Jean-​Marie Guénois : de Benoit XVI à François, les mystères d’une succession – 12 septembre 2014


Note de la rédac­tion de La Porte Latine :
il est bien enten­du que les com­men­taires repris dans la presse exté­rieure à la FSSPX
ne sont en aucun cas une quel­conque adhé­sion à ce qui y est écrit par ailleurs.

FIGAROVOX/​GRAND ENTRETIEN – Quelques mois après son élec­tion, le pape François béné­fi­cie tou­jours d’une popu­la­ri­té extra­or­di­naire. Jean-​Marie Guénois revient sur le style et les idées du nou­veau sou­ve­rain pon­tife, et sur ses dif­fé­rences avec son pré­dé­ces­seur. Jean-​Marie Guénois est rédac­teur en chef adjoint du Figaro char­gé des reli­gions. Il vient de publier Jusqu’ou ira François chez JC Lattes.

FigaroVox : Votre livre revient sur le conclave qui a élu le pape . Etait-​ce réel­le­ment une sur­prise ? Que sait-​on aujourd’­hui de cette élection ? 

Jean-​Marie GUÉNOIS : L’élection de François fut une sur­prise totale. Dès que Benoît XVI annon­ça sa démis­sion le 11 février 2013 l’en­semble des obser­va­teurs l’ont exclu de leur liste des « papa­bile », ces car­di­naux sus­cep­tibles d’être élus comme trop vieux, parce qu’il avait raté son tour en 2005 contre Ratzinger et… qu’il était malade d’un pou­mon. Nous avons été une poi­gnée seule­ment à le repla­cer dans le trio de tête le jour de l’en­trée des hommes en rouges dans la cha­pelle Sixtine parce que bien infor­més, nous avions su l’im­pact de son dis­cours devant ses pairs car­di­naux. Et nous savions que son nom cir­cu­lait à nou­veau par­mi ceux qui allaient voter comme étant peut-​être l’homme pro­vi­den­tiel qu’ils recher­chaient. Avec le recul on s’a­per­çoit aujourd’­hui que cette « remon­tée » du car­di­nal Bergoglio dans les son­dages car­di­na­lices, si l’on peut dire, n’a pas été un hasard. Certes il a fait une forte impres­sion sur ses confrères lors des séances pré­pa­ra­toires du vote mais il appa­rait qu’un groupe de car­di­naux idéo­lo­gi­que­ment oppo­sé à Benoît XVI, en par­ti­cu­lier ceux qui avaient sou­te­nu le car­di­nal Argentin lors du conclave de 2005, le consi­dé­raient depuis long­temps et tou­jours comme un recours pos­sible. De ce point de vue la renon­cia­tion de Benoît XVI a été pour eux une divine sur­prise. Ils étaient prêts. Les Italiens et les can­di­dats de curie étant trop divi­sés, le pape sor­tant ne vou­lant peser en rien sur la suite, ce groupe déci­dé sur le nom de Bergoglio l’a por­té suf­fi­sam­ment haut dès le pre­mier suf­frage pour mener le conclave car il est appa­ru à la majo­ri­té comme l’homme de carac­tère, libre des intrigues romaines, âgé donc n’ayant rien à perdre, avec une vision clair et apte à réfor­mer la curie.

Comment expli­quer la dif­fé­rence de vision entre et François. Qu’est-​ce qui les dis­tingue. Est-​on pas­sé d’un pape tra­di­tion­na­liste à un pape progressiste ? 

La rup­ture ecclé­siale est totale. Le Vatican et l’Eglise en géné­rale, mini­mise ce bas­cu­le­ment mais c’est une autre vision de l’Eglise que porte le car­di­nal Bergoglio. Ratzinger et lui ne se connais­saient pas ou presque pas, ne se fré­quen­taient pas et n’ap­par­te­naient encore moins aux mêmes cercles. On sait aujourd’­hui que le car­di­nal Bergoglio, pour être un homme d’Eglise, ne par­ta­geait pas les orien­ta­tions du pon­ti­fi­cat de Benoît XVI et évi­tait de venir à Rome. Mais à sim­pli­fier l’op­po­si­tion entre les deux hommes aux caté­go­ries réduc­trices « pro­gres­siste » « conser­va­teur » on res­te­rait à la sur­face des choses. Je dirais que tout les sépare sauf leur foi catho­lique pro­fonde ancrée et la même volon­té d’é­van­gé­li­ser à tout prix un monde désen­chan­té. Et c’est sur ce der­nier point que les pro­gres­sistes, ceux que j’ap­pelle dans mon livre « les nou­veaux papistes » qui croient déte­nir enfin « leur » pape et qui ima­ginent que l’Eglise catho­lique, cette fois, deux mil­lé­naires plus tard va deve­nir enfin « l’Eglise du Christ », se trompent lour­de­ment. François est loin d’être un pro­tes­tant qui dépouille­rait l’Eglise catho­lique de sa den­telle. C’est un pape dépouillé ultra catho­lique, volon­taire, à la lati­no amé­ri­caine. Il n’a qu’une idée en tête : la nou­velle évan­gé­li­sa­tion ! Il reprend et ampli­fie le pro­gramme de relance de l’Eglise catho­lique de Jean-​Paul II par cette nou­velle évan­gé­li­sa­tion. François est le pape de la nouvelle-​nouvelle évan­gé­li­sa­tion, un concept vio­lem­ment com­bat­tu depuis trente ans par l’aile pro­gres­siste de l’Eglise.

