La nouvelle pastorale du mariage selon le cardinal Kasper

Un Synode extra­or­di­naire des évêques devra trai­ter à l’automne pro­chain de la famille chré­tienne. Il aura à abor­der plus par­ti­cu­liè­re­ment les pro­blèmes qu’elle ren­contre dans un monde mar­qué par la sécu­la­ri­sa­tion : vie com­mune hors mariage, divorce, contra­cep­tion, etc. En octobre der­nier, un ques­tion­naire ad hoc a été envoyé aux évêques par le Vatican, auquel les pas­teurs avaient à répondre. Dans cer­tains pays, et par­ti­cu­liè­re­ment dans les pays ger­ma­no­phones, les évêques ont trans­mis ce ques­tion­naire à des fidèles choi­sis, qui ont répon­du comme on l’attendait d’eux.

Leurs réponses montrent quels abîmes le pro­ces­sus de décom­po­si­tion de la morale conju­gale a déjà atteint par­mi ces peuples autre­fois si chré­tiens. À la ques­tion « Dans le contexte de la régu­la­tion des nais­sances, avez-​vous res­sen­ti comme péché l’utilisation des méthodes répu­tées défen­dues ? » 86 % ont répon­du non, 14 % oui. Autre ques­tion : « Vous êtes-​vous déjà abs­te­nu de l’eucharistie pour cette rai­son ? » Ici 90 % ont répon­du non, 10 % oui. Dans le dio­cèse d’Aix-la-Chapelle, il res­sort des réponses que « la morale ecclé­siale du mariage et de la sexua­li­té » consti­tue « pour beau­coup un obs­tacle à la foi ». Dans le dio­cèse de Bamberg, les réponses mani­festent « une atti­tude cri­tique envers la doc­trine de la morale ». Dans le dio­cèse d’Essen, les inter­ro­gés sont dis­po­sés à « rendre pos­sible une célé­bra­tion litur­gique pour des par­te­naires du même sexe ». Dans le dio­cèse de Freiburg in Breisgau, « vivre ensemble avant le mariage reli­gieux n’est pas l’exception mais le cas nor­mal. » Dans le dio­cèse de Cologne, « la doc­trine de l’Église est consi­dé­rée comme en rup­ture avec le monde d’aujourd’hui et les rela­tions nor­males ». Dans le dio­cèse de Magdeburg, « l’Église a per­du son sta­tut de valeur réfé­ren­tielle dans les domaines du mariage et de la famille ». Dans le dio­cèse de Mayence (Mainz), « presque tous rejettent la condam­na­tion des méthodes arti­fi­cielles pour régu­ler la fer­ti­li­té ou la consi­dèrent comme dénuée d’importance ». Dans le dio­cèse d’Osnabrück, « de plus en plus de per­sonnes tournent le dos à l’Église ». Dans le dio­cèse de Rottenburg, « l’interdiction des pré­ser­va­tifs est consi­dé­rée comme un délit ». Dans le dio­cèse de Trêve (Trier), les fidèles consul­tés attendent « une misé­ri­corde vécue dans les ques­tions du mariage, de l’échec, d’un nou­veau départ et de la sexua­li­té ».[1]

Le rôle funeste du cardinal Kasper

Durant la semaine du 17 au 22 février, le Saint Père avait réuni un consis­toire consa­cré par­ti­cu­liè­re­ment à la pré­pa­ra­tion du pro­chain synode des évêques. Le Pape avait dési­gné comme seul et unique confé­ren­cier le car­di­nal Walter Kasper, qui fit un long expo­sé devant ses confrères dans le car­di­na­lat, le jeu­di matin 20 février. Avant d’examiner plus à fond son inter­ven­tion, nous aime­rions faire état des posi­tions théo­lo­giques de son auteur.

