Cardinal Caffarra : ne touchez pas au mariage institué par le Christ

Note de la rédac­tion de La Porte Latine :
il est bien enten­du que les com­men­taires repris dans la presse exté­rieure à la FSSPX
ne sont en aucun cas une quel­conque adhé­sion à ce qui y est écrit par ailleurs.

Deux semaines après le consis­toire sur la famille, le car­di­nal arche­vêque de Bologne, Mgr Carlo Caffarra, les thèmes à l’ordre du jour du Synode extra­or­di­naire d’oc­tobre pro­chain et du Synode ordi­naire de 2015 : mariage, famille, doc­trine de Humanae Vitae, péni­tence.

  • Il Foglio – « Familiaris Consortio » de Jean-​Paul II est l’objet d’un tir croi­sé. D’une part on dit qu’elle est la fon­da­tion de l’Évangile de la famille, de l’autre que c’est un texte dépas­sé. Son actua­li­sa­tion est-​elle concevable ?

- Cardinal CaffaraSi l’on parle du gen­der et du soi-​disant mariage homo­sexuel, il est vrai qu’au temps de Familiaris Consortio on n’en par­lait pas. Mais tous les autres pro­blèmes, sur­tout celui des divor­cés rema­riés, on en parle depuis long­temps. J’en suis un témoin direct, puisque que j’é­tais un des consul­tants du Synode de 1980. Dire que Familiaris Consortio est née dans un contexte his­to­rique com­plè­te­ment dif­fé­rent de celui d’au­jourd’­hui est erro­né. Cette pré­ci­sion étant faite, je dis qu’a­vant tout Familiaris Consortio nous a ensei­gné une méthode avec laquelle on doit affron­ter les ques­tions du mariage et de la famille. À l’utilisation de cette méthode est asso­ciée une doc­trine qui reste un point de réfé­rence inéliminable.

Quelle méthode ? Lorsqu’il fut deman­dé à Jésus à quelles condi­tions le divorce était licite, la licéi­té comme telle ne se dis­cu­tait pas à cette époque. Jésus n’entre pas dans la pro­blé­ma­tique casuiste dont éma­nait la ques­tion, mais indique dans quelle direc­tion on doit regar­der pour com­prendre ce qu’est le mariage et par consé­quent la véri­té de l’in­dis­so­lu­bi­li­té matri­mo­niale. C’était comme si Jésus avait dit : « Voyez-​vous, vous devez sor­tir de cette logique casuiste et regar­der dans une autre direc­tion, celle du Principe ». C’est-​à-​dire : vous devez regar­der là où l’homme et la femme viennent à l’exis­tence dans la pleine véri­té de leur être d’homme et femme appe­lés à deve­nir une seule chair. Dans une caté­chèse, Jean-​Paul II dit : « Survient alors, lorsque l’homme se trouve pour la pre­mière fois face à la femme, la per­sonne humaine dans la dimen­sion du don réci­proque dont l’ex­pres­sion (qui est l’ex­pres­sion même de son exis­tence en tant que per­sonne) est le corps humain dans toute la véri­té ori­gi­naire de sa mas­cu­li­ni­té et de la fémi­ni­té ». Celle-​ci est la méthode du Familiaris Consortio.

  • Quelle est la signi­fi­ca­tion plus pro­fonde et actuelle de « Familiaris Consortio » ?

- « Pour avoir des yeux capables de regar­der dans la lumière du Principe », Familiaris Consortio affirme que l’Église a un sens sur­na­tu­rel de la foi, qui ne consiste pas seule­ment ou néces­sai­re­ment dans le consen­te­ment des fidèles. L’Église, en sui­vant le Christ, cherche la véri­té, qui ne coïn­cide pas tou­jours avec l’o­pi­nion de la majo­ri­té. Elle écoute la conscience et pas le pou­voir. Et en cela elle défend les pauvres et les mépri­sés. L’Église peut aus­si appré­cier la recherche socio­lo­gique et sta­tis­tique, lorsqu’elle s’avère utile pour situer le contexte his­to­rique. Cependant, il ne faut pas pen­ser qu’une telle recherche est pure­ment et sim­ple­ment l’ex­pres­sion du sens de la foi (FC 5).