Sait-​on quel regard Benoit XVI porte sur son successeur ? 

Benoit XVI a tou­jours été un homme dis­cret, timide et le demeure plus que jamais. Il semble qu’il soit res­té silen­cieux le soir de l’é­lec­tion de François car il savait ce qu’elle signi­fiait. Il n’a pas pré­pa­ré sa suc­ces­sion comme je le démontre dans l’ou­vrage. Il a mûri lon­gue­ment sa renon­cia­tion mais il a lais­sé sa suite aux mains de la pro­vi­dence. Il s’est incli­né devant le minis­tère de Pierre pen­dant son pon­ti­fi­cat au point de dis­pa­raître der­rière la fonc­tion. Il s’est incli­né en démis­sion­nant. Il s’est incli­né devant le choix des car­di­naux. Il s’in­cline donc devant son suc­ces­seur avec un pro­fond res­pect parce que Benoît XVI est d’une foi et d’une loyau­té rare. Il ne voit pas le monde en terme poli­tiques mais en terme sur­na­tu­rels. Il voit donc la main de Dieu dans l’ar­ri­vée sur le siège de Pierre du car­di­nal Bergoglio. Il voit la volon­té de Dieu dans le choc interne et dans le phé­no­mène externe que ce nou­veau pape pro­voque. En retour, François a une immense estime et affec­tion pour son prédécesseur. 

Un cer­tain nombre de choix du pré­cé­dent pon­ti­fi­cat (litur­gie, ensei­gne­ment) semblent être à mille lieux des pré­oc­cu­pa­tions de François. Est-​ce le cas ? 

Il y a une rup­ture de style et de vision. Ne pas le recon­naitre comme cer­tains le sou­tiennent au Vatican est un manque de luci­di­té. François adopte non seule­ment un tout autre style que Benoît XVI mais il a sur­tout une autre vision de ce que doit être l’Eglise : « une Eglise pauvre pour les pauvres » tout est dit dans sa phrase pro­non­cée devant la presse trois jours après son élec­tion. Maintenant si l’on regarde la chaine des papes depuis plus un siècle on s’a­per­çoit que les rup­tures par­fois bru­tales ou inat­ten­dues finissent non pas par s’ins­crire dans une conti­nui­té mais par écrire une conti­nui­té. Celle-​ci ne va pas sans luttes ni ten­sions mais la por­tée de cette conti­nui­té se com­prend sou­vent des décen­nies plus tard. Pour le meilleur et pour le pire…

Comment expliquez-​vous l’ex­tra­or­di­naire popu­la­ri­té du pape François ? 

Le contraste d’at­ti­tude entre ces deux papes dès la pre­mière minute de l’ap­pa­ri­tion de François au bal­con de Saint Pierre a été d’une telle ampleur que cette rup­ture a lit­té­ra­le­ment sau­té aux yeux du monde entier qui était ins­tan­ta­né­ment relié. C’est là aus­si une nou­veau­té : il n’y avait qua­si­ment pas de smart­phone en 2005 pour Benoît XVI. Ce fai­sant le pre­mier pape lati­no amé­ri­cain a tou­ché dans la seconde même par sa nou­veau­té et par sa sim­pli­ci­té comme lors de la pre­mière appa­ri­tion de Jean-​Paul II mais l’ef­fet média fut cen­tu­plé. Il serait tou­te­fois bien super­fi­ciel d’af­fir­mer que la popu­la­ri­té de François est liée à son seul per­son­nage et à la puis­sance de la mul­ti­pli­ca­tion des récep­teur médias por­ta­tifs. Je viens encore de l’ex­pé­ri­men­ter lors du voyage en Corée cet été : le pas­teur François a l’art de par­ler au cœur. Droit au cœur. Cette langue est uni­ver­selle, mul­ti­cul­tu­relle. Ce pape qui prêche comme un curé de cam­pagne, en connaît toutes les nuances et les secrets. Il la maî­trise à la per­fec­tion cette gram­maire invi­sible. Il en use et en abuse par­fois fri­sant la déma­go­gie. Dans un monde angois­sé et désen­chan­té, ce lan­gage chaud, sans mot, ras­sure, apaise et redonne de l’es­poir. Ce lea­der mon­dial fait donc mouche comme Jean-​Paul II le fit, on l’a un peu trop oublié.