Né en 1933, Walter Kasper fut ordon­né prêtre en 1957 et s’orienta vers la car­rière uni­ver­si­taire. Après avoir été assis­tant de Hans Küng, il devint pro­fes­seur de théo­lo­gie et fut nom­mé en 1989 évêque du dio­cèse de Rottenburg-​Stuttgart. À ce poste, il lan­ça en 1993 avec Mgr Lehmann, aujourd’hui car­di­nal, et avec l’archevêque de Fribourg Mgr Saier, aujourd’hui décé­dé, une pre­mière offen­sive pour intro­duire la com­mu­nion sacra­men­telle des divor­cés « rema­riés », offen­sive qui fut aus­si­tôt éner­gi­que­ment reje­tée par le car­di­nal Ratzinger, alors Préfet de la Congrégation pour la doc­trine de la Foi. En 1999, Mgr Kasper était appe­lé à Rome comme secré­taire du Conseil pon­ti­fi­cal pour l’unité des chré­tiens. Bientôt après il en deve­nait pré­sident. La même année, il contri­bua lar­ge­ment à l’élaboration et à la signa­ture de la Déclaration com­mune d’Augsbourg entre catho­liques et pro­tes­tants. En 2010, il don­nait sa démis­sion pour rai­son d’âge ; néan­moins, lors de la vacance du Siège apos­to­lique en 2013, le car­di­nal Jorge Bergoglio trou­va en lui un fervent mili­tant de son élé­va­tion à la chaire de Pierre.

Jetons encore un bref regard sur l’œuvre uni­ver­si­taire du car­di­nal Kasper. En 1967, il pro­clame dans un article : « Ce Dieu qui trône comme un être immuable au-​dessus du monde et de l’histoire, est une pro­vo­ca­tion pour l’homme. Pour l’amour de l’homme il faut le nier, car il reven­dique pour lui-​même la digni­té et l’honneur qui sont dus à l’homme. […] Il faut se défendre contre un tel Dieu, non seule­ment pour l’amour de l’homme, mais aus­si pour l’amour de Dieu. Celui-​là n’est pas le vrai Dieu, mais une idole misé­rable. Un Dieu, en effet, qui n’est qu’à côté et au-​dessus de l’histoire, qui n’est pas lui-​même his­toire, (sou­li­gné par nous) est un Dieu limi­té. Si l’on désigne un tel être comme Dieu, alors on doit, par amour pour l’Absolu, deve­nir athée. Un tel Dieu cor­res­pond à une vision fixiste du monde ; il est le garant des choses éta­blies et l’ennemi des nou­veau­tés. »[2] Dans son livre Einführung in den Glauben, il énonce que les dogmes peuvent être « uni­voques, super­fi­ciels, ergo­teurs, stu­pides et pré­ci­pi­tés ».[3]

Dans son ouvrage Jesus der Christus il écrit sur les récits de miracles dans le Nouveau Testament : « Par la méthode cri­tique, on peut consta­ter une ten­dance à accroître les miracles, à les ampli­fier et à les mul­ti­plier. […] Ceci réduit consi­dé­ra­ble­ment la teneur des Évangiles en récits mira­cu­leux. »[4] Ces récits de miracles s’expliquent pour lui par un « trans­fert de motifs non-​chrétiens sur la per­sonne de Jésus pour sou­li­gner sa gran­deur et sa puis­sance. […] Certains récits de miracles s’avèrent selon la méthode historico-​critique comme des pro­jec­tions rétros­pec­tives d’expériences pas­cales inté­grées dans la vie ter­restre de Jésus, res­pec­ti­ve­ment comme des repré­sen­ta­tions anti­ci­pées du Christ glo­ri­fié. »[5] Cela vaut par exemple pour les résur­rec­tions de la fille de Jaïre, du fils de la veuve de Naïm et de Lazare. « Ainsi, les miracles tou­chant aux natures phy­siques s’avèrent jus­te­ment comme des ajouts ulté­rieurs à la tra­di­tion ori­gi­nelle. »[6]

