Le Concile Vatican II en question

Session du concile Vatican II.

Symposium Théologique de Paris – Octobre 2005

Chapitre I – Le status quæstionis

Le débat autour du Concile : Mgr Marchetto et le prof. Alberigo

Au cours de ces der­niers mois, en Italie, on a vu resur­gir le débat au sujet du Concile Vatican II et de son inter­pré­ta­tion grâce à deux publi­ca­tions impor­tantes, deux livres qui adoptent des posi­tions oppo­sées. Il s’agit de Le Concile Œcuménique Vatican II. Contrepoint pour son histoire((A. MARCHETTO, Il Concilio Ecumenico Vaticano II. Contrappunto per la sua sto­ria, Cité du Vatican, Libreria Editrice Vaticana,2005.)), ouvrage qui ras­semble les inter­ven­tions de Mgr Agostino Marchetto, actuel­le­ment Secrétaire du Conseil Pontifical de la Pastorale pour les Migrants et les Itinérants, au sujet de l’interprétation des textes conci­liaires, et de la Brève his­toire du Concile Vatican II((G. ALBERIGO, Breve sio­ria del Concilio Vaticano II, Bologne, Il MuIino, 2005.)), un abré­gé de la célèbre Histoire du Concile Vatican II en cinq volumes, par le prof. Giuseppe Alberigo, chef de l’Institut pour les Sciences reli­gieuses de Bologne.

Pourquoi s’intéresser à la publi­ca­tion des énièmes ouvrages sur le Concile Vatican II ? Nous l’avons dit : ces deux textes consti­tuent une sorte de mani­feste des deux posi­tions oppo­sées sur le Concile, oppo­si­tion ouver­te­ment recon­nue par les auteurs eux-​mêmes, qui n’ont pas hési­té à se lan­cer des cri­tiques réciproques.

On connaît bien la ligne de « l’école » dos­set­tienne de Bologne, qui s’est impo­sée un peu par­tout dans le monde catho­lique et non catho­lique ; celle-​ci voit dans le Concile une nou­velle Pentecôte pour l’Église, un nou­veau pas­sage du Saint-​Esprit, qui aurait fait retrou­ver à l’Église l’authenticité du mes­sage chré­tien, qu’elle avait éga­ré au cours des siècles((CF. G. ALBERIGO, Brève his­toire…, cit., p. 163.)). Dans cette pers­pec­tive, le Concile aurait amor­cé un pro­ces­sus de renou­vel­le­ment, de moder­ni­sa­tion (aggio­ma­men­to), d’ouverture au monde jamais vu aupa­ra­vant, en mesure d’effacer des années d’opposition obs­cu­ran­tiste de l’Église au monde moderne. Un évé­ne­ment, donc, en dis­con­ti­nui­té avec le pas­sé, char­gé de nou­veau­tés radi­cales, mais aus­si un évé­ne­ment qui a mar­qué le com­men­ce­ment d’un pro­ces­sus de renou­veau qui ne doit pas se limi­ter à la seule appli­ca­tion des décrets conci­liaires, mais qui doit inci­ter à conti­nuer le pro­ces­sus de moder­ni­sa­tion com­men­cé lors du Concile. C’est la célèbre fidé­li­té à « l’esprit du Concile », c’est-à-dire la fidé­li­té à l’idéal d’aggiomamento continuel.

L’affirmation du prof. Alberigo, à cet égard, est très claire : « La prio­ri­té du fait « Concile », en tant qu’événement qui a réuni une assem­blée de plus de deux mille évêques, appa­raît plus forte, même par rap­port à ses déci­sions, qui ne peuvent pas être lues comme des règles froides et abs­traites, mais comme une expres­sion et un pro­lon­ge­ment de l’événement lui-​même »((Ibidem, p. 12. Voir aus­si cette affir­ma­tion de l’auteur, pla­cée en conclu­sion du livre, et donc plus lourde de sens : « Le repli sur soi de l’impulsion conci­liaire impli­que­rait une décep­tion très large, qui gâche­rait un excep­tion­nel mou­ve­ment d’attente et de dis­po­ni­bi­li­té, une authen­tique occa­sion his­to­rique » (p. 176).)).

Cette théo­rie d’un nou­veau com­men­ce­ment dans l’Église est à juste titre atta­quée par Mgr Marchetto : « Si, dans l’Église, l’ »évé­ne­ment » n’est pas tant un fait impor­tant qu’une rup­ture, une nou­veau­té abso­lue, la nais­sance pour ain­si dire d’une nou­velle Église, une révo­lu­tion coper­ni­cienne, le pas­sage, en somme, à un autre Catholicisme… cette pers­pec­tive ne pour­ra et ne devra pas être accep­tée, pré­ci­sé­ment en rai­son de la spé­ci­fi­ci­té catho­lique »((A. Marchetto, Le Concile Œcuménique Vatican II, cit., p. 381.)).

Nous ne pou­vons qu’approuver le prin­cipe selon lequel, dans l’enseignement de l’Église, il ne peut rien y avoir de réel­le­ment nou­veau parce que l’Église, comme l’enseigne magis­tra­le­ment saint Vincent de Lérins, « dans sa sage fidé­li­té aux doc­trines anciennes, ne cherche, avec un zèle suprême, à faire que ceci : per­fec­tion­ner et affi­ner ce qu’elle a reçu des anciens sous forme d’esquisse ; conso­li­der et ren­for­cer ce qui a déjà été expri­mé avec pré­ci­sion ; gar­der ce qui a déjà été confir­mé et défi­ni ». Toutefois, il nous faut émettre au moins une cri­tique pré­cise à ren­contre de la posi­tion de Marchetto, saluée avec enthou­siasme par le car­di­nal Ruini, et par­ta­gée à la fois par Jean-​Paul II et par le Pontife actuel, tous deux par­ti­sans d’une lec­ture du Concile « à la lumière de la Tradition ».

Mgr Marchetto accuse à plu­sieurs reprises la ligne d’interprétation de l’école de Bologne d’être « idéo­lo­gique », c’est-à-dire de lire le Concile selon le cri­tère pré­con­çu de l’événement en rup­ture et en dis­con­ti­nui­té avec le pas­sé. Alberigo et ses col­la­bo­ra­teurs s’arrêteraient ain­si arbi­trai­re­ment sur les textes du Concile qui sou­lignent le plus le moment de la nou­veau­té, oubliant en revanche ceux qui mani­festent la conti­nui­té avec la Tradition((Cf. Ibidem, p.359.)). A cette pers­pec­tive, Mgr Marchetto oppose celle – à son avis plus fidèle aux inten­tions des pères conci­liaires eux-​mêmes – qui consi­dère le Concile comme un tout((Cf. Ibidem, p.315.)). Dans cette optique, on com­pren­drait que, dans les textes conci­liaires « il y a eu en somme un aggio­ma­men­to… la coexis­tence de nova et vete­ra, de fidé­li­té et d’ouverture, comme le démontrent, du reste, les textes approu­vés en Concile, tous les textes »((Ibidem, p. 386.)).

Une telle affir­ma­tion est en soi pro­blé­ma­tique, car c’est jus­te­ment sur les nova que se pose la ques­tion. Il ne sert à rien de démon­trer qu’il y a des textes en conti­nui­té avec l’enseignement de tou­jours (ce que per­sonne n’a jamais dis­cu­té); le pro­blème est au contraire la pré­sence d’éléments nou­veaux et illé­gi­times, qui pro­viennent de la pen­sée moderne, condam­née à plu­sieurs reprises, et non d’un appro­fon­dis­se­ment du depo­si­tum fidei. Mais ce pro­blème, à lui seul, méri­te­rait d’être trai­té à part, et il a déjà fait l’objet d’un nombre consi­dé­rable d’études.

Nous disions que Mgr Marchetto accuse l’école de Bologne d’idéologisme. Mais en un cer­tain sens, c’est ce même Mgr Marchetto qui tombe à son tour dans une sorte d’idéologisme, lorsqu’il affirme : « L’événement, donc, est un synode œcu­mé­nique…, il n’y a donc pas à consi­dé­rer comme un pré­ju­gé le fait de l’analyser comme tel, à par­tir de ce qu’il est pour la foi catho­lique, même avec son carac­tère propre, qui ne peut contre­dire ce que d’autres Conciles œcu­mé­niques ont défi­ni »((Ibidem.)).

Par cette affir­ma­tion, Mgr Marchetto pré­sup­pose ce qu’il devrait au contraire démon­trer, à savoir que le Concile Vatican II jouit de l’infaillibilité qui a carac­té­ri­sé les Conciles œcu­mé­niques pré­cé­dents et, par consé­quent, qu’il ne peut rien conte­nir qui soit en contra­dic­tion non seule­ment avec les défi­ni­tions des autres Conciles, mais aus­si avec tout le Magistère ordi­naire précédent.

