individu est acca­blé par la somme des biens qui ne sont pas de lui et dont cepen­dant il pro­fite dans une mesure plus ou moins éten­due. Riche ou pauvre, noble ou manant, il baigne dans une atmo­sphère qui n’est point de nature brute, mais de nature humaine, qu’il n’a point faite, et qui est la grande ouvre de ses pré­dé­ces­seurs directs et laté­raux, ou plu­tôt de leur asso­cia­tion féconde et de leur utile et juste com­mu­nau­té (.). De tous ces indi­vi­dus, le plus insol­vable est sans doute celui qui appar­tient à la civi­li­sa­tion la plus riche et la plus pré­cieuse (.). (Maurras – Qu’est-​ce que la civilisation ?)

Reconnaissant cepen­dant, par devoir et par mou­ve­ment spon­ta­né, ce n’est pas la stricte jus­tice, puis­qu’elle sup­pose l’é­ga­li­té, qui pré­si­de­ra à ses devoirs mais la piété :

« La jus­tice implique qu’on rende à autrui ce qui lui est dû et de manière à éta­blir une éga­li­té (.). L’homme ne peut rendre à Dieu rien qu’il ne lui doive : mais jamais il n’é­ga­le­ra sa dette (.). On ne peut davan­tage rendre aux parents l’é­qui­valent de ce qu’on leur doit. Dans cette situa­tion où la jus­tice est hors de notre por­tée, la reli­gion défi­nit notre atti­tude à l’é­gard de Dieu ; la pié­té défi­nit notre atti­tude à l’é­gard des hommes, elle est une cer­taine expres­sion de l’a­mour envers les parents et la patrie. » (Saint Thomas d’Aquin – Somme théologique)

Une atti­tude humble, pleine de gra­ti­tude et d’ou­ver­ture, récep­tive – joyeuse aus­si, rem­plie d’en­thou­siasme d’être ain­si l’ob­jet de l’at­ten­tion de plus grand que soi, au lieu d’en être acca­blée comme Faust le per­son­nage de Paul Valéry « et je suis excé­dé d’être une créa­ture », ou comme le démon lui-​même jaloux de Dieu jus­qu’à pré­fé­rer l’im­pos­sible néant à la dépen­dance de la créa­ture – car il n’y a pas d’in­ter­mé­diaire : celui qui n’est pas Dieu est une créa­ture c’est-​à-​dire il reçoit l’être de lui, il dépend de lui, mais ne lui fait pas concur­rence, Dieu est seul à être Dieu. Et si l’or­gueil pousse à se vou­loir Dieu il n’empêche pas de savoir que c’est impos­sible comme il est impos­sible de retour­ner dans son néant d’origine.

Cependant au début de l’hu­ma­ni­té, c’est bien l’ar­gu­ment du ten­ta­teur « vous serez comme des dieux » qui conforte la déci­sion de nos pre­miers parents. Décision qui les plon­ge­ra dans le mal­heur en les sépa­rant de Dieu, en les ren­dant même enne­mis de Dieu par le péché, en désor­ga­ni­sant leur nature créée dans l’har­mo­nie et dans la grâce.

Et de géné­ra­tion en géné­ra­tion les hommes héritent de cette nature péche­resse et déshar­mo­ni­sée, résul­tat dra­ma­tique de cette atti­tude para­doxale de nos pre­miers parents que la Révolution va qua­si­ment ins­ti­tu­tion­na­li­ser : se vou­loir dieu lors­qu’on n’est qu’un homme. Si bien que nous sommes tous conta­mi­nés par les miasmes du com­por­te­ment révo­lu­tion­naire d’au­tant plus faci­le­ment que les socié­tés aux­quelles nous appar­te­nons – la famille – la socié­té poli­tique – l’Eglise – sont elles-​mêmes vic­times de la Révolution. Laquelle s’est en quelque sorte « enri­chie » au cours des siècles tout par­ti­cu­liè­re­ment depuis 1968.