J’ai par­lé de véri­té du mariage. Je vou­drais pré­ci­ser que cette expres­sion ne désigne pas une règle idéale du mariage. Elle indique ce que Dieu, par son acte créa­teur, a ins­crit dans la per­sonne de l’homme et de la femme. Le Christ dit qu’a­vant de consi­dé­rer les cas, il faut savoir de quoi nous par­lons. Il ne s’agit pas d’une règle qui admet ou pas des excep­tions, d’un idéal auquel nous devons tendre. Nous par­lons de ce que sont le mariage et la famille. Avec cette méthode, Familiaris Consortio déter­mine ce que sont le mariage et la famille et ce qui est son « génome » ; il emploie l’ex­pres­sion du socio­logue Donati, que ce n’est pas un génome natu­rel, mais un génome social et de com­mu­nion. C’est dans cette pers­pec­tive que l’Exhortation déter­mine le sens plus pro­fond de l’in­dis­so­lu­bi­li­té du mariage (cf FC 20).

Familiaris Consortio a donc repré­sen­té un immense déve­loppe doc­tri­nal, ren­du pos­sible à par­tir du cycle de caté­chèses de Jean-​Paul II sur l’a­mour humain. Dans la pre­mière de ces caté­chèses, celle du 3 sep­tembre 1979, Jean-​Paul II il dit qu’il veut accom­pa­gner comme à dis­tance les tra­vaux pré­pa­ra­toires du Synode qui va se tenir l’an­née sui­vante. Il ne l’a pas fait en affron­tant direc­te­ment des thèmes des ses­sions syno­dales, mais en diri­geant l’at­ten­tion vers les racines pro­fondes. C’est comme s’il avait dit : Moi, Jean-​Paul II, je veux aider les pères syno­daux. Comment les aider ? En les ame­nant à la racine des ques­tions. C’est de ce retour aux racines que naît la grande doc­trine sur le mariage et la famille don­née à l’Église par le Familiaris Consortio. Et il n’a pas igno­ré les pro­blèmes concrets. Il a aus­si par­lé du divorce, de l’union libre, du pro­blème de l’ad­mis­sion de divorcés-​remariés à l’Eucharistie. L’image donc d’une Familiaris Consortio qui appar­tient au pas­sé, qui n’a plus rien à dire au pré­sent, est cari­ca­tu­rale. Ou bien c’est une consi­dé­ra­tion venant de per­sonnes qui ne l’ont pas lue.

  • De nom­breuses confé­rences épis­co­pales ont sou­li­gné que des réponses aux ques­tion­naires en pré­pa­ra­tion des deux pro­chains Synodes, il émerge que la doc­trine des « Humanae Vitae » crée main­te­nant seule­ment confu­sion. Est-​ce le cas, ou est-​ce que cela a été un texte prophétique ?

- Le 28 juin 1978, un peu plus qu’un mois avant de mou­rir, Paul VI disait : « Pour Humanae Vitae, vous remer­cie­rez Dieu et moi-​même ». Quarante-​six ans après, nous voyons syn­thé­ti­que­ment ce qui est arri­vé à l’ins­ti­tu­tion du mariage et on se rend à quel point ce docu­ment a été pro­phé­tique. En niant le lien indis­so­luble entre la sexua­li­té conju­gale et la pro­créa­tion, c’est-​à-​dire en niant l’en­sei­gne­ment d’Humanae Vitae, on a ouvert la voie à l’incohérence réci­proque entre la pro­créa­tion et la sexua­li­té conju­gale : from sex without babies to babies without sex.

La fon­da­tion de la pro­créa­tion humaine sur le ter­rain de l’a­mour conju­gal s’est pro­gres­si­ve­ment assom­brie, et on a gra­duel­le­ment construit l’i­déo­lo­gie que n’im­porte qui peut avoir un enfant. Le céli­ba­taire homme ou femme, l’homosexuel, éven­tuel­le­ment en rem­pla­çant la mater­ni­té. Donc, de façon cohé­rente, on est pas­sé de l’i­dée de l’enfant atten­du comme un don à l’enfant pro­gram­mé comme un droit : on dit qu’il existe le droit à avoir un enfant. Qu’on pense à la récente déci­sion du tri­bu­nal de Milan qui a affir­mé le droit à la paren­ta­li­té, comme s’il énon­çait le droit à avoir une per­sonne. C’est incroyable. J’ai le droit d’avoir des choses, pas des per­sonnes. On a construit pro­gres­si­ve­ment un code sym­bo­lique, à la fois éthique et juri­dique, qui relègue main­te­nant la famille et le mariage dans la pure affec­ti­vi­té pri­vée, sans égard pour les effets sur la vie sociale. Il n’y a pas de doute que lorsque Humanae Vitae a été publiée, l’an­thro­po­lo­gie qui la sous-​tendait était très fra­gile et n’é­tait pas dénuée d’un cer­tain bio­lo­gisme dans l’ar­gu­men­ta­tion. Le magis­tère de Jean-​Paul II a eu le grand mérite de construire une anthro­po­lo­gie adap­tée à la base de Humanae Vitae. La ques­tion qu’il faut se poser n’est pas de savoir si Humanae Vitae est appli­cable aujourd’­hui et dans quelle mesure, ou si par contre elle est source de confu­sion. À mon avis, la vraie ques­tion est autre.