Va-​t-​il trans­for­mer le gou­ver­ne­ment de l’Eglise ? 

C’est déjà fait. Sur deux dos­siers stra­té­giques, le gou­ver­ne­ment et les finances. Et on l’at­tend sur la doc­trine. A chaque fois François uti­lise la même tac­tique. Plutôt que d’at­ta­quer de front une curie qui ne veut pas for­cé­ment se lais­ser réfor­mer aus­si faci­le­ment – et qui n’a pas que des défauts, il faut le dire, c’est l’ad­mi­nis­tra­tion cen­trale de l’Eglise – le pape ébauche en paral­lèle un autre cir­cuit déri­vé de déci­sions. Pour les affaires géné­rales et la stra­té­gie qui étaient le pré car­ré de la Secrétairerie d’Etat, l’é­qui­valent de Matignon, il a inven­té le « conseil des car­di­naux ». Huit tout d’a­bord pen­dant un an, puis neuf car il a tout de même bien fal­lu admettre dans le cercle, le pre­mier ministre, le secré­taire d’Etat qui n’a­vait pas voix au cha­pitre ! Le résul­tat, un an et demi après son élec­tion, est élo­quent car il a fait la même chose pour les finances. C’est désor­mais le pape qui gou­verne tout. Ce grand tra­vailleur a tout pris en main. Paradoxalement, en revanche, il semble vou­loir sou­mettre aux voix une par­tie de la doc­trine. Dans son exhor­ta­tion apos­to­lique « la joie de l’Evangile » qui est à ce jour le docu­ment majeur de son pon­ti­fi­cat et qu’il faut lire pour le com­prendre, il annonce deux réformes pour les ques­tions doc­tri­nales : sou­mettre davan­tage de déci­sions au synode des évêques, une assem­blée épis­co­pale mon­diale ; et confier cer­taines zones de la doc­trine aux confé­rences épis­co­pales qui adap­te­raient mieux, dans son esprit, l’en­sei­gne­ment de l’Eglise aux spé­ci­fi­ci­tés locales. Mais autant sa réforme struc­tu­relle passe, et encore, autant cette pers­pec­tive d’une décen­tra­li­sa­tion doc­tri­nale, voit déjà des levers de bou­cliers. Elle com­porte en effet un risque de déli­te­ment de l’u­ni­té déjà com­plexe de l’Eglise catho­lique, selon un phé­no­mène de frag­men­ta­tion que les Eglises pro­tes­tantes et ortho­doxes connaissent bien, elles qui courent après leur uni­té per­due depuis des siècles…

Et le sta­tut des divorcés-remariés ? 

Le pape est un homme de ter­rain, un pas­teur. Il est sou­cieux de récon­ci­lier le plus grand nombre avec le Christ et avec l’Eglise catho­lique. Si le maître mot de son « pro­gramme » interne est « pau­vre­té », le maître mot de ce pro­gramme externe est « misé­ri­corde ». Cette « poli­tique » s’ap­plique à la ques­tion des divor­cés rema­riés. Il veut à tout prix trou­ver une solu­tion pour ne plus reje­ter des couples qui dési­re­raient vrai­ment retrou­ver la com­mu­nion de l’Eglise. Mais cela revient, sur le plan théo­lo­gique, à résoudre la qua­dra­ture du cercle. Sans comp­ter de lourdes oppo­si­tions internes – et de haut niveau – contre cette réforme qui risque de remettre en cause l’é­di­fice des sacre­ments de l’Eglise catho­lique. Rien n’est donc fait. Les deux synodes, en octobre pro­chain et dans un an convo­qués par le pape sur le thème de la famille pour notam­ment résoudre cette ques­tion ont de fortes chances de ne pas abou­tir. A moins que François – comme le fit Paul VI dans un autre genre qui impo­sa le refus de la contra­cep­tion alors que les théo­lo­giens disaient oui – décide, lui-​même, en tant que pape, d’a­van­cer sur ce dos­sier. Ce qui pro­vo­que­rait, aux yeux de cer­tains, un risque de schisme interne. En tout cas, ce dos­sier des divor­cés rema­riés, réso­lu ou non, sera l’un des mar­queurs his­to­rique de ce pon­ti­fi­cat. Davantage que la réforme de la curie qui est un dos­sier très interne. 

Est-​il un pape de gauche ? 