La famille, cette cel­lule de base de la socié­té, telle que nous pou­vons la voir autour de nous, n’est plus que la cari­ca­ture d’elle-​même. Cela remonte loin et Rousseau fut l’ar­ti­san de choix de cette révolution :

« La seule habi­tude qu’on doit lais­ser prendre à l’en­fant est de n’en contrac­ter aucune. pré­pa­rez de loin le règne de sa liber­té. Qu’il ne sache ce que c’est qu’o­béis­sance quand il agit. Posons pour maxime incon­tes­table que les pre­miers mou­ve­ments de la nature sont tou­jours droits : il n’y a point de per­ver­si­té ori­gi­nelle dans le cour humain. Qu’il ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu’il l’a com­pris lui-​même ; qu’il n’ap­prenne pas par la science, qu’il l’in­vente. » (Rousseau – Emile)

Loin d’être ce sanc­tuaire dont parlent les ensei­gne­ments pon­ti­fi­caux, où le père exerce une auto­ri­té reçue de Dieu, où la mère règne par sa dou­ceur et son dévoue­ment, où les enfants font l’ap­pren­tis­sage de la vie dans l’af­fec­tion mutuelle et l’u­nion en imi­tant les exemples offerts par leurs parents, la famille, quand elle existe encore, n’est trop sou­vent qu’une asso­cia­tion tem­po­raire où déjà l’in­té­rêt per­son­nel, l’é­goïsme, ont intro­duit l’in­di­vi­dua­lisme. Abusés par des idéo­lo­gies néfastes les parents pré­tendent rem­pla­cer leur auto­ri­té par un copi­nage de mau­vais aloi et sans effet. (Sans par­ler des erreurs morales qui détruisent dans son fon­de­ment même l’ins­ti­tu­tion natu­relle et divine de la famille : divorce, concu­bi­nage, mariage à l’es­sai, mono­pa­ren­ta­li­té, avor­te­ment, contra­cep­tion etc.)

Car ces atteintes à la famille ne sont pas sans effet sur nous : la rup­ture révo­lu­tion­naire nous conta­mine. Ne nous dit-​on pas que les temps ont chan­gé, que ce qui était hier ne peut plus être aujourd’­hui, que les rap­ports parents-​enfants ont évo­lué ! Il serait donc dépas­sé ou mal venu d’exi­ger des enfants du res­pect, de la bonne tenue, de la poli­tesse. Comme si ces ver­tus élé­men­taires allaient faire dis­pa­raître l’af­fec­tion, l’in­ti­mi­té, la spon­ta­néi­té. C’est leur absence au contraire qui ins­talle un cli­mat d’im­pié­té, une sorte de révolte latente ou décla­rée reven­di­quant une éga­li­té contre-​nature et impos­sible entre tous les membres de la famille. Rien ne fera jamais que les enfants n’aient pas reçu la vie de leurs parents, et quelque dif­fi­cile qu’elle puisse être par­fois, elle demeu­re­ra tou­jours le bien­fait ini­tial dont ils leur sont rede­vables. Bienfait sur lequel se fonde l’at­ti­tude des enfants, de leur nais­sance à la mort – celle des uns ou celle des autres – atti­tude qui, bien sûr, se modi­fie­ra sui­vant les périodes de leur vie, pas­sant de l’o­béis­sance pure et simple à une aide sou­vent très impor­tante sui­vant les besoins des parents vieillis­sants, n’ex­cluant pas juge­ments ou échanges très fruc­tueux lorsque les enfant sont deve­nus à leur tour des adultes.

Dans le pro­lon­ge­ment de la famille et col­la­bo­rant avec elle, comme nous le rap­pe­lions l’an­née der­nière, on trouve l’é­cole. Là encore le constat est tra­gique : à quelques excep­tions près, les élèves n’ont rien à rece­voir de leurs maîtres et ne leur doivent ni res­pect ni recon­nais­sance, c’est peu dire. Le recours aux anciens, à ceux qui savent par connais­sance et par expé­rience, qui fut le ter­reau de toutes les civi­li­sa­tions antiques et un élé­ment si impor­tant de leur pié­té est mécon­nu et refu­sé a prio­ri. Ce qui est ancien est démo­dé, désuet, donc sans valeur et sans inté­rêt – seul ce qui est jeune, ce qui est à la mode parce que contem­po­rain est appré­ciable et digne de quelque considération.