  • Laquelle ? Humanae Vitae dit la véri­té sur le bien inhé­rent dans la rela­tion conju­gale ? Dit-​elle la véri­té sur le bien qui est pré­sent dans l’u­nion des per­sonnes des deux conjoints dans l’acte sexuel ?

- En effet, l’es­sence des pro­po­si­tions nor­ma­tives de la morale et du droit se trouve dans la véri­té du bien qui, par essence, est objec­ti­vée. Si on ne se met pas dans cette pers­pec­tive, on tombe dans la casuis­tique des Pharisiens. Et on n’en sort plus, parce qu’on arrive dans une impasse au bout de laquelle on est for­cé de choi­sir entre la règle morale et la per­sonne. Si on sauve l’une, on ne sauve pas l’autre. La ques­tion du ber­ger est donc la sui­vante : com­ment puis-​je gui­der les conjoints à vivre leur amour conju­gal dans la véri­té ? Le pro­blème n’est pas de véri­fier si les conjoints se trouvent dans une situa­tion qui les exempte d’une règle, mais quel est le bien du rap­port conju­gal. Quelle est sa véri­té intime.

Je m’é­tonne qu’on dise que Humanae Vitae crée de la confu­sion. Qu’est-ce que cela veut dire ? Connaissent-​ils au moins ce qu’a fon­dé Jean-​Paul II sur Humanae Vitae ? J’ajouterai une remarque. Je suis pro­fon­dé­ment éton­né par le fait que, dans ce débat, même d’éminents car­di­naux ne tiennent pas compte des cent quatre caté­chèses sur l’a­mour humain. Jamais aucun Pape n’en avait autant par­lé. Ce Magistère n’est pas accep­té, comme s’il n’exis­tait pas. Crée-​t-​il de la confu­sion ? Celui qui affirme cela est-​il au moins au cou­rant de tout ce qui a été sur le plan scien­ti­fique sur une régu­la­tion natu­relle des concep­tions ? Est-​il au cou­rant des innom­brables couples qui, dans le monde, vivent avec joie la véri­té de Humanae Vitae ? Même le car­di­nal Kasper sou­ligne qu’il y a des grandes attentes dans l’Église en vue du Synode et qu’on court le risque d’une très grande décep­tion si celles-​ci n’étaient pas satis­faites. Un risque concret, d’après lui ? Je ne suis pas un pro­phète ni un fils de pro­phètes. Il arrive un évé­ne­ment admi­rable. Lorsque le ber­ger ne prêche pas son opi­nion ou celle du monde, mais l’Évangile du mariage, ses paroles frappent les oreilles des audi­toires, mais dans leur cœur le Saint-​Esprit agit et l’ouvre aux mots du berger.

Ensuite, je me demande de quelles attentes nous par­lons. Une grande chaîne de télé­vi­sion amé­ri­caine a réa­li­sé une enquête sur des com­mu­nau­tés catho­liques du monde entier. C’est une pho­to­gra­phie d’une réa­li­té beau­coup diverse que les réponses au ques­tion­naire recueillies en Allemagne, en Suisse et en Autriche. Un seul exemple. 75 pour cent des catho­liques dans la plu­part des pays afri­cains sont contre l’ad­mis­sion des divor­cés rema­riés à l’Eucharistie. Je le répète encore : de quelles attentes parlons-​nous ? De celles de l’Occident ? L’Occident est-​il donc le para­digme fon­da­men­tal de l’annonce de l’Église ? Sommes-​nous encore à ce point ? Allons écou­ter un peu les pauvres aus­si. Je suis très per­plexe et pen­sif lorsque on dit qu’ou bien on va dans une cer­taine direc­tion, ou bien il serait pré­fé­rable de ne pas tenir le Synode. Quelle direc­tion ? La direc­tion que, cen­sé­ment, ont indi­quée les com­mu­nau­tés de la Mitteleuropa ? Et pour­quoi pas la direc­tion indi­quée par les com­mu­nau­tés africaines ?