Quant au plus ancien récit de la Résurrection du Christ (Mc 16, 1–8), il explique « qu’il s’agit non pas d’un trait his­to­rique mais d’une figure de style des­ti­née à éveiller l’attention et à créer un sus­pense »[7]. Mais ce n’est pas seule­ment la foi en la Résurrection de Notre-​Seigneur, c’est tout le dogme chris­to­lo­gique que Kasper dis­sout. Il écrit en effet : « D’après les évan­giles synop­tiques le Christ ne se désigne jamais lui-​même comme fils de Dieu. Ceci montre indu­bi­ta­ble­ment que l’affirmation de sa filia­tion divine est née de la foi de l’Église. »[8] Ailleurs il pro­fesse : « Il ne s’est pro­ba­ble­ment jamais dési­gné comme mes­sie, ni comme ser­vi­teur de Dieu, ni comme fils de Dieu et pas davan­tage comme fils de l’homme. »[9] Le dogme selon lequel Jésus « est vrai homme et vrai Dieu » est selon lui « dépas­sable »[10]. N’est-ce pas là du moder­nisme au sens propre, du moder­nisme chi­mi­que­ment pur ? Et c’est cet homme, qui est char­gé par le Pape de pré­sen­ter au Consistoire une vision de la famille et des graves pro­blèmes qu’elle ren­contre aujourd’hui ! Une telle foi moder­niste, peut-​elle ser­vir de base à une morale chré­tienne ? Que reste-​t-​il ici de la crainte du Seigneur, fon­de­ment de toute sagesse (cf. Ps 109) ?

La conférence du cardinal Kasper le 20 février 2014 au Consistoire

Revenons main­te­nant à sa der­nière confé­rence, qui par ailleurs sor­tait de presse chez Herder le 10 mars, juste avant la réunion de la Conférence épis­co­pale alle­mande… N’y voir qu’une pure coïn­ci­dence serait par trop naïf.

Dans la pre­mière par­tie, le car­di­nal traite de la famille dans l’ordre de la créa­tion et dans celui de la rédemp­tion, il parle des suites du péché dans la vie de la famille et de la famille comme église domes­tique. On y trouve même l’une ou l’autre belle pen­sée ; ain­si on lit (p. 42) : « Le cœur renou­ve­lé demande tou­jours à être sans cesse nou­vel­le­ment for­mé et pré­sup­pose une culture du cœur. La vie fami­liale doit être culti­vée selon les trois mots clés du Saint Père : s’il te plaît, mer­ci, par­don. Il faut avoir du temps l’un pour l’autre et célé­brer le sab­bat, sanc­ti­fier le dimanche ensemble ; sans cesse il faut pra­ti­quer l’indulgence, le par­don et la patience ; sans cesse sont néces­saires des signes de bien­veillance, d’estime, de déli­ca­tesse, de recon­nais­sance et d’amour. La prière en famille, le sacre­ment de la péni­tence et la célé­bra­tion com­mune de l’eucharistie sont une aide pour for­ti­fier sans cesse les liens du mariage, par les­quels Dieu a unis les époux. Il est tou­jours très beau de ren­con­trer des époux âgés, qui sont encore, mal­gré leur âge avan­cé, amou­reux, mais d’un amour mûri. Cela aus­si est signe d’une exis­tence humaine rache­tée. » Mais la famille, est-​elle vrai­ment « le che­min de l’Église », comme le car­di­nal le pré­tend à la fin du 4e cha­pitre ? N’est-ce pas plu­tôt l’Église, qui est le che­min de la famille ?

Cependant, l’accent prin­ci­pal est mis sans aucun doute sur le pro­blème des divor­cés « rema­riés », au cha­pitre 5 de la confé­rence. Le car­di­nal a certes rai­son, lorsqu’il constate que le nombre crois­sant des familles bri­sées consti­tue une véri­table tra­gé­die pour l’avenir de l’Église, mais on se scan­da­lise de son silence pudique sur les rai­sons pro­fondes de ce déve­lop­pe­ment : une caté­chèse du mariage diluée, rac­cour­cie et même fal­si­fiée, voire un mutisme total dans la pré­di­ca­tion – non seule­ment pen­dant quelques années, mais pen­dant des lustres – quant à la sain­te­té du lien matri­mo­nial, image du lien entre le Christ et son Épouse mys­tique, la sainte Église, et par­tant, quant à l’indissolubilité du mariage. À cet égard, il faut accu­ser fer­me­ment les évêques d’avoir négli­gé, et de façon cou­pable, leur minis­tère de doc­teurs de la foi et des mœurs dans leurs dio­cèses. Pour ne don­ner qu’un exemple, on n’a jamais enten­du dire, que le car­di­nal Kasper, comme évêque de Rottenburg, ait à temps et à contre­temps défen­du l’indissolubilité du mariage dans ses ser­mons, caté­chèses et conférences.