Savons-​nous encore com­bien les esprits enfan­tins ont besoin de confiance et de doci­li­té pour apprendre, pour être for­més, pour s’ou­vrir au vrai ? Le doute, la cri­tique au sujet de leurs maîtres, de leur ensei­gne­ment, de leurs méthodes ne sont-​ils pas une par­ti­ci­pa­tion à l’im­pié­té contem­po­raine ? Un germe ron­geur intro­duit dans l’es­prit de ceux qui ont tout à apprendre et à rece­voir, impuis­sants qu’ils sont à décou­vrir le savoir par eux-​mêmes ? Et d’autre part cet ensei­gne­ment lui-​même sera for­ma­teur dans la mesure où il met­tra les jeunes esprits et les jeunes âmes en contact avec les tré­sors d’hu­ma­ni­té que nous offrent les siècles pas­sés : lit­té­ra­ture, phi­lo­so­phie, his­toire, art.

De même qu’un pré­sent n’existe pas sans pas­sé, l’es­prit ne peut véri­ta­ble­ment pen­ser sans l’aide de ceux qui l’ont pré­cé­dé. Si d’une part pen­ser ne consiste pas cepen­dant à se conten­ter d’ap­prendre ce qu’ont pen­sé les autres, d’autre part il n’y a pas à s’i­ma­gi­ner que l’es­prit va s’é­veiller tout seul et fabri­quer tout seul sa propre réflexion. La consi­dé­ra­tion des ensei­gne­ments pas­sés, antiques, nous montrent les enfants confiés à un maître et appre­nant l’Iliade ou l’Odyssée, l’Enéide, les ora­teurs, les his­to­riens, les phi­lo­sophes – appre­nant c’est-​à-​dire appre­nant par cour mais aus­si médi­tant, rumi­nant, appro­fon­dis­sant. C’est encore ain­si qu’on pro­cé­dait au Moyen-​Age et, quoi qu’il en soit des varia­tions, durant les siècles qui ont sui­vi. Les richesses de l’hu­ma­ni­té se trans­met­tant ain­si ne se per­daient pas et pou­vaient se voir aug­men­tées et enri­chies par les meilleurs et les plus doués de chaque génération.

« Dans la phi­lo­so­phie, dans la morale, dans l’art et dans le sens com­mun, la jeu­nesse a été regar­dée, depuis l’Antiquité jus­qu’à nos jours, comme un âge d’im­per­fec­tion natu­relle et d’im­per­fec­tion morale (.). Par l’ins­ta­bi­li­té d’une rai­son pas encore affer­mie, le jeune est « cereus in vitium flec­ti » (« flexible au vice comme cire », Horace Art poé­tique 163), et sa mino­ri­té réclame un régent, un direc­teur et un maître. Il lui faut en effet une lumière pour recon­naître la des­ti­na­tion morale de la vie et un secours pra­tique pour se trans­for­mer et mode­ler sur l’ordre ration­nel l’in­cli­na­tion natu­relle de sa per­sonne. Cette concep­tion a été posée au fon­de­ment de la péda­go­gie catho­lique par tous les grands édu­ca­teurs, de Benoît de Nurcie à Ignace de Loyola, de Joseph Calasanz à Jean-​Baptiste de la Salle et à Jean Bosco. Le jeune est un sujet en pos­ses­sion de la liber­té et doit être for­mé à exer­cer sa liber­té en telle sorte que, choi­sis­sant d’ac­com­plir son devoir (la reli­gion ne donne d’autre but à la vie) il se déter­mine par lui-​même à cet unum pour choi­sir celui-​là même qui lui a don­né la liber­té. La déli­ca­tesse de l’ac­tion édu­ca­tive vient de ce qu’elle a pour objet un être qui est un sujet, et comme fin la per­fec­tion de ce sujet. C’est, en somme, une action sur la liber­té humaine qui ne la limite pas mais pro­duit la liber­té. A cet égard, l’ac­tion édu­ca­tive est une imi­ta­tion de la cau­sa­li­té divine, qui selon la théo­rie tho­miste, pro­duit l’ac­tion libre de l’homme, pré­ci­sé­ment parce qu’il est libre (.). La jeu­nesse étant la vie débu­tante, il faut qu’elle se repré­sente et qu’on lui repré­sente le tout de la vie, et donc le but où les vir­tua­li­tés du débu­tant doivent s’ac­com­plir, la forme dans laquelle la puis­sance doit se déployer. La vie est dif­fi­cile, ou, si l’on pré­fère, chose sérieuse (.). Que la vie humaine soit com­bat et fatigue, c’é­tait un lieu com­mun de l’é­du­ca­tion antique (.). Aujourd’hui, la vie est pré­sen­tée aux jeunes, d’une manière très irréa­liste, comme une joie, en pre­nant la joie en espé­rance qui ras­sé­rène l’âme en cours de route, in via, pour la pleine joie qui ne lui apporte satis­fac­tion qu’au terme du par­cours, in ter­mi­no. L’âpreté de la vie humaine, plus fré­quem­ment décrite jadis dans les orai­sons comme une val­lée de larmes, est niée ou dis­si­mu­lée. Et puisque par cet échange la féli­ci­té est pré­sen­tée comme l’é­tat nor­mal de l’homme, et donc dû à l’homme, l’i­déal est de pré­pa­rer aux jeunes un che­min « une route libre de tout obs­tacle et bar­rage » (Purg., XXXIII, 42). Aussi tout obs­tacle à fran­chir est-​il pris par les jeunes pour une injus­tice, et la route bar­rée est-​elle regar­dée non comme une épreuve mais comme un scan­dale. Les adultes ont répu­dié l’exer­cice de l’au­to­ri­té par le désir de plaire, croyant ne pou­voir être aimés s’ils ne caressent et ne plaisent. L’avertissement du pro­phète leur convient : « Malheur à celles qui cousent des cous­sins sur tous les accou­doirs et font des oreillers aux têtes de tout âge » (Ezéchiel, XIII, 18). (Romano Amério – Iota Unum)