Voilà le point déter­mi­nant, la clé de voûte qui sou­tient toute l’argumentation.

Cette ques­tion est d’une grande impor­tance et ne souffre pas d’être élu­dée ; elle afflige la conscience de nom­breux catho­liques, qui font de la fidé­li­té au Concile Vatican II un pro­blème de conscience, et consi­dèrent que la pré­sence d’éléments dis­cu­tables dans les textes du Concile pour­rait en quelque sorte saper le dogme de l’infaillibilité du Pape, ou mettre en dis­cus­sion la conti­nui­té de l’enseignement de l’Église. L’acuité avec laquelle ce pro­blème est res­sen­ti se mani­feste éga­le­ment dans le fait que le livre de Mgr Marchetto a déjà fait l’objet d’une réédi­tion, quelques mois après sa pre­mière publication.

Il est clair que la ques­tion cen­trale est celle de la valeur des docu­ments du Concile. L’intention de notre inter­ven­tion est de répondre aux inter­ro­ga­tions les plus répan­dues : les ensei­gne­ments d’un Concile œcu­mé­nique (ici Vatican II) jouissent-​ils ipso fac­to de l’infaillibilité ? Quelles sont les condi­tions pour qu’un ensei­gne­ment soit infaillible ? Est-​il pos­sible de mettre en dis­cus­sion un ensei­gne­ment offi­ciel de la hié­rar­chie catholique ?

La conclu­sion à laquelle nous sommes arri­vés, et que nous ten­te­rons de pré­sen­ter, s’articule de la manière suivante :

Le Concile Vatican II :

  • 1) quant à la valeur des docu­ments : peut être mis en discussion ;
  • 2) quant au conte­nu des docu­ments : doit être mis en discussion ;
  • 3) quant aux condi­tions actuelles : doit être mis entre parenthèses.

Source : Si Si No No/​Symposium Théologique de Paris – Octobre 2005

Chapitre II – De l’infaillibilité

S’interroger sur la valeur des docu­ments du Concile implique une réflexion plus géné­rale de potes­tate Magisterii.

Aujourd’hui, dans le monde catho­lique et non catho­lique, sont répan­dues deux posi­tions extrêmes, toutes deux erro­nées et dan­ge­reuses ; posi­tions que nous pou­vons consi­dé­rer comme les deux prin­ci­pales objec­tions à notre thèse[10].

2.1 Videtur quod

Ob. 1 : Les infaillibilistes

Il y a ceux que nous pour­rions appe­ler les « infailli­bi­listes », qui consi­dèrent qu’aucune décla­ra­tion offi­cielle, à plus forte rai­son si elle est expri­mée sous la forme extra­or­di­naire d’un Concile, ne peut être mise en dis­cus­sion, de quelque façon que ce soit. Ils se réfèrent sou­vent à l’obéissance aveugle igna­cienne, selon la célèbre expres­sion per­inde ac cada­ver, ou citent la trei­zième règle du sen­tire cum Ecclesia tirée des Exercices de St Ignace : « Pour ne nous écar­ter en rien de la véri­té, nous devons tou­jours être dis­po­sés à croire que ce qui nous paraît blanc est noir, si l’Église hié­rar­chique le décide ain­si. Car il faut croire qu’entre Jésus-​Christ, notre Seigneur, qui est l’Époux, et l’Église, qui est son Épouse, il n’y a qu’un même Esprit qui nous gou­verne et nous dirige pour le salut de nos âmes, et que c’est par le même Esprit et le même Seigneur qui don­na les dix com­man­de­ments qu’est diri­gée et gou­ver­née notre Mère la sainte Église »[11].

C’est sur la même ligne que semble se pla­cer cette affir­ma­tion caté­go­rique de Pie XII : « Que si dans leurs Actes, les Souverains Pontifes portent à des­sein un juge­ment sur une ques­tion jusqu’alors dis­pu­tée, il appa­raît donc à tous que, confor­mé­ment à l’esprit et à la volon­té de ces mêmes Pontifes, cette ques­tion ne peut plus être tenue pour une ques­tion libre entre théo­lo­giens »[12].

À ce point, n’apparaissent que deux solu­tions : ou bien s’aligner sur les décla­ra­tions des Pontifes, en les consi­dé­rant en conti­nui­té avec l’enseignement des pré­dé­ces­seurs, même si le contraire est évident[13] ou bien consi­dé­rer que le siège est vacant.

Ob. 2 : L’infaillibilité limitées aux décisions ex cathedra

Il y a ensuite ceux qui limitent l’infaillibilité aux déci­sions ex cathe­dra, lais­sant sur les autres décla­ra­tions une liber­té de juge­ment. Pour ceux-​là, en géné­ral, l’infaillibilité concerne uni­que­ment le pape dans l’acte de défi­nir une doc­trine en matière de foi et de morale, c’est-à-dire quand l’objet a trait aux véri­tés révé­lées par Dieu, clai­re­ment liées à la Révélation (de fide) et/​ou quand il parle solen­nel­le­ment. Le texte clé de réfé­rence est celui du Concile Vatican I : « Le Pontife Romain, quand il parle ex cathe­dra, c’est-à-dire quand, accom­plis­sant son office de pas­teur et de doc­teur de tous les chré­tiens, il défi­nit en ver­tu de sa suprême auto­ri­té apos­to­lique, qu’une doc­trine en matière de foi ou de morale doit être admise par toute l’Église, jouit… de cette infailli­bi­li­té dont le divin Rédempteur a vou­lu que son Église fût dotée, quand elle défi­nit une doc­trine concer­nant la foi ou la morale »[14]. En consé­quence, les autres décla­ra­tions, c’est-à-dire aus­si bien celles qui n’ont pas de lien direct avec la dog­ma­tique et la morale que celles qui émanent d’encycliques, condam­na­tions, etc., n’auraient aucun carac­tère contrai­gnant, sinon temporairement.

On ren­contre cette posi­tion à plu­sieurs niveaux, du simple fidèle à la haute hié­rar­chie, spé­cia­le­ment par­mi les défen­seurs du Concile Vatican II. Ceux-​ci, en effet, bien qu’ils constatent des oppo­si­tions théo­ri­que­ment inso­lubles entre les textes de Vatican II et cer­tains ensei­gne­ments des Papes pré­cé­dents, spé­cia­le­ment ceux qui concernent les condam­na­tions des dif­fé­rents aspects de la moder­ni­té (cf. la célèbre affir­ma­tion de celui qui était alors le car­di­nal Ratzinger au sujet de Gaudium et Spes, qua­li­fiée de « contre-​syllabus »), consi­dèrent ces der­niers comme des décla­ra­tions révi­sables, dans les­quelles l’Église n’a pas enga­gé la plé­ni­tude de son autorité.

2.2 Sed contra

1. « L’infaillible garan­tie de l’assistance divine n’est pas limi­tée aux seuls actes du Magistère solen­nel ; elle s’étend aus­si au Magistère ordi­naire, sans tou­te­fois en recou­vrir ni en assu­rer de la même façon tous les actes »[15].

2. Pour l’infaillibilité du pape seul et du Magistère ordi­naire de l’Église, « il faut que la véri­té ensei­gnée soit pro­po­sée comme déjà défi­nie ou comme ayant tou­jours été crue ou admise par l’Église, ou comme attes­tée par l’accord una­nime et constant des théo­lo­giens comme véri­té catho­lique »[16].

2.2.1 Vérité et autorité

Il nous paraît bon de com­men­cer par une consi­dé­ra­tion géné­rale. La crise actuelle a contri­bué à la nais­sance d’une men­ta­li­té très répan­due dans le monde catho­lique, mais qui n’est pas une men­ta­li­té catho­lique. Nous vou­lons par­ler de cette idée trop banale selon laquelle l’obéissance au Pape et aux évêques devrait être aveugle, incon­di­tion­nelle, c’est-à-dire jus­ti­fiée par l’autorité qu’ils repré­sentent, indé­pen­dam­ment de ce qu’ils enseignent. Une telle men­ta­li­té tra­hit une pen­sée léga­liste, selon laquelle une affir­ma­tion serait vraie parce que pro­non­cée par une auto­ri­té légi­time, et non par sa véri­té intrin­sèque. Ainsi, c’est l’autorité qui crée­rait le droit et la véri­té, et elle ne se limi­te­rait pas à les recon­naître, les gar­der et les enseigner.