Notre confé­ren­cier a tout à fait rai­son lorsqu’il dit qu’on peut « admi­rer et sou­te­nir l’héroïsme des époux délais­sés qui res­tent seuls et qui s’en sortent ain­si dans la vie » (p. 55). Et effec­ti­ve­ment, le chris­tia­nisme réclame de temps en temps un tel héroïsme, héroïsme qui, s’il n’est pas pos­sible aux forces humaines, est cepen­dant pos­sible avec le secours de la grâce divine comme le prouve aujourd’hui encore la conduite de nom­breux époux délais­sés mais cepen­dant fidèles. Saint Paul disait en ce sens : « Je peux tout, en Celui qui me for­ti­fie » (Ph. 4,13).

Mais cer­taines phrases du car­di­nal Kasper sont tout sim­ple­ment ahu­ris­santes : « Cependant beau­coup de par­te­naires délais­sés doivent pour le bien des enfants entrer dans une nou­velle rela­tion, ils doivent conclure un mariage civil qu’ils ne peuvent ensuite aban­don­ner sans faute. Souvent ils expé­ri­mentent dans une telle liai­son, après les expé­riences amères de la pré­cé­dente, un bon­heur humain et plus encore un cadeau du ciel. » (p. 55) (sou­li­gné par nous.) Disons-​le clai­re­ment : une telle « nou­velle rela­tion » est et res­te­ra en contra­dic­tion avec l’indissolubilité du mariage et consti­tue un péché grave. S’il est vrai que les enfants nés de telles liai­sons ne peuvent être aban­don­nés sans autre, l’Eglise, dans sa sagesse, sait répondre à ces situa­tions concrètes par des solu­tions qui res­pectent la loi morale uni­ver­selle. Rappeler ensuite, après l’ouverture de telles brèches, que « l’indissolubilité du mariage sacra­men­tel et l’impossibilité de conclure un deuxième mariage sacra­men­tel pen­dant la vie du pre­mier conjoint sont par­ties défi­ni­tives de la tra­di­tion de la foi de l’Église » (p. 55), ne sert à rien.

Un peu plus loin, le car­di­nal livre le fond de sa pen­sée et montre par là, quelle est sa famille de pen­sée : « Nous nous trou­vons aujourd’hui dans une situa­tion sem­blable à celle du der­nier concile, lorsqu’il s’agissait de l’œcuménisme et de la liber­té reli­gieuse. À l’époque, il sem­blait que les ency­cliques et les déci­sions du Saint-​Office bar­raient le che­min à suivre. Mais le concile a ouvert des portes, sans tou­cher tou­te­fois à la tra­di­tion dog­ma­tique défi­ni­tive. » (p. 57) C’est jus­te­ment cela que la Fraternité Saint-​Pie X déplore depuis des années : le concile a ouvert des portes vers l’erreur et a pro­vo­qué par là une grande par­tie de la ruine post­con­ci­liaire. Mais Kasper jus­ti­fie ce « déve­lop­pe­ment » par une « her­mé­neu­tique à la fois juri­dique et pas­to­rale » (p. 60).