Il en est de même pour la terre natale. Ce n’est pas par hasard que nous sommes fils d’un pays puis d’une région, d’une grande puis d’une petite patrie. Avoir ouvert les yeux sur tel ou tel hori­zon, avoir res­pi­ré cet air-​là et pas un autre, avoir appris à par­ler telle ou telle langue, avoir hono­ré les aïeux qui ont culti­vé, défen­du, trans­mis telle terre, c’est cela qui nous a fait ce que nous sommes. C’est cela seul qui en nous façon­nant nous per­met­tra d’a­voir assez de consis­tance pour connaître les autres, échan­ger avec eux, rece­voir d’eux.

Nous annon­cions aus­si que la pié­té s’exerce à l’é­gard de Dieu – puisque nous n’a­vions rien à lui don­ner en échange de ce qu’Il nous donne. Et parce qu’il s’a­git de Dieu notre pié­té s’ap­pelle alors reli­gion. La ver­tu de reli­gion se rat­tache à la ver­tu de jus­tice parce qu’il est juste de rendre à Dieu ce que nous lui devons, que nous lui devons tout et que nous ne pou­vons pas le lui don­ner. Ainsi l’adorons-​nous pour lui rendre l’hon­neur qu’il mérite, le remercions-​nous parce qu’Il nous comble de ses bien­faits et lui obéissons-​nous parce qu’il n’est rien de plus juste que d’ac­com­plir sa volonté.

Fils de Dieu en étant fils de l’Eglise nous ne pou­vons qu’être affli­gés devant l’é­tat de cette mère si sainte insul­tée depuis des années. Nos enfants n’ont pas la vie facile mais elles peuvent avoir la messe, des écoles, des familles orga­ni­sées dans la résis­tance, des Congrégations reli­gieuses au sein des­quelles réa­li­ser éven­tuel­le­ment leurs voca­tions et bien d’autres richesses. D’une part cela demande recon­nais­sance et gra­ti­tude et d’autre part fidé­li­té et géné­ro­si­té – on ne peut se conten­ter de rece­voir, il faut don­ner à son tour, tra­vailler à l’a­pos­to­lat sans se replier fri­leu­se­ment sur soi.

Peut-​être est-​ce le moment de rap­pe­ler à quel point la Providence, il y a trente ans, est venue en aide à nos Mères – dont la déci­sion fut tout entière acte de pié­té. Acte de pié­té parce qu’acte de fidé­li­té : comme toute vie la vie reli­gieuse est une tra­di­tion, c’est-​à-​dire une trans­mis­sion reçue avant d’être une trans­mis­sion donnée.

Tradition, l’es­sence même de cette vie consa­crée (comme en témoigne l’ha­bit domi­ni­cain) de pau­vre­té, de chas­te­té, d’o­béis­sance, de cette vie de prière dans sa forme litur­gique (messe – bré­viaire – rosaire) ou dans sa forme per­son­nelle de contem­pla­tion et d’a­do­ra­tion, et dans notre cas, de vie ensei­gnante aus­si. Et main­te­nant c’est à tous ceux qui béné­fi­cient de notre ouvre de la rece­voir dans ce même état d’esprit.