  • Le car­di­nal Müller a dit qu’il est déplo­rable que les catho­liques ne connaissent pas la doc­trine de l’Église et que ce manque ne peut pas jus­ti­fier l’exi­gence d’a­dap­ter l’en­sei­gne­ment catho­lique à l’es­prit du temps. Manque-​il une pas­to­rale familiale ?

- Elle manque. C’est une très grave res­pon­sa­bi­li­té pour nous, les ber­gers, de tout réduire aux cours pré­nup­tiaux. Et l’é­du­ca­tion à l’af­fec­ti­vi­té des ado­les­cents, des jeunes ? Quel ber­ger des âmes parle encore de chas­te­té ? Quant à moi je constate un silence presque total là-​dessus, depuis des années.

Veillons à l’ac­com­pa­gne­ment des jeunes couples : demandons-​nous si nous avons annon­cé vrai­ment l’Évangile du mariage, si nous l’a­vons annon­cé comme l’a deman­dé Jésus. Et ensuite, pour­quoi on ne demande pour­quoi les jeunes ne se marient pas plus. Ce n’est pas tou­jours pour des rai­sons éco­no­miques, comme on le dit habi­tuel­le­ment . Je parle de la situa­tion de l’Occident. Si on fait une com­pa­rai­son entre les jeunes qui se mariaient jus­qu’il y a trente ans et aujourd’­hui, les dif­fi­cul­tés qu’ils avaient il y a trente ou qua­rante ans étaient mineures par rap­port à aujourd’­hui. Mais ceux-​là construi­saient un pro­jet, avaient une espé­rance. Aujourd’hui ils ont peur et l’avenir fait peur ; mais s’il y a un choix qui exige un espoir dans l’avenir, c’est bien le choix de s’é­pou­ser. Ce sont les inter­ro­ga­tions fon­da­men­tales aujourd’hui.

J’ai impres­sion que si Jésus se pré­sen­tait tout à coup dans une réunion de prêtres, d’é­vêques et de car­di­naux qui dis­cutent de tous les graves pro­blèmes du mariage et de la famille, et qu’ils lui deman­daient comme le firent les Pharisiens : « Maître, le mariage est–il dis­so­luble ou indis­so­luble ? Ou y a‑t-​il des cas où, après due péni­tence… ? »… Que répon­drait Jésus ? Je pense qu’il ferait la même réponse qu’aux Pharisiens : « Gardez le Principe ».

Le fait est que main­te­nant on veut gué­rir des symp­tômes sans affron­ter sérieu­se­ment la mala­die. Le Synode, donc, ne pour­ra pas évi­ter de prendre posi­tion face à ce dilemme : la façon dont s’est déve­lop­pée la mor­pho­gé­nèse du mariage et de la famille est posi­tive pour les per­sonnes, pour leurs rela­tions et pour la socié­té, ou au contraire est-​ce une déca­dence des per­sonnes et de leurs rela­tions qui peut avoir des effets dévas­ta­teurs sur l’en­semble de la civi­li­sa­tion ? Cette ques­tion, le Synode ne peut pas l’é­vi­ter. L’Église ne peut pas consi­dé­rer que ces faits (jeunes qui ne se marient pas, unions libres en aug­men­ta­tion expo­nen­tielle, intro­duc­tion du soi-​disant mariage homo­sexuel dans les sys­tèmes juri­diques, et d’autres points encore) soient des dérives his­to­riques, des processus- his­to­riques dont elle doit prendre acte et donc s’a­dap­ter sub­stan­tiel­le­ment. Non. Jean-​Paul II écri­vait dans La Boutique de l’Orfèvre que« créer quelque chose que reflête l’être et l’a­mour abso­lu est peut-​être la chose plus extra­or­di­naire qui existe. Mais on le fait sans s’en rendre compte ». Même l’Église, donc, doit ces­ser de nous faire sen­tir le souffle de l’é­ter­ni­té dans l’a­mour humain ? Deus avertat !

  • On parle de la pos­si­bi­li­té de réad­mettre dans l’Eucharistie des divor­cés rema­riés. Une des solu­tions pro­po­sées par le car­di­nal Kasper porte sur une période de péni­tence abou­tis­sant à la pleine réin­té­gra­tion. Est-​elle une néces­si­té main­te­nant iné­luc­table, ou est-​ce une adap­ta­tion de l’en­sei­gne­ment chré­tien en fonc­tion des circonstances ?