Notre ora­teur rap­pelle que le Pape Benoît XVI avait concé­dé aux divor­cés « rema­riés » la com­mu­nion non certes sacra­men­telle mais spi­ri­tuelle, et il se demande pour­quoi ils ne pour­raient pas éga­le­ment la rece­voir sacra­men­tel­le­ment. La réponse est pour­tant simple : la com­mu­nion spi­ri­tuelle sup­pose le repen­tir de ses fautes qui implore de Dieu l’aide néces­saire pour sor­tir de cette situa­tion, tan­dis que l’admission à la com­mu­nion sacra­men­telle sanc­tion­ne­rait l’état pec­ca­mi­neux, béni­rait divorce et concu­bi­nat, et confor­te­rait les pas du pécheur vers sa ruine tem­po­relle et éter­nelle. Par ailleurs, cette remarque s’applique éga­le­ment au « temps de péni­tence » pro­po­sé par le car­di­nal, avant que les divor­cés « rema­riés » puissent rece­voir la sainte com­mu­nion : la péni­tence, tout comme le repen­tir, doit être accom­pa­gnée de la ferme volon­té de cor­ri­ger sa vie, sans quoi elle reste sans valeur. Le Saint-​Esprit n’a‑t-il pas révé­lé, par la bouche de l’apôtre saint Paul, que celui qui mange et boit indi­gne­ment, c’est-à-dire celui qui reçoit la com­mu­nion sacra­men­telle en état de péché grave, mange et boit sa propre condam­na­tion (1 Cor 11,29) ? Peut-​on alors conce­voir une cruau­té pire envers les âmes et un tort plus grand pour la doc­trine de l’Église ? Le Compendium du Catéchisme de l’Église catho­lique lui même énu­mère (Appendice, B) par­mi les œuvres de misé­ri­corde spi­ri­tuelle – et en ceci il est tout à fait dans la ligne de la Tradition catho­lique – le fait de répri­man­der les pécheurs. À ceci on voit, qu’après le concile, les hommes d’Église ont presque com­plè­te­ment per­du de vue le salut des âmes. Il semble que le car­di­nal ne sache pas dis­tin­guer entre le rejet du péché et la misé­ri­corde envers le pécheur. Dans sa réponse aux objec­tions de ses confrères dans le car­di­na­lat, il pré­tend que la misé­ri­corde est « un prin­cipe her­mé­neu­tique pour l’interprétation de la véri­té » (p. 79) – avec de tels argu­ments, on peut faire sau­ter tous les dogmes – et il invoque l’épikie (p. 82). Mais voi­ci que l’épikie ne peut être invo­quée ici. En effet l’épikie consiste à sus­pendre l’application d’une loi humaine afin d’en res­pec­ter l’esprit dans un cas concret et excep­tion­nel, non expres­sé­ment pré­vu par le légis­la­teur, qui dans ce cas pré­cis dis­pen­se­rait de l’obligation en rai­son de la dif­fi­cul­té trop grande ou des dom­mages qui s’en sui­vraient. Or la loi en jeu ici est la loi natu­relle et son auteur est le Dieu créa­teur, à qui rien n’est excep­tion­nel et qui a de toute éter­ni­té connais­sance de tous et de cha­cun des divorces de l’histoire humaine. L’épikie ne peut donc aucu­ne­ment s’appliquer contre cette inter­dic­tion, car elle relève non d’une loi humaine, mais d’une loi divine.

L’attitude du Pape

Dans l’après-midi du 20 février, le Consistoire fut le théâtre d’une vive oppo­si­tion à la confé­rence du car­di­nal Kasper. Mais le len­de­main matin le Pape François s’épanchait en éloges pour le car­di­nal alle­mand. À l’ouverture de la seconde jour­née du Consistoire, il avouait au sujet de ce dis­cours : « J’ai trou­vé l’amour pour l’Église » et pour­sui­vait : « Hier, avant de m’endormir, mais non pas pour m’endormir, j’ai relu le tra­vail du car­di­nal Kasper et je vou­drais le remer­cier, car j’y ai trou­vé une théo­lo­gie pro­fonde, une pen­sée sereine de la théo­lo­gie. C’est agréable de lire une théo­lo­gie sereine. J’ai aus­si trou­vé ce que saint Ignace nous disait, le sen­sus Ecclesiae, l’amour de notre mère l’Église. Cela m’a fait du bien et il m’est venu une idée, pardonnez-​moi, Eminence, si je vous mets dans l’embarras. L’idée est la sui­vante : Voilà ce qui s’appelle faire de la théo­lo­gie à genoux. Merci. Merci. » [11]