En juillet 1975, nous n’é­tions pas vingt à nous regrou­per à la Clarté-​Dieu, dans le vil­lage de Fanjeaux, venues de plu­sieurs mai­sons de notre Congrégation de Toulouse. Nous étions accueillies par une demoi­selle qui pas­sait ses vacances dans le vil­lage et y condui­sait l’é­té quelques-​uns des enfants aux­quelles elle fai­sait la classe durant l’an­née sco­laire dans la région pari­sienne. Des connais­sances com­munes nous avaient mises en contact et l’af­faire s’é­tait conclue nous per­met­tant d’a­voir un toit sur la tête. Il y avait déjà un an que l’in­ter­ven­tion des évêques de France et d’au­to­ri­tés romaines avaient fait dépo­ser Mère Anne-​Marie alors Mère Générale, que la Congrégation était gou­ver­née par une « admi­nis­tra­trice apos­to­lique » aidée de deux assis­tantes, nom­mées direc­te­ment par Rome en atten­dant que se tienne enfin le Chapitre Général.

Un pre­mier départ de Sours favo­ri­sé par Mère Anne-​Marie avait eu lieu vers Brignoles et l’on voyait bien que rien n’é­tait réglé. Nous avons dû faire beau­coup de démarches pour ten­ter d’ob­te­nir de res­ter fidèles, à notre vie reli­gieuse, à notre vie ensei­gnante, à l’Eglise, toutes se sont sol­dées par des refus. Et aucun évêque n’a accep­té de nous rece­voir dans son dio­cèse sur­tout après avoir consul­té l’ar­che­vêque de Toulouse. Mais tout était si grave que nous n’a­vons plus eu qu’à par­tir, à recom­men­cer à zéro avec une petite mai­son et une qua­ran­taine d’é­lèves dont les parents nous ont fait confiance, nous ont aidées, nous ont encou­ra­gées. Ainsi avons-​nous pu res­ter en habit, conti­nuer à dire l’of­fice en latin, assis­ter à la messe de Saint Pie V, main­te­nir un ensei­gne­ment lit­té­raire et tra­di­tion­nel et très vite le nombre des élèves a gran­di, très vite il a fal­lu cher­cher à démé­na­ger, très vite aus­si les voca­tions nous ont rejointes et il a fal­lu son­ger à ouvrir d’autres mai­sons puisque les familles nous récla­maient : Saint-​Macaire, Romagne, Cressia pour rem­pla­cer Unieux mis à notre dis­po­si­tion durant quelques années par Monseigneur Lefèbvre, Saint-​Manvieu, Post Falls au Nord-​Ouest des U.S.A. puis Kernabat, il y huit ans déjà. De dix-​neuf Sours au départ nous nous retrou­vons plus de cent cin­quante, sans comp­ter onze Sours au ciel.

A l’en­sei­gne­ment s’est ajou­tée la ges­tion com­plète de la mai­son : cui­sine, ménage, buan­de­rie, etc.

A l’é­du­ca­tion des filles s’est ajou­tée un moment celle des gar­çons, pour com­men­cer les frères de nos élèves (mai­sons louées dans le vil­lage de Fanjeaux, La Clarté-​Dieu prê­tée après démé­na­ge­ment au Cammazou) puis quelques autres avant que Monseigneur Lefèbvre cédant à nos ins­tances n’ac­quière la pro­prié­té des Carmes pour y ins­tal­ler l’é­cole Saint-​Joseph prise en charge pro­gres­si­ve­ment par la Fraternité Saint-​Pie X (la pre­mière géné­ra­tion de ter­mi­nales a reçu son cours de Philosophie d’une de nos Sours se ren­dant chaque jour à l’é­cole des gar­çons – et ils sont plu­sieurs à avoir sui­vi 9°, 8°, 7°, 6° ou 5° avec nos Sours.