- Celui qui fait cette hypo­thèse, au moins jus­qu’à pré­sent n’a pas répon­du à une ques­tion très simple : qu’en est-​il du pre­mier mariage célé­bré et consom­mé ? Si l’Église admet à l’Eucharistie, elle doit don­ner de toute façon un juge­ment de légi­ti­mi­té à la seconde union. C’est logique. Mais alors – comme je le deman­dais – qu’en est-​il du pre­mier mariage ? Le deuxième, dit-​on, ne peut pas être un vrai deuxième mariage, car la biga­mie va à l’encontre de la parole du Maître. Et le pre­mier ? Est-​il dis­sout ? Mais les papes ont tou­jours ensei­gné que le pou­voir du Pape n’ar­rive pas là : sur le mariage célé­bré et consom­mé, le Pape n’a aucun pou­voir. La solu­tion expo­sée porte à pen­ser que pre­mier mariage demeure, mais qu’il y a même une deuxième forme de coha­bi­ta­tion que l’Église légi­time. Donc, il y a un exer­cice de la sexua­li­té humaine extracon­ju­gale que l’Église consi­dère légi­time. Mais avec ceci on nie le pilier de la doc­trine de l’Église sur la sexualité.

À ce point un pour­rait se deman­der : pour­quoi n’approuve-​t-​on pas l’union libre ? Et pour­quoi pas les rap­ports entre homo­sexuels ? La ques­tion de fond est donc simple : qu’en est-​il du pre­mier mariage ? Mais per­sonne ne répond. Jean-​Paul II disait en 2000 dans une allo­cu­tion à la Rote qu’ « Il émerge avec clar­té qui la non exten­sion du pou­voir du Pontife Romain aux mariages conclu et consom­més est ensei­gnée par le Magistère de l’Église comme doc­trine à laquelle il faut défi­ni­ti­ve­ment s’en tenir, même si elle n’a pas été décla­rée solen­nel­le­ment par un acte défi­ni­toire ». La for­mule tech­nique « doc­trine à laquelle il faut s’en tenir défi­ni­ti­ve­ment » veut dire que sur ce point on n’admet plus de dis­cus­sion par­mi les théo­lo­giens ni le doute par­mi les fidèles.

  • Donc ce n’est pas seule­ment une ques­tion de pra­tique, mais aus­si de doctrine ?

- Oui, ici on touche la doc­trine. Inévitablement. On peut dire que non, mais c’est le cas. Et pas seule­ment. On intro­duit une cou­tume qui à la longue déter­mine cette idée dans peuple, et pas seule­ment les chré­tiens : qu’il n’existe pas de mariage abso­lu­ment indis­so­luble. Et ceci va évi­dem­ment contre la volon­té du Seigneur. Il n’y a aucun doute là-dessus.

  • Mais n’y a‑t-​il pas un risque de consi­dé­rer le sacre­ment seule­ment comme une levée de bar­rière dis­ci­pli­naire et non comme un moyen de guérison ?

Il est vrai que la grâce du sacre­ment a aus­si un effet de gué­ri­son, mais faut voir dans quel sens. La grâce du mariage gué­rit parce qu’elle libère l’homme et la femme de leur inca­pa­ci­té de s’aimer tou­jours avec toute la plé­ni­tude de leur être. Celle-​ci est la médi­cine du mariage : la capa­ci­té de s’aimer tou­jours. C’est ce que signi­fie gué­rir, et non pas qu’on amé­liore un peu l’état de la per­sonne alors qu’en réa­li­té elle reste malade, c’est-​à-​dire à la base qu’elle reste encore inca­pable d’un carac­tère définitif.

L’indissolubilité matri­mo­niale est un don qui est fait de Christ à l’homme et à la femme qui s’é­pousent en Lui. C’est un don ; ce n’est pas avant tout une règle qui est impo­sée. Ce n’est pas un idéal auquel ils doivent tendre. C’est un don, et Dieu ne se repen­tit jamais de ses dons. Ce n’est pas pour rien que Jésus, en répon­dant aux Pharisiens, fonde sa réponse révo­lu­tion­naire sur un acte divin. « Ce que Dieu a uni », dit Jésus. C’est Dieu qui unit, sinon le carac­tère défi­ni­tif res­te­rait un désir qui est certes natu­rel, mais impos­sible se réa­li­ser. C’est Dieu Lui-​même qui offre l’accomplissement. L’homme peut même déci­der de ne pas appli­quer cette capa­ci­té d’ai­mer défi­ni­ti­ve­ment et tota­le­ment. La théo­lo­gie catho­lique a ensuite concep­tua­li­sé cette vision de foi au tra­vers du concept de lien conju­gal. Le mariage, le signe sacra­men­tel du mariage, pro­duit immé­dia­te­ment par­mi les conjoints un lien qui ne dépend plus de leur volon­té, parce qu’il est un don que Dieu leur a fait.