Les autres conséquences

Face à cette oppo­si­tion que le car­di­nal a ren­con­trée au Consistoire, se sont aus­si mani­fes­tés bien évi­dem­ment des sou­tiens pour son ini­tia­tive. Le car­di­nal Marx, arche­vêque de Munich, se mon­tra enthou­siaste après la confé­rence de Kasper. D’après lui cette confé­rence fut une « ouver­ture » vers une dis­cus­sion qui ne se ter­mi­ne­ra pas de si tôt. Le car­di­nal Marx avait cri­ti­qué publi­que­ment et amè­re­ment le pré­fet de la Congrégation pour la doc­trine de la Foi, Mgr Müller, lorsque celui-​ci rap­pe­lait la doc­trine catho­lique, à savoir l’indissolubilité du mariage et donc l’impossibilité d’accorder aux divor­cés « rema­riés » l’accès à la com­mu­nion. Le car­di­nal Schönborn, arche­vêque de Vienne (Autriche), se mon­tra lui aus­si impres­sion­né. Dans son jour­nal dio­cé­sain, il déclare que la confé­rence de Kasper s’affaire à « cher­cher où la famille a mal à la patte », et la trouve « brillam­ment for­mu­lée » et « excel­lente ».[12]

La plaie ouverte par le dis­cours du car­di­nal Kasper va s’envenimer et cau­ser long­temps encore de très graves dom­mages au Corps mys­tique du Christ, et cela d’autant plus que Kasper est cou­vert par le Pape. Pour preuve de ces effets néfastes, la divi­sion s’est immé­dia­te­ment fait sen­tir lors de l’Assemblée géné­rale des évêques alle­mands à Münster, en par­ti­cu­lier à l’occasion de l’élection du nou­veau pré­sident de la Conférence épiscopale.

La dis­cus­sion ain­si lan­cée est en fait un véri­table assaut, sem­blable à celui mené contre l’encyclique Humanae vitae de Paul VI par la Königsteiner Erklärung des évêques alle­mands, dans laquelle ils pré­ten­daient que les époux pou­vaient suivre leur conscience per­son­nelle en matière de contra­cep­tion. Les consé­quences qu’aura cet assaut contre la morale conju­gale, peuvent d’ores et déjà être lues dans un docu­ment éla­bo­ré en sep­tembre 2013 par le Bureau pas­to­ral de l’archevêché de Freibourg in Breisgau. On y trouve entre autre les affir­ma­tions suivantes :

« La deuxième com­mu­nau­té conju­gale doit, pen­dant un laps de temps pro­lon­gé, avoir fait preuve de sa volon­té bien déci­dée et publi­que­ment mani­fes­tée de vivre ensemble d’une façon durable selon l’ordre du mariage, comme réa­li­té morale. […] »

De tels par­te­naires, « en rai­son des valeurs humaines qu’ils réa­lisent ensemble, et plus encore en rai­son de leur dis­po­ni­bi­li­té à prendre res­pon­sa­bi­li­té l’un pour l’autre sous une forme publique et juri­dique, méritent une recon­nais­sance morale. […] Le couple désire cette appro­ba­tion, d’être accom­pa­gné et pro­té­gé par Dieu dans sa vie. Ils espèrent un accom­pa­gne­ment qui leurs donne cou­rage et confiance pour oser leur nou­veau pro­jet de vie. […] La béné­dic­tion et la trans­mis­sion d’un cierge en sont le signe. […] »

En consé­quence, il y aura une célé­bra­tion litur­gique avec béné­dic­tion pour les « couples » de ce genre : « Un cierge est allu­mé au cierge pas­cal, le couple tient le cierge ensemble. » La prière sui­vante est pro­po­sée : « Prions. Dieu éter­nel, auprès de toi nous trou­vons par­don, amour et vie nou­velle. Tu illu­mines la vie. Nous t’en prions, bénis ce cierge. Comme sa lueur illu­mine la nuit, ain­si tu illu­mines le che­min de chaque homme. Sois lumière pour N. et N., afin qu’ils te louent dans leurs jours de joie, qu’ils se for­ti­fient en toi dans la peine et qu’ils expé­ri­mentent en tout ce qu’ils font le sou­tien de ta pré­sence. Aide-​les, afin qu’ils se sauvent et se for­ti­fient en ta lumière. Nous t’en prions, par le Christ, notre Seigneur. Amen.