On a du mal, des dizaines d’an­nées plus tard, à réa­li­ser ce qu’a été cette période de révo­lu­tion et de per­sé­cu­tion où l’on était mis au ban de l’Eglise : nous avons vu les ins­ti­tuts reli­gieux frap­pés d’un vent de folie. Ce sont les habits qui sont en prin­cipe sim­pli­fiés mais pour la plu­part sup­pri­més, ce sont les cou­vents ou grandes mai­sons qui sont ven­dus et les Sours vont vivre à trois ou quatre en appar­te­ment, c’est le bré­viaire qui est rem­pla­cé par « Prière du temps pré­sent », c’est le latin qui est rem­pla­cé par les langues ver­na­cu­laires, le Grégorien par des chan­son­nettes. C’est la confes­sion qui est rem­pla­cée par des « céré­mo­nies péni­ten­tielles », la messe par des eucha­ris­ties concé­lé­brées, le caté­chisme, par le Fonds Obligatoire en 1967 et Pierres Vivantes en 1982. C’est l’Ecriture Sainte qui est tra­duite de façon erro­née. Puis c’est la nou­velle messe fabri­quée conjoin­te­ment par des catho­liques et des pro­tes­tants, l’in­ter­com­mu­nion – on ne sait où cela va s’ar­rê­ter et de fait cela ne s’est pas encore arrê­té. Mais il y a eu des réac­tions et la Tradition a pris de l’ex­ten­sion : il y a des struc­tures et sur­tout, sur­tout la messe a été sauvée.

« Pendant le Concile, un moine béné­dic­tin ren­trant d’Indochine me don­nait, après quelques jours seule­ment à Rome, son impres­sion ou ses intui­tions : – on est pas­sé du théo­cen­trisme à un anthro­po­cen­trisme – Cela s’ap­pelle, n’est-​ce pas ? une révo­lu­tion coper­ni­cienne – L’homme, désor­mais au centre, n’est même pas l’homme de la loi natu­relle. C’est, au contraire, celui de la pri­mau­té de l’ac­tion sur la contem­pla­tion. Et ce sont les cal­culs démo­cra­tiques pre­nant le pas sur la révé­la­tion divine, le pas­to­ral deve­nu plus pré­cieux que le dog­ma­tique, le socio­lo­gique l’emportant sur le reli­gieux, le monde comp­tant davan­tage que le ciel. Telle est la « crise de l’Eglise », telle est, d’a­bord dans l’Eglise, la « déchris­tia­ni­sa­tion géné­rale ». » (Jean Madiran – La Révolution coper­ni­cienne dans l’Eglise)

Nos enfants mesurent-​elles à quel point elles sont des res­ca­pées, à quel point elles peuvent être recon­nais­santes à la Providence qui leur a gar­dé les canaux de la Grâce et de la Foi ? à leurs familles ? à leurs maîtres ? Parfois on en doute – et cer­taines se com­portent de façon abso­lu­ment incons­ciente. On dira qu’on ne peut en faire le reproche à des enfants, il est sûr pour­tant, qu’on peut – et qu’on doit – leur don­ner un sens sérieux de la vie, l’en­jeu est trop grave : il ne s’a­git pas moins que du tré­sor de la Foi et de celui de l’Eternité.

Sans doute l’ha­bi­tude du sérieux, du recueille­ment, de l’ac­tion de grâce, du sens de l’é­ter­ni­té est-​il tout à la fois fruit et géné­ra­teur de cette pié­té que nous évoquons.

Nous vivons depuis long­temps déjà dans un monde auquel le mot « mer­ci » écorche la bouche et, sans doute est-​ce trop peu de dire cela, car si ce mot n’ar­rive pas à être expri­mé c’est que le fond de l’être lui-​même est en révolte et en refus et que la reven­di­ca­tion orgueilleuse irri­tée par l’en­vie mul­ti­forme l’emporte sur tout autre sentiment.

Ne serait-​il pas regret­table que vos enfants si gâtées par la Providence (pour savoir encore où est la lumière dans un tel monde de ténèbres, le vrai au sein de telles erreurs et le bien au milieu de tant de maux) ne soient pas à la hau­teur de ce qui leur est offert ! que l’in­fluence du monde l’emporte en elles sur celle de la grâce et que l’im­pié­té étouffe la pié­té qui germe en elle comme une plante de choix ?