Ces choses ne sont pas dites aux jeunes qui se marient aujourd’­hui. Et ensuite nous nous éton­nons qu’il arrive cer­taines choses. Un débat très pas­sion­né a tour­né autour du sens de la misé­ri­corde. Quelle valeur a ce mot ? Prenons la page de Jésus et de la femme adul­tère. Pour la femme trou­vée en fla­grant d’adultère, la loi mosaïque était claire : elle devait être lapi­dée. Les Pharisiens en effet demandent à Jésus ce qu’il en pen­sait, afin de le ral­lier à leur point de vue. S’il avait dit :« Lapidez-​la », ils auraient dit immé­dia­te­ment : « Voilà : Lui qui prêche misé­ri­corde, qui va man­ger avec les pécheurs, lorsque c’est le moment, Lui aus­si dit de la lapi­der ». S’il avait dit « Vous ne devez pas la lapi­der », ils auraient dit : « Voilà à quoi amène la misé­ri­corde : à détruire la loi et tout lien juri­dique et moral ». C’est là la pers­pec­tive typique de la morale casuiste, qui vous amène inévi­ta­ble­ment dans une impasse où il y a le dilemme entre la per­sonne et la loi. Les Pharisiens ten­taient d’amener Jésus dans cette impasse. Mais il sort tota­le­ment de cette pers­pec­tive, et dit que l’a­dul­tère est un grand mal qui détruit la véri­té de la per­sonne humaine qui tra­hit. Et pré­ci­sé­ment parce que c’est un grand mal, Jésus, pour l’en­le­ver, ne détruit pas la per­sonne qui l’a com­mis, mais la gué­rit de ce mal lui et recom­mande de ne pas retom­ber dans ce grand mal qu’est l’a­dul­tère. « Je ne te condamne pas. Va et ne pèche plus ».

Voilà la misé­ri­corde dont seul le Seigneur est capable. Voilà la misé­ri­corde que l’Église, de géné­ra­tion en géné­ra­tion, annonce. L’Église doit dési­gner ce qui est mal. Elle a reçu de Jésus le pou­voir de gué­rir, mais à la même condi­tion. Il est tout à fait vrai que le par­don est tou­jours pos­sible : il est pour l’as­sas­sin, est même pour l’adultère.

C’était déjà une dif­fi­cul­té que pré­sen­taient les fidèles à Augustin : on par­donne l’homicide, mais mal­gré cela la vic­time ne revient pas à la vie. Pourquoi ne pas par­don­ner le divorce, cet état de vie, le nou­veau mariage, même si un « retour à la vie » du pre­mier n’est plus pos­sible ? La chose est com­plè­te­ment dif­fé­rente. Dans l’homicide on par­donne à une per­sonne qui a haï une autre per­sonne, et on demande le repen­tir sur cela. L’Église, au fond, s’attriste non parce qu’une vie phy­sique est ter­mi­née, mais plu­tôt parce que dans le cœur de l’homme il y a eu une haine telle qu’elle pousse même à sup­pri­mer la vie phy­sique d’une per­sonne. C’est cela le mal, dit l’Église. Tu dois te repen­tir de cela et je te par­don­ne­rai. Dans le cas d’un divor­cé rema­rié, l’Église dit : « C’est cela le mal : le refus du don de Dieu, la volon­té de cas­ser le lien ins­tau­ré par le Seigneur Lui-​même ». L’Église par­donne, mais à condi­tion que il y ait le repen­tir. Mais le repen­tir dans ce cas signi­fie retour­ner au pre­mier mariage. Il n’est pas sérieux de dire : je suis repen­ti mais je reste dans l’état qui consti­tue la rup­ture de lien dont je me repens.