Cette posi­tion peut être résu­mée de la façon sui­vante : « Le propre du catho­li­cisme, ce n’est pas la véri­té, attes­tée et main­te­nue par l’autorité, mais l’autorité, cen­sée être la source même d’une « véri­té » qui n’a pas de valeur en soi mais seule­ment par le dic­ta­men qui la consacre »[17]. Mais cette posi­tion, nous le redi­sons, n’exprime pas celle de l’Église catho­lique, qui a reçu de Notre Seigneur un tout autre ensei­gne­ment. Jésus lui-​même a vou­lu sou­li­gner que « ma doc­trine n’est pas de moi, mais de Celui qui m’a envoyé. Si quelqu’un veut faire sa volon­té, il sau­ra si cet ensei­gne­ment vient de Dieu, ou si je parle de moi-​même » (Jn VII, 16–17). Et son vas elec­tio­nis, saint Paul, ne dit pas autre chose : « Si quelqu’un, fût-​ce nous-​même, fût-​ce un ange du ciel, venait vous prê­cher un évan­gile dif­fé­rent du nôtre, qu’il soit ana­thème ! » (Gal. 1,8). Enfin, le texte de Pastor Aeternus qui défi­nit l’infaillibilité du Pape sou­ligne lui aus­si qu’« aux suc­ces­seurs de Pierre, l’Esprit Saint fut pro­mis non pour qu’ils pro­posent, par sa révé­la­tion, une nou­velle doc­trine, mais pour qu’ils gardent reli­gieu­se­ment et enseignent fidè­le­ment, grâce à son assis­tance, la révé­la­tion trans­mise par les Apôtres, c’est-à-dire le dépôt de la foi»[18].

La pers­pec­tive catho­lique est claire : l’autorité est au ser­vice de la véri­té. Il n’est donc en aucune façon pos­sible d’exiger l’obéissance lorsque l’enseignement pro­po­sé est contraire à la véri­té. Cela ne signi­fie pas que le juge­ment sur la véri­té soit lais­sé au libre-​arbitre de cha­cun. Entre les deux extrêmes (obéis­sance abso­lue et libre-​arbitre), il y a une gra­da­tion, qui sera l’objet de la suite de notre expo­sé. Mais il est néces­saire de redire que l’autorité se pose dans l’Église comme un moyen, et non comme une fin. En effet, c’est jus­te­ment à cause de cette grande confu­sion au sujet du rap­port entre auto­ri­té et véri­té que les « révo­lu­tion­naires » ont pu gref­fer sur le tis­su catho­lique les germes de la crise actuelle, sans que les « anti­corps » ne réagissent à cette ter­rible infec­tion. Ils ont en effet abu­sé de l’obéissance pour impo­ser leurs fausses doc­trines, et chaque fois que quelqu’un a ten­té de mani­fes­ter son désac­cord, ils ont uti­li­sé l’accusation de déso­béis­sance pour iso­ler le mal­heu­reux et bri­ser ain­si toute résis­tance. C’est ce mau­vais usage de la ver­tu d’obéissance que Mgr Lefebvre a magis­tra­le­ment défi­ni comme « le coup de maître de Satan ».

2.2.2 Magistère infaillible et Magistère canonique[19]

Le Magistère de l’Église, dont le pou­voir réside soit chez le Pontife seul, soit dans l’épiscopat cum Petro et sub Petro, ne se pro­nonce pas tou­jours au même niveau.

Le degré le plus haut du Magistère com­prend la divine Révélation que Jésus a confiée à son Église pour qu’elle la garde et la trans­mette fidè­le­ment. À ce niveau, l’infaillibilité du Magistère est garantie.

Suivons pas à pas l’affirmation de Billot : « Potestas infal­li­bi­lis magis­te­rii pro objec­to pri­ma­rio habet res fidei et morum quae in depo­si­to catho­li­cae reve­la­tio­nis for­ma­li­ter expli­cite vel for­ma­li­ter impli­cite conti­nen­tur »[20].

Le théo­lo­gien jésuite consi­dère l’objet (quae conti­nen­tur in depo­si­to catho­li­cae reve­la­tio­nis), c’est-à-dire tout ce que le Christ a ensei­gné aux Apôtres et tout ce que ces mêmes Apôtres ont appris de l’Esprit Saint, et qui nous est livré aus­si bien par les Écritures que par la Tradition non écrite. Cela signi­fie qu’à ce niveau, l’infaillibilité du Magistère « s’étend seule­ment aux véri­tés révé­lées par Dieu suma­tu­rel­le­ment »[21].

« Secundario vero [potes­tas infal­li­bi­lis magis­te­rii] exten­di­tur ad alias etiam veri­tates in se non reve­la­tas, quae tamen requi­run­tur ut reve­la­tio­nis depo­si­tum inte­grum cus­to­dia­tur, et nomi­na­tim qui­dam ad mul­ti­plices pro­po­si­tio­num cen­su­ras et ad fac­ta dog­ma­ti­ca »[22]. Cela signi­fie que le Christ a pro­mis son assis­tance spé­ciale non seule­ment pour que l’Église reçoive et trans­mette fidè­le­ment son ensei­gne­ment, mais aus­si pour qu’elle le garde et le déve­loppe au cours des siècles. C’est pour­quoi le Magistère infaillible s’étend aus­si aux véri­tés incluses dans les pré­cé­dentes, mais non encore expli­ci­te­ment expri­mées quoad nos, et aus­si à ces énon­cia­tions dont il garan­tit la véri­té de façon abso­lue (défi­ni­tions infaillibles, mais non dog­ma­tiques), bien qu’elles ne soient pas objet de foi divine.

À ce point, le car­di­nal Journet fait une réflexion très impor­tante et lourde de consé­quences ; il affirme que, pour les trois classes de véri­tés indi­quées ci-​dessus, le Seigneur Jésus donne à son Église une assis­tance spé­ciale, une assis­tance abso­lu­ment infaillible. Mais le Magistère de l’Église, ajoute le car­di­nal, « ne fonde pas, il condi­tionne l’assentiment infaillible de foi. Et pour­tant c’est la plus haute fonc­tion à laquelle il lui soit don­né d’atteindre : à ce moment… il n’y a plus rien dans son ini­tia­tive qui ne soit résor­bé dans l’assistance divine»[23].

Le Magistère infaillible fait donc fonc­tion d’instrument de com­mu­ni­ca­tion de la véri­té révé­lée ; il est vraie cause seconde, son action ne fonde pas l’infaillibilité du conte­nu (laquelle est en revanche fon­dée sur Dieu, qui ne peut ni se trom­per ni trom­per), mais en quelque sorte la garantit.

À ce point, on peut com­prendre l’infaillibilité de l’enseignement du Pontife romain quand, ex cathe­dra, il défi­nit une véri­té comme révé­lée, comme cela a été pro­cla­mé par Vatican I. En effet, le Pape ne fait pas autre chose que décla­rer solen­nel­le­ment ce que Dieu lui-​même a révé­lé par le Christ ou les Apôtres ; l’obéissance au Pape est en fait l’obéissance directe à Dieu lui-​même, et indi­recte au Pape comme son ins­tru­ment et son intermédiaire.

Les pro­blèmes, pour ain­si dire, com­mencent à un autre niveau, à savoir celui de ce que l’on appelle com­mu­né­ment les « véri­tés spé­cu­la­tives secon­daires ». Ce der­nier adjec­tif peut induire une désa­gréable équi­voque, celle de faire pen­ser que ces véri­tés n’auraient pas d’importance pour la conser­va­tion de la foi.

En réa­li­té, il existe de très nom­breuses véri­tés qui, soit n’appartiennent pas au depo­si­tum fidei, mais lui sont liées (comme par exemple les véri­tés phi­lo­so­phiques de la phi­lo­so­phia per­en­nis, qui a trou­vé chez saint Thomas sa plus haute expres­sion, et que l’Église a donc maintes fois ordon­né d’enseigner et de suivre), soit n’ont pas encore été défi­nies par l’Église de façon irré­for­mable (par exemple les conclu­sions théo­lo­giques uni­ver­sel­le­ment ensei­gnées ou crues).