N’est-​elle pas comme ce talent de l’Evangile que le maître leur a confié, et nous a confié, à faire fruc­ti­fier ? Il n’y a ensuite qu’une joie à attendre, celle de la parole du maître ouvrant sa porte pour l’é­ter­ni­té en disant « c’est bien bon et fidèle ser­vi­teur, entre dans la joie de ton maître. »

Mais ici-​bas, d’a­bord, la pié­té doit inci­ter à la recon­nais­sance plus encore en action qu’en parole. Bien sûr il est impor­tant de savoir l’ex­pri­mer cette recon­nais­sance, ce qui sup­pose la prise de conscience du bien­fait reçu, et nous n’ap­pren­drons jamais assez à nos enfants à le faire – (ce n’est pas par conven­tion qu’on écrit à ses pro­fes­seurs, à sa paren­té, c’est une façon d’ex­pri­mer qu’on sait ce que l’on a reçu et à qui on le doit). Mais la véri­table preuve de cette recon­nais­sance se trouve dans le com­por­te­ment, dans la géné­ro­si­té, dans le besoin de trans­mettre et de répandre ce que l’on a eu la grâce de rece­voir : tout ce sens du vrai, du bien, du beau dont nous par­lions en commençant.

Ce sens auquel nos élèves sont si faci­le­ment sen­sibles lors­qu’elles sont ouvertes et dociles à l’en­sei­gne­ment qui leur est dis­pen­sé. Qu’on en juge en écou­tant ce devoir d’une élève de Philosophie de l’une de nos mai­sons. Le sujet était :

« L’homme qui sait qu’il va mou­rir, et qui pour­tant affronte le des­tin « parce qu’il est beau d’a­gir ain­si », voi­là le type le plus pur du héros grec. Il vaut la peine qu’on l’ad­mire. » A la lec­ture de ces mots du Père Festugière se pré­sente immé­dia­te­ment à votre esprit le sou­ve­nir d’un héros antique, lequel ? Présentez-​le (ou évoquez-​le) au moment où il doit choi­sir entre vivre et mourir.

« Hector « au casque étin­ce­lant » des­cend par les belles rues vers sa mai­son, havre de paix dans la fureur des com­bats, où il sait trou­ver l’é­pouse « qu’il a payée de si riches pré­sents », Andromaque « aux bras blancs », et avec elle, son fils, que les Troyens nomment Astyanax, car il suc­cè­de­ra à son père comme chef et pro­tec­teur de Troie. Mais l’é­pouse irré­pro­chable n’est pas là. Dès l’au­rore aux doigts de rose, elle est mon­tée sur le rem­part, tant elle craint pour son époux.

La voi­ci, res­plen­dis­sante dans le soleil, qui vient vers lui, pleu­rant et riant, et avec elle, son fils, por­té par sa nour­rice « à la belle ceinture ».

Que le mal­heur semble loin d’eux, tan­dis qu’ils s’en­lacent ! Que la fureur des com­bats, les cris, le car­nage et la mort paraissent sou­dain silen­cieux devant cet amour qui les comble ! Mais déjà les dieux sont jaloux de ce bon­heur, et « la cruelle Junon » veut la mort de Troie et de tout ce qui y vit. Cependant, un ins­tant, le doux sou­rire d’Andromaque et sa tendre pré­sence avaient dis­si­pé le nuage sombre du Destin. » .

Non, ne fais ni de ton fils un orphe­lin, ni de ta femme une veuve. » Tendre et dou­lou­reux cri de l’é­pouse bles­sée qui ravive la peine « du magna­nime Hector » qui voit déjà Hadès lui faire signe tan­dis que la Parque tranche le fil, et alors qu’il tient contre lui sa jeune épouse, la vie. Peut-​il l’a­ban­don­ner ? Son amour peut-​il y renon­cer ? Ou même, la pri­ver de lui ? Et ce fils, cet enfant, qui ne connaî­tra que les larmes de sa mère. Est-​ce pos­sible, qu’un si grand sacri­fice puisse être deman­dé à un humain ?

Non, c’est impos­sible, il était si heu­reux, il y a un ins­tant, qu’il ne peut pas mou­rir, qu’il ne peut se sépa­rer d’elle, ni elle de lui. Ira-​t-​il mou­rir pour une cause per­due d’a­vance ? Les Achéens aux bonnes jam­bières sont aux portes sacrées de Troie. Faut-​il aban­don­ner cette épouse fidèle qu’il aime par-​dessus tout à leur rage cruelle ? Ah, oui, que la terre d’un tom­beau le recouvre avant d’en­tendre ses cris et ses pleurs, et avant de la voir traî­née en ser­vage parce qu’elle aura per­du « l’homme entre tous capable d’é­car­ter (d’elle) le jour de la servitude ».

Mais le char du soleil qui conti­nue de mon­ter jette un rayon de sa lumière sur le casque posé à terre, et l’é­clat du bronze vient frap­per l’oil du magna­nime Hector qui regarde, un ins­tant, le métal étin­ce­lant et l’ai­grette pourpre qui le sur­monte. Et de même Andromaque dont les yeux s’embuent de larmes qui viennent, une à une se loger dans les plis de sa robe.