Souvent, dit-​on, ce n’est pas pos­sible. Il existe de telles cir­cons­tances, certes, mais alors dans ces condi­tions cette per­sonne est dans un état de vie objec­ti­ve­ment contraire au don de Dieu. Familiaris Consortio le dit expli­ci­te­ment. La rai­son pour laquelle l’Église n’ad­met pas les divor­cés rema­riés à l’Eucharistie n’est pas que l’Église pré­sume que tous ceux qui vivent dans cette situa­tion soient en péché mor­tel. La situa­tion sub­jec­tive de ces per­sonnes est connue du Seigneur, qui voit dans la pro­fon­deur du cœur. Saint Paul le dit aus­si : « Vous ne vou­liez pas juger avant que ce soit le moment ». Mais parce que (et cela est jus­te­ment écrit dans Familiaris Consortio) « leur état et leur condi­tion de vie sont en contra­dic­tion objec­tive avec la com­mu­nion d’a­mour entre le Christ et Église, telle qu’elle s’exprime et est ren­due pré­sente dans l’Eucharistie » (FC 84). La misé­ri­corde de l’Église est celle de Jésus, celle qui dit qu’a été bafouée la digni­té de l’é­pouse, le refus du don de Dieu. La misé­ri­corde ne dit pas : « Patience, essayons d’y remé­dier comme nous le pou­vons ». Cela c’est la tolé­rance, qui est fon­da­men­ta­le­ment dif­fé­rent de la misé­ri­corde. La tolé­rance laisse les choses comme elles sont pour des rai­sons supé­rieures. La misé­ri­corde est la puis­sance de Dieu qui enlève de l’é­tat d’injustice.

  • Il ne s’a­git donc pas d’arrangement.

- Ce n’est pas un arran­ge­ment ; pareille chose serait indigne du Seigneur. Pour faire les arran­ge­ments, les hommes suf­fisent. Ici il s’agit de régé­né­rer une per­sonne humaine, ce dont seul Dieu est capable, et en son nom, l’Église. Saint Thomas dit que la jus­ti­fi­ca­tion d’un pécheur est une œuvre plus grande que la créa­tion de l’u­ni­vers. Lorsque un pécheur est jus­ti­fié, il arrive quelque chose qu’il est plus grand que tout l’u­ni­vers. Un acte qui peut-​être se pro­duit dans un confes­sion­nal, à tra­vers un prêtre humble, pauvre. Mais là on accom­plit un acte plus grand que la créa­tion du monde. Nous ne devons pas réduire la misé­ri­corde à des arran­ge­ments, ou la confondre avec la tolé­rance. C’est injuste envers l’œuvre du Seigneur.

  • Un des points les plus fré­quem­ment invo­quées par ceux qui sou­haitent une ouver­ture de l’Église aux per­sonnes qui vivent dans des situa­tions consi­dé­rées irré­gu­lières est que la foi est une mais que les moda­li­tés pour l’ap­pli­quer aux cir­cons­tances par­ti­cu­lières doivent être adé­quates à l’époque, comme l’Église l’a tou­jours fait. Qu’en pensez-vous ?

- L’Église peut se limi­ter à aller là où la portent les pro­ces­sus his­to­riques comme si c’étaient des dérives natu­relles ? C’est en cela que consiste l’annonce de l’Évangile ? Je ne le crois pas, parce que sinon, je me demande comme on fait pour sau­ver l’homme. Je vais vous raconte une anec­dote. Une épouse encore jeune, aban­don­née par son mari, m’a dit qu’elle vit dans la chas­te­té mais que cela lui pèse ter­ri­ble­ment. Parce que, dit-​elle, « je ne suis pas une nonne, mais une femme nor­male ». Mais elle m’a dit qu’elle ne pour­rait pas vivre sans l’Eucharistie. Et donc même le poids de la chas­te­té devient léger, parce qu’elle pense à l’Eucharistie.

Un autre cas. Une dame qui a quatre enfants a été aban­don­née par son mari après plus que vingt ans de mariage. La dame me dit qu’à ce moment elle a com­pris qu’elle devait aimer son mari sur la croix, « comme Jésus a fait avec moi ». Pourquoi ne parle-​t- on pas de ces mer­veilles de la grâce de Dieu ? Ces deux femmes ne se sont pas adap­tées à l’époque ? Il est cer­tain qu’elles ne se sont pas adap­tées à l’époque.