Ces véri­tés sont garan­ties pru­den­tiel­le­ment (à la dif­fé­rence de l’autorité abso­lue, qui concerne les véri­tés spé­cu­la­tives pri­maires) dans la mesure où, à la dif­fé­rence de ce qui a été expo­sé pré­cé­dem­ment au sujet du pou­voir décla­ra­tif du Magistère, l’Église n’est plus une simple inter­mé­diaire des divins ensei­gne­ments ; « elle agit en ver­tu de son pou­voir cano­nique, pro­mul­ga­teur de ce qu’il convient ou non d’enseigner et de croire, si l’on veut pré­ser­ver l’intelligence des fidèles des dan­gers qui menacent leur foi… À ce moment, l’Église n’intervient pas, comme dans la foi divine, à titre de simple condi­tion de notre assen­ti­ment. Elle est elle-​même le fon­de­ment immé­diat d’un assen­ti­ment (dont le fon­de­ment médiat est Dieu, qui régit l’Église) qu’on peut appe­ler… obéis­sance ecclé­sias­tique, foi ecclé­sias­tique, assen­ti­ment reli­gieux, pieux assen­ti­ment »[24].

Quel type d’obéissance, donc, doit-​on à ce type de Magistère ?

Tout d’abord, il faut sou­li­gner que, au sein de ce vaste domaine des véri­tés qui jouissent d’une assis­tance pru­den­tielle, il y a une dif­fé­rence déci­sive. Il existe en effet des ensei­gne­ments que l’Église a pro­po­sés de façon constante et uni­ver­selle, dans les­quels elle entend user en plé­ni­tude de son auto­ri­té pru­den­tielle. Dans ce cas, « nous n’hésiterons pas à dire que le Magistère les pro­pose en ver­tu d’une assis­tance pra­tique pru­den­tielle, qui est vrai­ment et pro­pre­ment infaillible, en sorte que nous serons sûrs de la pru­dence de cha­cun de ces ensei­gne­ments, et en consé­quence pra­ti­que­ment sûrs de la véri­té intrin­sèque, spé­cu­la­tive, de cha­cun d’eux »[25]. Dans ce cas on parle non pas de véri­té infaillible, mais de cer­ti­tude infaillible (infal­li­bi­lis securitas).

Il y a par ailleurs des ensei­gne­ments dans les­quels l’Église n’entend pas user en plé­ni­tude de son auto­ri­té pru­den­tielle ; dans ce cas, « nous dirons que le Magistère ne les pro­pose que d’une manière faillible »[26].

De cela, nous pou­vons conclure ce qui suit :

  • dans le cas du Magistère décla­ra­tif, par le fait que l’on obéit pro­pre­ment à Dieu et à l’Église seule­ment en tant que média­tion, l’obéissance due sera d’ordre théo­lo­gal (propre à la ver­tu théo­lo­gale de foi);
  • quant au Magistère pru­den­tiel, en revanche, l’obéissance due dépend du degré avec lequel le Magistère engage son auto­ri­té : « Si le Magistère est natu­rel, l’obéissance sera, de soi, natu­relle. Si le magis­tère se réa­lise d’une manière ana­lo­gique et sur­na­tu­relle, la ver­tu de doci­li­té et d’obéissance se réa­li­se­ra, elle aus­si, d’une manière ana­lo­gique et sur­na­tu­relle »[27].

Dans le cas de l’assistance pru­den­tielle faillible, il est donc pos­sible que le Pape ou une Congrégation romaine se trompent. Que devra-​t-​on faire dans ce cas ? « Licebit dis­sen­tire… lice­bit dubi­tare… ; nec tamen pro reve­ren­tia auc­to­ri­ta­tis sacrae fas erit publice contra­di­cere… ; sed silen­tium ser­van­dum est quod obse­quo­sium vocant »[28]. Toutefois, nous fai­sons seule­ment remar­quer que, dans le cas de péril proche pour la foi, même la répré­hen­sion publique est nécessaire[29].

2.3 Solution des difficultés

Ad. 1 : Les infaillibilistes : aucune déclaration officielle ne peut être mise en discussion, de quelque façon que ce soit.

Le texte de saint Ignace est très précis :

« Pour ne nous écar­ter en rien de la véri­té, nous devons tou­jours être dis­po­sés à croire que ce qui nous paraît blanc est noir, si l’Église hié­rar­chique le décide ain­si ». Le verbe uti­li­sé nous ren­voie immé­dia­te­ment au pre­mier degré du Magistère, le Magistère infaillible. On a vu, en effet, que l’acte cor­res­pon­dant à cet ensei­gne­ment est l’obéissance de la Foi, laquelle adhère à la véri­té révé­lée par Dieu et trans­mise par l’Église, en ver­tu de l’autorité même de Celui qui révèle.

Cette obéis­sance « aveugle » du point de vue humain (dans le sens où l’on ne sai­sit pas l’évidence ration­nelle de la véri­té révé­lée) est en réa­li­té éclai­rée par la ver­tu théo­lo­gale de Foi, dont la cer­ti­tude est supé­rieure à quelque évi­dence intel­lec­tuelle que ce soit, en ver­tu de Dieu qui révèle. Mais dans les cas où l’Église hié­rar­chique n’entend rien défi­nir, une telle obéis­sance sur­na­tu­relle serait dis­pro­por­tion­née par rap­port à son objet. Nous le répé­tons : l’obéissance due dépend du degré avec lequel le Magistère engage son auto­ri­té. C’est ain­si qu’est réso­lue cette pre­mière difficulté.

On peut rai­son­ner de la même façon sur l’enseignement de Pie XII. Le Pontife lui-​même, en effet, spé­ci­fie que l’assentiment doit être don­né « selon l’intention et la volon­té des Pontifes ». Il s’agit encore ici de l’importance de l’intention de vou­loir défi­nir quelque chose ou d’engager au plus haut degré son autorité.

Ad. 2 : Infaillibilité limitée aux décisions ex cathedra

À cette objec­tion, nous avons ample­ment répon­du dans le corps de notre argu­men­ta­tion, quand nous avons par­lé du Magistère cano­nique. Nous réaf­fir­mons la notion selon laquelle l’infaillibilité du Magistère s’étend au-​delà de l’enseignement ex cathe­dra défi­ni lors du Concile Vatican I, dans les condi­tions rap­por­tées ci-​dessus. Billot l’exprime très clai­re­ment : « Quidquid ab Ecclesia sive solem­ni iudi­cio, sive ordi­na­rio et uni­ver­sa­li magis­te­rio tam­quam a Deo reve­la­tum pro­po­ni­tur, fide divi­na cre­den­dum est, et per­ti­na­ci­ter obni­tens incur­rit hae­re­sim. Caetera vera ab eodem magis­te­rio defi­ni­ta, non divi­na, sed eccle­sias­ti­ca fide viden­tur esse cre­den­da »[30].

Le point clé, qui implique l’obéissance de la foi, est le fait que l’on enseigne quelque chose « tam­quam a Deo reve­la­tum » ; dans le cas de la foi ecclé­sias­tique, en revanche, il est néces­saire, encore une fois, que quelque chose soit défi­ni, ce qui ren­voie à la dis­tinc­tion faite pré­cé­dem­ment entre une assis­tance pru­den­tielle faillible et une assis­tance pru­den­tielle infaillible.