Oui, François est un pape de gauche sur le plan social. Sans aucun doute. Mais son style très auto­ri­taire et le clas­si­cisme de sa spi­ri­tua­li­té le poussent à droite ! A vrai dire il est assez inclas­sable et démontre dans une même séquence, un voyage par exemple, des visages très oppo­sés. « Sono un po fur­bo » avait ‑il pré­ve­nu dans sa pre­mière inter­view accor­dée à une revue jésuite, « je suis – un peu – rusé….». Il l’est, effec­ti­ve­ment. C’est un poli­tique, un homme de gou­ver­ne­ment, qui sait faire comme l’on dit. Benoît XVI bou­dait cette dimen­sion de la fonc­tion. D’une intel­li­gence rare, il n’en avait pas le carac­tère. Professeur, il pen­sait qu’un dis­cours clair et net suf­fi­sait. François lui tape du point sur la table et véri­fie sur les choses suivent.

Croit-​il fina­le­ment au rôle du pape tel qu’on le connaît depuis le concile Vatican I ? 

Il appa­rait, dans les faits obser­vés depuis son élec­tion et dans son atti­tude que François récuse sys­té­ma­ti­que­ment tous les attri­buts du pou­voir « impé­rial » du pape. Il est en ce sens un « anti­pape ». J’ai été ten­té si ce rac­cour­ci n’a­vait pas été si conno­té, de don­ner ce titre à mon ouvrage car ce pape repousse avec véhé­mence tous les attri­buts du pou­voir tout en étant lui-​même, c’est le para­doxe, fort auto­ri­taire. L’exemple du choix des petites autos est symp­to­ma­tique. Même s’il est par­fois ridi­cule, comme en Corée où sa petite KIA, cos­sue, inté­rieur cuir tout de même, était sui­vie par un impo­sant et inter­mi­nable cor­tège de puis­santes ber­lines offi­cielles ! Le peuple coréen a applau­di. La ques­tion n’est tou­te­fois pas dans le style ou le stan­ding car tout cela coûte cher mal­gré tout comme les appar­te­ments à Sainte Marthe, ou ceux vides dans le palais apos­to­lique ou à Castel Gandolfo que des per­son­nels doivent entre­te­nir comme avant. La ques­tion n’est donc pas une affaire de gad­gets ou de cou­leurs de chaus­sures mais c’est celle de l’au­to­ri­té du pape. Voilà l’en­jeu : à trop désa­cra­li­ser la fonc­tion, elle perd son auto­ri­té. C’est vrai aus­si dans le domaine poli­tique. On com­mence à en voir d’ailleurs les effets depuis que François a annon­cé – à trois reprises depuis un an – qu’il renon­ce­ra à l’exemple de Benoît XVI, une révo­lu­tion men­tale se pro­duit : de qua­si sacrée le minis­tère pétri­nien devient caduque, il était nim­bé d’un cer­tain mys­tère, d’un lien deux fois mil­lé­naire, le voi­là deve­nu une fonc­tion pure­ment élec­tive de court terme…

Y‑a-​t-​il à Rome et dans l’Eglise une oppo­si­tion à toutes ces réformes ?

L’opposition a tou­jours exis­té dans l’Eglise. Sous Jean XXIII, sous Paul VI, sous Jean-​Paul II en par­ti­cu­lier au début de son pon­ti­fi­cat, sous Benoît XVI et sous François. Elle est par­fois fron­tale sur le plan théo­lo­gique mais plus polie sur le plan du style. La culture ecclé­siale est tou­te­fois fon­dée sur l’o­béis­sance au supé­rieur. La plu­part des oppo­sants sont donc et mal­gré tout des légi­ti­mistes. Autre élé­ment de la culture ecclé­siale sou­vent peu cou­ra­geuse et peu franche : la patience. Beaucoup d’op­po­sants estiment que le pape François aura un suc­ces­seur et que l’Eglise conti­nue­ra… En défi­ni­tive cette oppo­si­tion à François s’ex­prime plus par une résis­tance pas­sive, sour­noise que par des décla­ra­tions toni­truantes. Ce n’est pas le genre de la mai­son ! Nous ne sommes pas dans le judaïsme ou chez les ortho­doxes où les portes claquent. Cela dit, tous savent, à Rome en par­ti­cu­lier, que cette oppo­si­tion théo­lo­gique ou ecclé­siale, pèse peu face à l’en­goue­ment popu­laire pour ce pape. Et tous, y com­pris ses oppo­sants qui nuancent tou­jours leur pro­pos car tous sont gré d’a­voir inver­sé l’i­mage désas­treuse de l’Eglise en seule­ment quelques mois. François est dis­cu­té mais il très respecté.

Sources : FIGAROVOX/​GRAND ENTRETIEN/​LPL

N.B. : sur­li­gnage, hyper­liens et pho­tos de la rédac­tion de LPL