Oui, la mort est tou­jours pré­sente, mais la mort au com­bat, auréo­lée de gloire, celle qui incline dou­ce­ment l’ai­grette, au rythme de la brise, « la seule mort qui soit digne d’un héros » comme lui a‑t-​on dit, enfant, et comme il vou­lait le dire à son fils. Mais cette mort reste tout de même la mort, la mort funeste et dou­lou­reuse qui a déjà fait flé­chir les genoux de tant de guer­riers, tant de héros à la forte lance qui sont tom­bés sous les murs de Troie, ou devant les tentes des fils des Achéens.

Comment peut-​on deman­der à un homme d’a­ban­don­ner ce qu’il aime, ce qu’il ché­rit plus que tout, pour l’in­con­nu ? Quoiqu’en disent les hommes sages, les demeures d’Hadès n’au­ront jamais l’é­clat du sou­rire d’une jeune épouse auprès de laquelle la vie est douce et agréable après la fièvre ardente des combats.

Mais sera-​t-​il dit que le vaillant Hector aura su pré­fé­rer une vie indigne à une mort glo­rieuse ? La mort de Patrocle lui vaut la haine d’Achille aimé de Zeus, sera-​t-​il dit qu’il aura fui la colère du fils de Pélée ?

La mort qui flé­chit les genoux ter­ri­fie les hommes, mais une vie indigne, la mort de son hon­neur, de son carac­tère héroïque ter­ri­fie certes plus le Priamide.

« La gloire est une seconde vie, une éter­ni­té ter­restre pour le héros qui sait la méri­ter » lui avait-​on dit quand, tout jeune, il appre­nait à manier l’é­pée meur­trière et la forte lance.

Oui, il sau­ra la gar­der cette gloire acquise au com­bat tueur d’hommes, il sera digne de son sang et de son rang. La veuve incon­so­lable n’au­ra pas à rou­gir quand on dira : « Voici la femme d’Hector, celui qui est mort alors qu’on se bat­tait devant Ilion ».

Que les dieux bénissent son fils ! Que l’on puisse dire, en le voyant à l’ouvre : « Il est encore plus grand que son père » et que sa mère se réjouisse de ses exploits.

Andromaque le regarde avec un rire en pleurs.

N’est-​il pas étrange que tout son être de guer­rier tienne tant à cet être si fra­gile qui, tout droit, s’ac­croche encore à lui dans l’é­treinte d’un der­nier adieu ? Ah ! « sou­te­nir le plus abso­lu des bai­sers » . et par­tir, vite, en se cachant confon­du, dans des yeux débor­dants de larmes silen­cieuses, avec la pous­sière du sol, et l’or du ciel. »

L’enjeu est d’importance.

Comme le dit Gustave Thibon :

« Tout ce qu’on reproche aux valeurs per­ma­nentes – d’emprisonner l’homme, de muti­ler son des­tin, de bar­rer son ave­nir, etc. – on le retrouve, sous une forme dégra­dée et infi­ni­ment plus oppres­sive, dans les nou­velles valeurs qu’on sub­sti­tue aux prin­cipes éter­nels. L’évanouissement de l’homme suit la divi­ni­sa­tion de l’homme comme l’in­cen­die se résout en cendres. »

Par l’en­sei­gne­ment, par l’é­du­ca­tion, puissent nos enfants conti­nuer à mar­cher sur le che­min de la pié­té et de la sagesse.

« Cette sagesse qui fon­dée sur la connais­sance des inva­riants de la nature et de la des­ti­née, nous invite à un nou­veau dépas­se­ment – celui qui nous conduit du « Dieu des phi­lo­sophes et des savants », auteur de la nature et pré­sent dans son ouvre, au « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », auteur de la grâce et pré­sent dans la soli­tude des cours. C’est dans ce sens que Simone Weil disait que l’é­tude est vaine si elle ne se pro­longe pas en prière. A cette lumière, les inva­riants de la créa­tion que nous découvre la culture appa­raissent comme des signaux vers l’in­créé : ce sont des balises jalon­nant un ter­rain d’en­vol qui se pro­longe dans le ciel. » (Gustave Thibon)

Mère Marie-​Geneviève Rivière, Prieure Générale