Source : Si Si No No/​Symposium Théologique de Paris – Octobre 2005

Notes

[10] Note métho­do­lo­gique impor­tante : nous construi­sons notre argu­men­ta­tion, dans ce deuxième cha­pitre, selon le sché­ma clas­sique de la Summa Theologiae, dont la clar­té logique et expli­ca­tive est inéga­lée. Nous pré­sen­tons les vide­tur quod, c’est-à-dire les pos­sibles objec­tions à la thèse (abré­gées par le sigle « ob. » sui­vi du numé­ro cor­res­pon­dant), qui seront réso­lues à la fin (sigle « ad. » sui­vie du numé­ro cor­res­pon­dant). Entre ces deux moments, nous déve­lop­pe­rons le cor­pus de l’argumentation.
[11] SAINT IGNACE DE LOYOLA, Exercices spi­ri­tuels, § 365.
[12] Pius PP. XII, Humani gene­ris, 12 août 1950
[13] Je me sou­viens que l’un de mes amis, bien connu en Italie pour ses posi­tions conser­va­trices, me répon­dit un jour, face aux preuves d’oppositions évi­dentes entre les posi­tions de Jean-​Paul II et celles de ses pré­dé­ces­seurs : « J’adopte, par rap­port aux ency­cliques de Jean-​Paul II, le com­por­te­ment que Dei Filius recom­mande face à d’apparentes oppo­si­tions entre la foi et la rai­son : puisqu’il ne peut pas y avoir d’opposition, je consi­dère que l’opposition n’est qu’apparente, même si pour l’instant on n’arrive pas à le démon­trer ».
[14] Concile Vatican I, Pastor Aetemus, 18 juillet 1870.
[15] LABOURDETTE, Revue Thomiste, 1950, p. 38.
[16] Dict. de Théologie Catholique, article Infaillibilité du pape, VII, col. 1705.
[17] L. MÉROZ, L’obéissance dans l’Église. Aveugle ou clair­voyante?, Genève, Claude Martingay, p. 39. À noter que l’auteur fait cette affir­ma­tion pour la réfu­ter par la suite, car il ne par­tage pas ce point de vue.
[18] Concile Vatican I, Pastor Aeternus, 18 juillet 1870. SALAVERRI affirme que le Concile Vatican I, bien qu’implicitement, a défi­ni que « le Magistère est tra­di­tion­nel, c’est-à-dire ins­ti­tué non pas pour ensei­gner des véri­tés nou­velles, mais pour gar­der, défendre et annon­cer le dépôt de véri­té reçu » (I. Salaverri, Sacrae Theologiae Summa, t.1, III, § 512).
[19] Le terme « cano­nique », en réfé­rence au Magistère, n’est pas habi­tuel en théo­lo­gie. Le car­di­nal Journet l’emploie pour indi­quer que, dans ce cas, l’Église uti­lise son pou­voir cano­nique pour ensei­gner ou condam­ner quelque chose qui, bien que non conte­nu dans la Révélation divine, en condi­tionne tou­te­fois la sau­ve­garde et la pro­mul­ga­tion.
[20] L. BILLOT, De Ecclesia Christi, I, th. XVII.
[21] B. BARTMANN, Manuel de Théologie Dogmatique, II, § 141.
[22] L. BILLOT, De Ecclesia Christi, cit.
[23] Ibidem, p. 446.
[24] Ibidem, p. 454.
[25] Ibidem, p. 456.
[26] Ibidem.
[27] Ibidem, p. 454.
[28] I. SALAVERRI, Sacrae Theologiae Summa, cit, III, § 675.
[29] Cf. Saint Thomas d’Aquin, Summa theo­lo­giae, II, II, q. XXXIII, a. 4, et aus­si Super Epistolam ad Galatas, lect. II. [30] L. BILLOT, De Ecclesia Christi, cit., th. XVIII.

Chapitre III – Le Concile Vatican II en question

Après avoir cla­ri­fié les prin­cipes que la réflexion théo­lo­gique sécu­laire nous livre, il nous reste à voir de quelle façon ces prin­cipes sont appli­cables au pro­blème en ques­tion, à savoir le Concile Vatican II.

Qu’il nous soit per­mis, avant tout, de mettre en évi­dence un corol­laire de l’argumentation pré­cé­dente. On pour­rait se deman­der, en effet, si ce que nous venons d’exposer est éga­le­ment appli­cable à un Concile œcu­mé­nique, c’est-à-dire à ce qui est com­mu­né­ment consi­dé­ré comme un acte de Magistère extraordinaire.

Nous recou­rons encore une fois au rai­son­ne­ment du car­di­nal Journet : « Le pou­voir de régir l’Église uni­ver­selle réside d’abord dans le sou­ve­rain Pontife, puis dans le col­lège épis­co­pal qui lui est uni ; et il peut être exer­cé soit uni­que­ment par le sou­ve­rain Pontife, soit soli­dai­re­ment par le sou­ve­rain Pontife et le col­lège épis­co­pal : le pou­voir du sou­ve­rain Pontife seul et le pou­voir du sou­ve­rain Pontife uni au col­lège apos­to­lique consti­tuant non pas deux pou­voirs adé­qua­te­ment dis­tincts, mais un seul pou­voir suprême consi­dé­ré d’une part dans la tête de l’Église ensei­gnante, où il réside tout entier et comme dans sa source, d’autre part à la fois dans la tête et dans le corps de l’Église ensei­gnante… »[31].

La consé­quence de cette véri­té est que les déci­sions d’un Concile « ne sont péremp­toires que lorsqu’elles sont pro­non­cées en col­la­bo­ra­tion actuelle avec le sou­ve­rain Pontife, ou rati­fiées ulté­rieu­re­ment par lui »[32].

La dis­tinc­tion entre l’enseignement don­né par le Pape seor­sim ou simul cum Episcopis[33] concerne donc la moda­li­té d’exercice du Magistère (le Chef seul ou le Chef et le corps ensei­gnant tout entier), et non son essence.

Le degré avec lequel le Magistère s’exprime dépend donc encore une fois de la volon­té, de l’intention du Pape et des Évêques unis à lui. Il n’y a pas de coïn­ci­dence défi­ni­tive entre Magistère extra­or­di­naire (dans le cas pré­sent par l’indiction d’un Concile) et Magistère infaillible.

Les deux carac­té­ris­tiques, en effet (carac­tère extra­or­di­naire et infailli­bi­li­té), se placent à deux niveaux qua­li­ta­ti­ve­ment dif­fé­rents. Alors que le carac­tère ordi­naire ou extra­or­di­naire se réfère à la moda­li­té d’expression du Magistère, l’infaillibilité concerne l’autorité que l’Église entend enga­ger dans un ensei­gne­ment déter­mi­né. On ima­gine en géné­ral que plus le niveau hié­rar­chique expri­mant un ensei­gne­ment est éle­vé, plus l’autorité de l’Église est enga­gée ; par consé­quent, l’enseignement du Pape ou celui d’un Concile œcu­mé­nique com­por­te­raient auto­ma­ti­que­ment la plé­ni­tude d’autorité (infailli­bi­li­té) de l’Église. Mais il n’en est pas ain­si, car la moda­li­té avec laquelle le Magistère s’exprime est un élé­ment impor­tant mais non décisif.

Pour que l’on ait un ensei­gne­ment infaillible, il est cer­tai­ne­ment néces­saire que ce soit le sou­ve­rain Pontife qui enseigne (seul ou au tra­vers d’un Concile); mais cette condi­tion n’est pas suf­fi­sante. Il y a en effet deux autres élé­ments qui condi­tionnent l’autorité d’un ensei­gne­ment : l’intention et la matière traitée.

Nous pro­po­sons donc la dis­tinc­tion suivante :

1. quant à la moda­li­té, on peut avoir un Magistère soit ordi­naire, soit extra­or­di­naire. Ce der­nier peut s’exprimer à tra­vers le carac­tère extra­or­di­naire du Pape (ex cathe­dra) ou à tra­vers un carac­tère extra­or­di­naire col­lé­gial (Concile œcuménique).

2. quant à l’autorité enga­gée, un ensei­gne­ment peut jouir d’une infailli­bi­li­té abso­lue, pru­den­tielle infaillible ou pru­den­tielle faillible, comme nous l’avons vu au deuxième cha­pitre, sui­vant l’intention mani­fes­tée et la matière enseignée.

Il est clair, à pré­sent, que le pro­blème cen­tral réside dans ces deux élé­ments : l’intention et la matière.

3.1. L’intention

Lorsqu’on s’interroge sur la valeur d’un docu­ment, il faut véri­fier quelle inten­tion ont eue le Pape ou le Concile dans l’acte d’enseigner, inten­tion qui peut se mani­fes­ter soit par des for­mules très claires (« Nous défi­nis­sons », « nous décla­rons »…), soit sans elles[34].

Le fait que cette inten­tion soit un élé­ment fon­da­men­tal et déter­mi­nant la valeur d’un docu­ment a tou­jours été impli­ci­te­ment admis, et même expli­ci­te­ment ensei­gné. Nous avons déjà vu que les textes théo­lo­giques à l’appui de l’adhésion à l’enseignement du Pape, même quand celui-​ci s’exprime de façon ordi­naire, ren­voient à la ques­tion de son intention.

Quel est le fon­de­ment de cette véri­té ? Pourquoi la réfé­rence insis­tante à l’intention d’un enseignement ?

La réponse à ces ques­tions est d’une impor­tance cru­ciale pour qui veut s’orienter dans la crise actuelle. En effet, s’il est vrai que l’Église a dû faire face à des périodes plus ou moins longues de crise, il n’en est pas moins vrai que la période que nous vivons a une par­ti­cu­lière gra­vi­té. Dans la réflexion des plus grands théo­lo­giens catho­liques ne se trouve men­tion­né nulle part le cas ou, pen­dant un demi-​siècle, le Pape ou un Concile véhi­culent des erreurs. D’où l’importance de par­tir de pré­misses bien fondées.

Le point cen­tral à sai­sir est qu’un ensei­gne­ment du Pape ou d’un Concile n’entraîne pas ipso fac­to une obéis­sance incon­di­tion­nelle : celle-​ci dépend et est pro­por­tion­née à l’intention avec laquelle le Magistère entend enga­ger son auto­ri­té. Voyons main­te­nant com­ment le démon­trer. Pour construire notre argu­men­taire, nous par­ti­rons de cer­tains textes de la réflexion théo­lo­gique de saint Thomas d’Aquin.