En fonc­tion de la situa­tion et du lieu, éven­tuel­le­ment : prière pour toute la (nou­velle) famille (Benediktionale, p. 239) – béné­dic­tion de la mai­son com­mune (Benediktionale, p. 270). »

N’est-ce pas là une béné­dic­tion du concu­bi­nage et donc, la béné­dic­tion du péché ?

Le car­di­nal et son ini­tia­tive ne pré­voient la com­mu­nion sacra­men­telle que pour une petite par­tie des concu­bi­naires seule­ment. Mais qui va les dési­gner ? Et ceux qui ne seront pas admis, ne se sentiront-​ils pas injus­te­ment mis de côté ? Il en ira comme de la Königsteiner Erklärung : une fois la brèche ouverte dans la digue, la pra­tique des com­mu­nions sacri­lèges par les concu­bi­naires se répan­dra comme un raz-de-marée.

Quoiqu’ils aient, au concile et après le concile, infli­gé à la Foi et à la Tradition de l’Église des dom­mages énormes, les néo-​modernistes ont tou­te­fois conti­nué, au moins sur cer­tains points, à défendre la morale ; le car­di­nal Kasper, lui, monte aux bar­ri­cades et donne l’assaut.

La doctrine de l’Église sur le mariage

Le mariage chré­tien a pour modèle l’alliance de Dieu avec son peuple, plus encore, la lien de l’Époux mys­tique Jésus-​Christ et de son épouse l’Église. Une fois consom­mé, il est abso­lu­ment indis­so­luble, et il est éle­vé par le Seigneur lui-​même à la digni­té d’un sacre­ment véritable.

Son pre­mier but consiste dans la trans­mis­sion de la vie et dans l’éducation chré­tienne des enfants confiés par Dieu aux époux, jusqu’à l’état de par­faits chré­tiens. Son deuxième but consiste en l’aide mutuelle que se donnent les époux et en leur sanc­ti­fi­ca­tion à tous deux. De plus, il est un remède contre la concu­pis­cence de la chair.

Pour la défense de la digni­té, de la sain­te­té et de l’indissolubilité du mariage com­pris comme l’union entre un homme et une femme, ajou­tons encore ces paroles du Christ : « Que l’homme ne sépare pas, ce que Dieu a uni » (Mt 19,6) et « Quiconque répu­die sa femme et en épouse une autre, com­met un adul­tère ; et qui­conque épouse celle qui a été répu­diée par son mari, com­met un adul­tère » (Luc 16,18). Si donc, du vivant de son conjoint, le chré­tien marié entre dans une nou­velle liai­son, il com­met un adul­tère et ce péché grave l’exclut de la récep­tion des sacre­ments. « Ne vous y trom­pez pas : (…) les adul­tères ne pos­sé­de­ront pas le royaume de Dieu » (1 Cor 6,9). Ceci est une doc­trine révé­lée par Dieu, tenue constam­ment par l’Église et que le concile de Trente dans sa 24e ses­sion, le 11 novembre 1563, a bien mise en évi­dence. Le canon n° 7 enseigne au sujet du sacre­ment de mariage : « Si quelqu’un dit que l’Église se trompe quand elle a ensei­gné et enseigne, confor­mé­ment à l’enseignement de l’Évangile et de l’Apôtre [voir Mt 5,32 ; 19,9 ; Mc 10,11–12 ; Lc 16,18 ; 1 Co 7,11], que le lien du mariage ne peut pas être rom­pu par l’adultère de l’un des époux, et que ni l’un ni l’autre, même l’innocent qui n’a pas don­né motif à l’adultère, ne peut, du vivant de l’autre conjoint, contrac­ter un autre mariage ; qu’est adul­tère celui qui épouse une autre femme après avoir ren­voyé l’adultère et celle qui épouse un autre homme après avoir ren­voyé l’adultère : qu’il soit ana­thème. » [13]