Je vous assure, il reste très mau­vais de prendre acte du silence, dans ces semaines de dis­cus­sion, sur la gran­deur des épouses et des époux qui, bien qu’abandonnés, res­tent fidèles. Le pro­fes­seur Grygiel a rai­son lorsqu’il écrit que ce que les gens pensent de Lui n’in­té­resse pas beau­coup Jésus. C’est ce que pensent ses apôtres qui l’intéresse. Combien de prêtres et d’évêques pour­raient témoi­gner d’épisodes de fidé­li­té héroïque. Il y a quelques années, j’é­tais ici à Bologne, et j’ai vou­lu ren­con­trer des divorcés-​remariés. Il y avait plus de trois cents couples. Nous sommes res­tés ensemble tout un dimanche après-​midi. À la fin, plu­sieurs m’ont dit qu’ils avaient com­pris que l’Église est vrai­ment mère lorsqu’elle empêche de rece­voir l’Eucharistie. En ne pou­vant pas rece­voir l’Eucharistie, ils com­prennent com­bien est grand du mariage chré­tien, et com­bien est beau l’Évangile du mariage.

  • De plus en plus sou­vent on évoque le thème du rap­port entre le confes­seur et le péni­tent, comme solu­tion pos­sible à la souf­france de celui qui a vu échouer son pro­jet de vie. Qu’en pensez-vous ?

La tra­di­tion de l’Église a tou­jours dis­tin­gué – dis­tin­gué, et non sépa­ré – sa tâche magis­té­rielle du minis­tère du confes­seur. En employant une image, nous pour­rions dire qu’elle a tou­jours dis­tin­gué la chaire du confes­sion­nal. C’est une dis­tinc­tion qui ne veut pas signi­fier une dupli­ci­té, mais plu­tôt que l’Église de la chaire, lorsqu’elle parle du mariage, témoigne une véri­té qui n’est pas avant tout une règle ou un idéal vers lequel il faut tendre. C’est là qu’intervient avec ten­dresse le confes­seur, qui dit au péni­tent : « Tout ce que tu as enten­du de la chaire, c’est ta véri­té, qui concerne ta liber­té, bles­sée et fra­gile ». Le confes­seur mène le péni­tent en che­min vers la plé­ni­tude de son bien. Ce n’est pas que le rap­port entre la chaire et le confes­sion­nal soit un rap­port entre l’universel et le par­ti­cu­lier. C’est ce que pensent les casuistes, sur­tout au dix-​septième siècle. Devant le drame de l’homme, la tâche du confes­seur n’est pas de recou­rir à la logique qui sait pas­ser de l’u­ni­ver­sel au par­ti­cu­lier. Le drame de l’homme ne réside pas dans le pas­sage de l’u­ni­ver­sel au sin­gu­lier. Il réside dans le rap­port entre la véri­té de sa per­sonne et sa liber­té. C’est là le cœur du drame humain, parce qu’avec ma liber­té je peux nier ce que j’ai à peine affir­mé avec ma rai­son. Je vois le bien et je l’ap­prouve, et ensuite je fais le mal. C’est cela le drame. Le confes­seur se situe à l’intérieur de ce drame, pas dans le méca­nisme entre uni­ver­sel et par­ti­cu­lier. S’il le fai­sait, il tom­be­rait inévi­ta­ble­ment dans l’hy­po­cri­sie et il serait por­té à dire « Certes, c’est la loi uni­ver­selle, mais puisque tu te trouves dans ces cir­cons­tances, tu n’es pas obli­gé ». Inévitablement, on crée­rait un état de fait dont l’invocation ren­drait la loi répré­hen­sible. Hypocritement, donc, le confes­seur aurait déjà pro­mul­gué une autre loi à côté de celle prê­chée depuis la chaire. C’est de l’hypocrisie ! Imaginez si le confes­seur ne rap­pe­lait jamais à la per­sonne qui se trouve devant lui que nous sommes en che­min. On ris­que­rait, au nom de l’Évangile de la misé­ri­corde, de rendre vain l’Évangile de la miséricorde.

Sur ce point Pascal a vu juste dans ses Provinciales, pour d’autres aspects pro­fon­dé­ment injustes. À la fin l’homme pour­rait se convaincre qu’il n’est pas malade, et donc n’a pas besoin de Jésus Christ.

Un de mes ensei­gnants, le ser­vi­teur de Dieu père Cappello, grand pro­fes­seur de droit cano­nique, disait que « lorsqu’on entre dans un confes­sion­nal il ne faut pas suivre la doc­trine des théo­lo­giens, mais l’exemple des saints. »

Entretien recueilli par Matteo Matzuzzi pour Il Foglio

Sources : Il Foglio du 15 mars 2014/​Traduction du Salon Beige