L’action providentielle « respecte » l’ordre créé

Tout d’abord, « intel­li­gen­dum est Deum ope­ra­ri in rebus, quod tamen ipsae res pro­priam habeant ope­ra­tio­nem »[35]. La cau­sa­li­té uni­ver­selle de Dieu est telle que non seule­ment elle ne sup­prime pas, mais elle sou­tient la cau­sa­li­té propre des créa­tures. Par exemple, il est cer­tain que c’est Dieu qui nous donne le soleil ou la pluie, mais cela n’invalide pas la sphère de la cau­sa­li­té phy­sique, connais­sable par la rai­son humaine.

Le même rai­son­ne­ment doit être fait sur cette cau­sa­li­té par­ti­cu­lière qu’est la liber­té humaine. Dans ce cas aus­si, non seule­ment Dieu ne sacri­fie pas, mais il se confi­gure comme néces­saire et source de la liber­té de l’homme. En effet, seule la toute-​puissance peut don­ner sans rien perdre de sa puis­sance, elle seule peut com­mu­ni­quer sous forme de don pur, et donc sans res­ter dépen­dante du don qu’elle fait. L’incompatibilité appa­rente entre toute-​puissance et liber­té dans la phi­lo­so­phie moderne est due au fait que Dieu n’est plus consi­dé­ré comme Dieu, mais comme réa­li­té imma­nente au monde.

Donc, pour saint Thomas, la tota­li­té cau­sa­tive de la Cause pre­mière n’est pas un fac­teur inhi­bant mais consti­tu­tif de la cau­sa­li­té des causes secondes. En d’autres termes : Dieu fait en sorte que nous puis­sions être réel­le­ment la cause de nos choix pré­ci­sé­ment dans la mesure où notre être dépend de Lui. Par consé­quent, si nous ne dépen­dions pas de Lui, qui est le Tout-​Puissant, nous ne pour­rions pas être libres, car c’est le propre de la toute-​puissance – et seule­ment d’elle – de rendre libres.

Ce qu’il faut rete­nir, dans la pro­fonde réflexion de saint Thomas, c’est que la cau­sa­li­té uni­ver­selle de Dieu (cause pre­mière), tant dans l’ordre natu­rel que dans l’ordre sur­na­tu­rel, ne mor­ti­fie pas mais fonde la cau­sa­li­té créée (cause seconde), et en conserve les par­ti­cu­la­ri­tés : « ex cau­sis neces­sa­riis per motio­nem divi­nam sequun­tur effec­tus ex neces­si­tate ; ex cau­sis autem contin­gen­ti­bus sequun­tur effec­tus contin­gentes »[36].

Or, l’être humain est un être libre, carac­té­ri­sé par deux facul­tés essen­tielles, l’intelligence et la volon­té, qui lui per­mettent d’accomplir des actes humains, c’est-à-dire des actes dans les­quels il n’est pas sim­ple­ment cause, mais cause libre. Les actes humains se dif­fé­ren­cient des actes de l’homme en ceci que ces der­niers sont accom­plis par l’homme, mais non libre­ment. Dans l’acte humain, en revanche, on dit que l’homme est sui actus dominus.

Un texte de la Summa contra Gentiles montre que les actes humains ne sont aucu­ne­ment mor­ti­fiés par l’action divine : « Finis autem ulti­mus cujus­li­bet crea­tu­rae est ut conse­qua­tur divi­nam simi­li­tu­di­nem… Agens autem volun­ta­rium asse­qui­tur divi­nam simi­li­tu­di­nem in hoc quo libere agit ; osten­sum est enim (1.1, c. LXXXVIII) libe­rum arbi­trium in Deo esse. Non igi­tur per pro­vi­den­tiam sub­tra­hi­tur volun­ta­tis liber­tas »[37].

Voilà donc le point cen­tral : l’action pro­vi­den­tielle « res­pecte » l’ordre créé, et donc ne sous­trait pas à la liber­té humaine ce qu’elle a éta­bli comme devant être lais­sé au libre-​arbitre humain.

Or, l’acte humain est tou­jours carac­té­ri­sé par trois com­po­santes : l’objet qui spé­ci­fie l’acte, l’intention de celui qui agit ; les cir­cons­tances dans les­quelles il agit. De ces trois élé­ments, celui qui consti­tue l’aspect for­mel, c’est l’intention, c’est donc l’élément fon­da­men­tal pour juger de la mora­li­té d’un acte, puisque c’est l’intention qui indique la ten­sion vers la fin (motus volun­ta­tis in finem)[38].

De tout cela, il res­sort clai­re­ment que là où il n’y a pas d’intention, il n’existe pas à pro­pre­ment par­ler d’acte humain.

Application du principe : l‘« action providentielle » respecte « l’ordre créé », au domaine théologique

En appli­quant ces consi­dé­ra­tions au domaine théo­lo­gique, on peut en tirer de fécondes réflexions.

Prenons, par exemple, le cas de l’inspiration de la Sainte Écriture. On sait que ce qui dis­tingue par­ti­cu­liè­re­ment la pers­pec­tive catho­lique de la pers­pec­tive isla­mique, c’est le fait que l’inspiration divine ne se sub­sti­tue en aucune façon aux facul­tés des écri­vains sacrés, ce qui serait le cas si l’on consi­dé­rait l’inspiration comme une sorte de dic­tée. Au contraire, l’intervention divine pré­sup­pose et uti­lise les capa­ci­tés humaines des hagio­gra­phies. Nous retrou­vons ici le prin­cipe tho­miste selon lequel la cause pre­mière (l’inspiration divine) conserve toutes les carac­té­ris­tiques propres à la cause seconde (l’auteur humain), si bien que ce der­nier est, dans son propre ordre, vraie cause. Les écri­vains sacrés ont donc agi par intel­li­gence et par volon­té ; leurs actes n’ont pas été « rem­pla­cés » par l’intervention divine, mais éle­vés par elle.

Pensons main­te­nant à l’action sacra­men­telle. L’Église enseigne que le ministre du sacre­ment doit avoir l’intention, même si non actuelle, de faire ce que fait l’Église, c’est-à-dire d’ordonner son action à la fin pour laquelle Dieu l’a ins­ti­tuée. Sans cette inten­tion, le sacre­ment est inva­lide. Nous retrou­vons clai­re­ment le prin­cipe tho­miste déjà énon­cé : dans l’action sacra­men­telle aus­si, Dieu ne demande pas un acte méca­nique, mais un acte humain, carac­té­ri­sé par l’intention.

Si ce prin­cipe est valable pour le munus sanc­ti­fi­can­di, on ne com­prend pas pour­quoi il ne devrait plus être valable pour le munus docendi.

L’enseignement de la foi est fait par des ministres ordon­nés à cette fin. Or, ces ministres sont des êtres humains, et ils gardent leurs carac­té­ris­tiques humaines. Si le Pape ou un Concile, dans l’acte d’enseigner, n’ont pas l’intention d’enseigner quelque chose comme étant révé­lé par Jésus-​Christ, comme tou­jours ensei­gné par l’Église, ou qu’ils n’entendent pas user de la plé­ni­tude de leur auto­ri­té (infal­li­bi­lis secu­ri­tas), on ne voit pas pour­quoi l’assistance divine devrait se sub­sti­tuer à la média­tion humaine, vou­lue par Dieu comme humaine.

Par consé­quent, c’est uni­que­ment dans le cas où le Pontife entend exer­cer la plé­ni­tude du Magistère que lui est garan­tie cette infailli­bi­li­té active et pas­sive in docen­do, qui lui per­met non seule­ment d’être gui­dé dans la défi­ni­tion d’une véri­té, mais aus­si d’être cor­ri­gé et arrê­té in extre­mis s’il se diri­geait vers l’enseignement d’une hérésie.

C’est le prin­cipe tho­miste bien connu : gra­tia non tol­lit natu­ram, sed per­fi­cit. Dans son assis­tance à l’Église, Dieu ne se sub­sti­tue pas aux média­tions, mais les sup­pose dans l’intégrité de leurs facul­tés et les élève au-​dessus des simples pos­si­bi­li­tés humaines. Ces média­tions, en tant que libres, doivent tou­te­fois vou­loir col­la­bo­rer avec la grâce divine, en pré­dis­po­sant tout ce qui leur est propre pour pou­voir rece­voir la plé­ni­tude de l’assistance divine.

3.2. La matière

Le deuxième aspect déter­mi­nant est ce qui est ensei­gné : la matière.