Il n’y a pas si long­temps – c’était le 14 sep­tembre 1994 – la Congrégation pour la doc­trine de la Foi, par une lettre consa­crée jus­te­ment à la ques­tion de la com­mu­nion pour les divor­cés « rema­riés », avait reje­té cette pra­tique. Suite aux réac­tions très vives que la lettre avait sus­ci­tées, le car­di­nal Ratzinger avait une fois de plus insis­té sur la doc­trine de l’Église au sujet de l’indissolubilité du mariage et avait répon­du aux objec­tions et reproches avan­cés. Cette deuxième lettre réfu­tait par avance d’une façon exhaus­tive les sophismes du car­di­nal Kasper.

Quand, au XVIème siècle, Henry VIII d’Angleterre vou­lut conclure des noces adul­tères avec Anne Boleyn, le Saint-​Siège défen­dit la sain­te­té du mariage, souf­frant pour cela qu’un pays entier soit arra­ché à l’unité de l’Église. Aux temps évan­gé­liques nous voyons saint Jean-​Baptiste rap­pe­ler à l’ordre Hérode l’adultère : « Il ne t’est pas per­mis d’avoir la femme de ton frère » (Mc 6,18). Nous le voyons don­ner sa vie et ver­ser son sang pour ce témoi­gnage. Seul un tel amour de la véri­té et une telle fer­me­té chez les hommes d’Église, avant tout chez les évêques et les repré­sen­tants du Saint-​Siège, seront capables de rebâ­tir la chrétienté.

Zaitzkofen, le 25 mars 2014, en la fête de l’Annonciation

Abbé Franz Schmidberger, Directeur du sémi­naire du Sacré-​Cœur, Ancien Supérieur géné­ral de la Fraternité Saint-​Pie X

Source : DICI du 12 avril 2014

Notes de bas de page

  1. Citations tirées du maga­zine Der Spiegel 5/​2014. [tra­duc­tion par nos soins][]
  2. Gott in der Geschichte, article de Walter Kasper, paru dans Gott heute, 15 Beiträge zur Gottesfrage de Norbert Kutschki, Éditions Matthias-​Grünewald, Mainz, 1967. [tra­duc­tion par nos soins][]
  3. Einführung in den Glauben, Walter Kasper, 1974, Éditions Matthias-​Grünewald, 7ème édi­tion 1983, Chapitre 9.4, page 148. [tra­duc­tion par nos soins][]
  4. Jesus der Christus, Walter Kasper, Éditions Matthias-​Grünewald, 7ème édi­tion 1978, IIème Partie : Geschichte und Geschick Jesu Christi, IIIème cha­pitre, pages 105–106. [tra­duc­tion par nos soins][]
  5. ibid., p. 106.[]
  6. ibid., p. 106.[]
  7. ibid., p. 149–150.[]
  8. ibid., p. 129.[]
  9. Kasper, Jesus und der Glaube, in : Walter Kasper, Jürgen Moltmann, Jesus ja – Kirche nein ? (theo­lo­gische Meditationen 32), Zürich, Einsiedeln, Köln 1973, S. 20. [tra­duc­tion par nos soins][]
  10. Kasper, Einführung in den Glauben, S. 55. [tra­duc­tion par nos soins][]
  11. http://​www​.vati​can​.va/​h​o​l​y​_​f​a​t​h​e​r​/​f​r​a​n​c​e​s​c​o​/​s​p​e​e​c​h​e​s​/​2​0​1​4​/​f​e​b​r​u​a​r​y​/​d​o​c​u​m​e​n​t​s​/​p​a​p​a​-​f​r​a​n​c​e​s​c​o​_​2​0​1​4​0​2​2​1​_​c​o​n​c​i​s​t​o​r​o​-​o​r​a​-​t​e​r​z​a​_​i​t​.​h​tml[]
  12. Guiseppe Nardi, Katholisches​.info du 27 février 2014[]
  13. Denzinger, Symboles et défi­ni­tions de la foi catho­lique, Cerf, 38ème édi­tion, 1997, page 477.[]