Dans une étude pré­sen­tée au Congrès de Si Si No No de 2004, le pro­fes­seur Pasqualucci a ana­ly­sé le texte du second Concile de Nicée (787), qui inva­li­da le conci­lia­bule de Constantinople de 753, créé ad hoc pour approu­ver les thèses iconoclastes.

Dans ce texte sont for­mu­lées expres­sé­ment les condi­tions requises pour la vali­di­té d’un Concile, par­mi les­quelles figure la « pro­fes­sion d’une doc­trine cohé­rente avec les pré­cé­dents conciles »[39]. Face à un concile (celui de Constantinople) qui avait contre­dit les ensei­gne­ments des Conciles pré­cé­dents, la posi­tion des pères réunis à Nicée fut nette : « Comment un concile, qui ne concorde pas avec les six conciles saints et œcu­mé­niques qui l’ont pré­cé­dé, pourrait-​il être le sep­tième ? »[40]. Il est inté­res­sant de remar­quer la logique de ce pas­sage : un Concile est ortho­doxe parce que son conte­nu est ortho­doxe, et non l’inverse.

L’orthodoxie de la doc­trine, sa confor­mi­té à l’enseignement constant de l’Église, est donc la condi­tion sine qua non de vali­di­té d’un Concile[41].

Ce prin­cipe, qui ren­voie à ce que nous affir­mions au sujet du rap­port autorité-​vérité, mani­feste de façon lim­pide la mens catho­li­ca : l’autorité est au ser­vice de la véri­té ; elle est un moyen pour que la véri­té soit com­mu­ni­quée. L’autorité, autre­ment dit, ne crée pas la véri­té, elle la recon­naît, la garde et l’enseigne.

Le sophisme sous-​jacent à tant de concep­tions erro­nées de l’autorité peut être énon­cé de la façon sui­vante : une chose est vraie, elle est légi­time, parce qu’elle est ensei­gnée ou posée par l’autorité. La pers­pec­tive catho­lique, au contraire, de même que celle de toute saine phi­lo­so­phie, affirme : puisqu’une chose est vraie et légi­time, elle est ensei­gnée et posée par l’autorité.

Ce ne sont pas des détails sans impor­tance : le rap­port essen­tiel se trouve inver­sé, car la rai­son d’être de l’autorité, c’est sa fonc­tion ins­tru­men­tale par rap­port à un ordre objec­tif pré­exis­tant. Il est bon de le redire : l’autorité légi­time est le moyen, et non la fin. C’est pour cette rai­son que la théo­lo­gie affirme que le Magistère est la norme proche de la foi ; que signi­fie « norme proche », en effet, s’il n’y a pas une norme éloi­gnée à laquelle elle doit elle-​même se conformer ?

3.3 Contenu et intention du Concile Vatican II

Dans le cas du Concile Vatican II, il est pos­sible d’effectuer le « par­cours » sui­vant : à par­tir de la consta­ta­tion objec­tive de pro­po­si­tions erro­nées dans les textes, on peut remon­ter au vice de l’intention même du Concile. La dif­for­mi­té du conte­nu par rap­port au Magistère infaillible (abso­lute ou pru­den­tia­li­ter) est la ratio cognos­cen­di de la dif­for­mi­té de l’intention.

Il a déjà été beau­coup dit et écrit sur ces deux aspects. Nous ren­voyons donc aux études cor­res­pon­dantes, qui mettent bien en lumière tant les aspects pro­blé­ma­tiques des textes conci­liaires que l’anomalie des inten­tions décla­rées des papes du Concile dans leurs dis­cours avant, pen­dant et après le Concile.

Il ne nous reste ici qu’à rap­pe­ler ce que ces études ont démon­tré, avec abon­dance de documentation :

1. Le Concile Vatican II n’a pas une inten­tion conforme à celle de l’Église.

En effet, il n’a pas été convo­qué pour défendre et déve­lop­per le depo­si­tum ni condam­ner les erreurs modernes, mais pour d’autres fina­li­tés, étran­gères à la nature de l’Église. Voici les inten­tions de Jean XXIII ;

2. L’aggiornamento : « Le but de ce Concile n’est pas la dis­cus­sion de tel ou tel thème de la doc­trine fon­da­men­tale de l’Église », mais d’étudier et expo­ser la doc­trine « à tra­vers les formes de l’étude et de la for­mu­la­tion lit­té­raire de la pen­sée contemporaine»[42].

3. L’œcuménisme ter­restre de la non conver­sion : « Voilà ce que pro­pose le IIe Concile Œcuménique du Vatican, [qui]… pré­pare en quelque sorte et apla­nit la voie menant à l’unité du genre humain, fon­de­ment néces­saire pour faire que la cité ter­restre soit à l’image de la cité céleste »[43].

4. La non condam­na­tion des erreurs : « L’Épouse du Christ pré­fère recou­rir au remède de la misé­ri­corde, plu­tôt que de bran­dir les armes de la sévé­ri­té. Elle estime que, plu­tôt que de condam­ner, elle répond mieux aux besoins de notre époque en met­tant davan­tage en valeur les richesses de sa doc­trine »[44].

L’exposé de Paul VI est encore plus clair :

5. L’autoconscience de l’Église : « L’heure est venue. Nous semble-​t-​il, où la véri­té concer­nant l’Église du Christ doit de plus en plus être explo­rée, ordon­née et expri­mée, non pas peut-​être en ces for­mules solen­nelles qu’on nomme défi­ni­tions dog­ma­tiques, mais en des décla­ra­tions par les­quelles l’Église se dit à elle-​même, dans un ensei­gne­ment plus expli­cite et auto­ri­sé, ce qu’elle pense d’elle-même »[45].

6. L’intention œcu­mé­nique : « La convo­ca­tion du Concile… tend à une œcu­mé­ni­ci­té qui vou­drait être totale, uni­ver­selle »[46].

7. Dialogue avec le monde contem­po­rain : « Que le monde le sache : l’Église le regarde avec une pro­fonde com­pré­hen­sion, avec une admi­ra­tion vraie, sin­cè­re­ment dis­po­sée non à le sub­ju­guer, mais à le ser­vir ; non à le dépré­cier, mais à accroître sa digni­té ; non à le condam­ner, mais à le sou­te­nir et à le sau­ver »[47].

Toutes ces inten­tions décla­rées ne peuvent en aucune façon enga­ger la plé­ni­tude d’autorité de l’Église, qui a reçu une tout autre mis­sion du Seigneur Jésus-​Christ. C’est pour­quoi, face aux textes conci­liaires, il faut suivre les indi­ca­tions du secré­ta­riat géné­ral du Concile lui-​même (16 novembre 1964) : « Étant don­né la cou­tume des conciles et le but pas­to­ral du Concile actuel, celui-​ci défi­nit que ne doivent être consi­dé­rés comme étant de l’Église, que les points concer­nant la foi et la morale, par lui clai­re­ment décla­rés comme tels. En ce qui concerne les autres points pro­po­sés par le Concile, en tant que ceux-​ci sont un ensei­gne­ment du Magistère suprême de l’Église, tous les fidèles doivent les rece­voir et les com­prendre selon l’esprit du Concile lui-​même, comme il résulte tant de la matière trai­tée que de la manière par laquelle il s’exprime, selon les règles de l’interprétation théologique ».

Il res­sort de tout cela que le Concile Vatican II doit être consi­dé­ré comme assis­té pru­den­tiel­le­ment par le Saint-​Esprit, mais non selon l’infaillibilis secu­ri­tas ; et ce parce que le Concile n’a pas l’intention de défi­nir quoi que ce soit, ni par rap­port à la Révélation, ni par rap­port à des conclu­sions théo­lo­giques. Par ailleurs, il n’y a pas la moindre cer­ti­tude « de la véri­té intrin­sèque, spé­cu­la­tive »[48] de cha­cun des ensei­gne­ments du Concile.

En effet, et c’est le deuxième aspect :

8. Certains ensei­gne­ments du Concile Vatican II ne sont pas conformes au Magistère infaillible de l’Église ; ils se situent même sou­vent sur une ligne oppo­sée au Magistère pré­cé­dent. C’est le cas, par exemple, de ren­sei­gne­ment sur la liber­té reli­gieuse, sur le rap­port Église-​État, sur l’œcuménisme.

Source : Si Si No No/​Symposium Théologique de Paris – Octobre 2005

Notes

[31] C. JOURNET, L’Église du Verbe Incarné, cit., p. 531.
[32] Ibidem, p. 536.
[33] Nous lais­sons de côté la ques­tion ample­ment débat­tue par les théo­lo­giens, à savoir s’il y a un ou deux sujets de l’infaillibilité : « La ques­tion débat­tue est la sui­vante : le Collège des évêques avec le Pape et subor­don­né au Pape d’une part, et d’autre part le Pape comme per­sonne publique, sont-​ils deux sujets immé­diats de l’infaillibilité non dis­tincts, ou le sujet immé­diat de toute l’infaillibilité de l’Église est-​il le seul Pontife Romain, par lequel l’infaillibilité est com­mu­ni­quée au corps épis­co­pal, comme de la tête aux membres ? (I. SALAVERRI, Sacrae Theologiae Summa, cit., t.I, tr. III, I.II, § 637).
[34] Cf. Ibidem, p. 578 : « Le « sens » d’un acte pon­ti­fi­cal, son inten­tion de diri­mer défi­ni­ti­ve­ment une ques­tion, peut appa­raître avec évi­dence, indé­pen­dam­ment de toutes les for­mules conven­tion­nelle ».
[35] Summa Theologiae, I, q. CV a. 5 : « il faut com­prendre que Dieu agit dans les choses de telle sorte que celles-​ci gardent leur opé­ra­tion propre ».
[36] Summa Theologiae, I‑II, q. X, a. 4 : « [La divine Providence] meut tous les êtres selon leur condi­tion, de telle sorte que, sous la motion divine, des causes néces­saires pro­duisent leurs effets de façon néces­saire, et des causes contin­gentes pro­duisent leurs effets de façon contin­gente ».
[37] Summa contra Gentiles, I, c. LXXII : « La fin der­nière de toute créa­ture est d’atteindre la res­sem­blance divine… Celui qui agit de façon volon­taire atteint la res­sem­blance divine pré­ci­sé­ment dans le fait d’agir libre­ment ; on a vu en effet (l. I, c. LXXXVIII) que Dieu a un libre-​arbitre. Par consé­quent, le libre-​arbitre n’est pas sous­trait par la Providence ».
[38] Pour une ana­lyse détaillée de l’intentio, cf. Summa Theologiae, I‑II, q. XII.[39] G. ALBERIGO, Introduction à Décisions des conciles œcu­mé­niques, Turin, UTET, 1978, p. 34.
[40] Cit. in V. PERI : Les Conciles et les Églises. Recherche his­to­rique sur la tra­di­tion d’universalité des synodes œcu­mé­niques, Rome 1965, pp. 24–25.
[41] Pour un appro­fon­dis­se­ment de cette ques­tion, nous ren­voyons à la confé­rence du pro­fes­seur Pasqualucci publiée dans Penser Vatican II qua­rante ans après. Actes du VIe Congrès Théologique de Si Si No No. Rome- Janvier 2004. Courrier de Rome, 2004, pp. 75–128.
[42] Ioannes XXIII PP., Discours d’ouverture de la pre­mière ses­sion, 11 octobre 1962, in Les docu­ments du Concile Œcuménique Vatican II, Padoue, Gregoriana Editrice, 1967, pp. 1078–1079.
[43] Ibidem,p. 1082.
[44] Ibidem,p. 1084.
[45] PAULUS VI PP., Discours d’ouverture de la deuxième ses­sion, 29 sep­tembre 1963, in Les docu­ments du Concile Œcuménique Vatican II, cit., p. 1095.
[46] Ibidem,p. 1098.
[47] Ibidem,p. 1100.
[48] C. JOURNET, L’Église du Verbe Incarné, cit., p. 456.

Conclusion

Reprenons point par point la thèse que nous avons pré­sen­tée au début de cette étude.

Valeur des documents

Nous avons tout d’abord affir­mé que le Concile Vatican II, quant à la valeur des docu­ments, peut être mis en dis­cus­sion, et ce en consé­quence des consi­dé­ra­tions faites sur l’intention du Concile lui-​même. Contrairement à l’affirmation de Mgr Marchetto, le Concile n’a pas eu l’intention d’engager la plé­ni­tude de l’autorité magis­té­rielle, ou du moins il ne l’a pas fait sur les points les plus controversés.

Les posi­tions sur la liber­té reli­gieuse, par exemple, ou encore sur l’œcuménisme, sont pré­sen­tées par le Concile comme des « véri­tés » adap­tées au contexte cultu­rel d’aujourd’hui. Par consé­quent elles ne concernent pas, comme le disait le car­di­nal Journet, « ce qu’il convient ou non d’enseigner et de croire, si l’on veut pré­ser­ver l’intelligence des fidèles des dan­gers qui menacent leur foi », mais plu­tôt ce qu’il convient de pen­ser pour mieux dia­lo­guer avec le monde contem­po­rain ; domaine qui n’engage pas la plé­ni­tude de l’autorité magistérielle.

Mgr Marchetto pré­sup­pose donc une plé­ni­tude d’autorité qui n’existe pas. Il a cer­tai­ne­ment le mérite de s’être oppo­sé au mono­pole du prof. Alberigo et de l’institut de Bologne, mais sa « solu­tion », en réa­li­té, ne résout rien, parce qu’elle refuse a prio­ri une ana­lyse des conte­nus pro­blé­ma­tiques des docu­ments conciliaires.

Contenu des documents

Ensuite, quant au conte­nu des docu­ments, le Concile doit être mis en discussion.

Si en effet l’absence d’intention d’engager la plé­ni­tude de l’autorité magis­té­rielle laisse la pos­si­bi­li­té de l’erreur, la consta­ta­tion des erreurs pré­sentes dans les textes consti­tue, on l’a vu, un motif suf­fi­sant pour mettre en dis­cus­sion les par­ties pro­blé­ma­tiques du Concile.

Il n’est pas pos­sible d’invoquer une lec­ture du Concile selon la Tradition si, par ailleurs, on constate la pré­sence d’éléments qui semblent contraires à cette Tradition.

Très pro­ba­ble­ment, le pro­blème est de savoir en quoi consiste cette Tradition, c’est-à-dire de savoir si elle est consi­dé­rée comme depo­si­tum trans­mis et déve­lop­pé, ou si elle est com­prise sui­vant l’acception pro­gres­siste, qui la lie au chan­ge­ment, même in « essentialibus ».

Face à des affir­ma­tions conci­liaires qui ont consti­tué matière à des condam­na­tions répé­tées par le pas­sé, s’applique le prin­cipe : contra fac­ta non valet argumentum.

Conditions actuelles

Enfin, quant aux condi­tions actuelles, les points pro­blé­ma­tiques du Concile doivent être mis au moins entre paren­thèses. Cette consi­dé­ra­tion pra­tique peut sem­bler sur­pre­nante ; en réa­li­té, elle nous semble la plus adap­tée au moment que nous sommes en train de vivre.

L’urgence d’un retour à la saine doc­trine n’est plus à démon­trer. Cette urgence, même Rome la recon­naît, face à l’impressionnant pro­ces­sus de déchris­tia­ni­sa­tion d’un côté, et d’affaiblissement du catho­li­cisme de l’autre, qui se déroule sous nos yeux. Mais le plus sou­vent, on court le risque de s’enliser sur la ques­tion de Vatican II. On fait de ce Concile ce qu’il n’est pas, à savoir le fon­de­ment ultime de la fidé­li­té à l’Église catho­lique, tant pour ceux – et ce sont les plus nom­breux – qui le défendent que pour ceux qui le cri­tiquent. Voilà la posi­tion qui risque le plus de para­ly­ser l’action apos­to­lique et de gas­piller de l’énergie.

Il est néces­saire, avant tout, de recon­naître que ce Concile ne peut pas être consi­dé­ré de la même manière que les Conciles œcu­mé­niques qui l’ont pré­cé­dé, les­quels ont défi­ni des dogmes, condam­né des héré­sies, invo­qué la plé­ni­tude de leur auto­ri­té pour confir­mer dans la foi le peuple chré­tien en le pro­té­geant des dangers.

En second lieu, il faut avoir le cou­rage de recon­naître l’échec du Concile. Ce qui – aux dires de tous – devait avoir une fina­li­té essen­tiel­le­ment pas­to­rale a géné­ré une grande confu­sion et un grand éga­re­ment. Dans les textes conci­liaires, hélas, trouvent « refuge » toutes les posi­tions, des plus pro­gres­sistes aux plus conser­va­trices à cause de l’ambiguïté remar­quable des textes ; une ambi­guï­té qui est encore hélas volon­tai­re­ment conservée.

Prenons, à titre d’exemple, le cas du célèbre sub­sis­tit in de la consti­tu­tion Lumen Gentium : si le but du Concile était d’exposer la foi dans un lan­gage plus adap­té à notre époque, et donc plus com­pré­hen­sible par tous, pour­quoi uti­li­ser une telle ter­mi­no­lo­gie ? Pourquoi recou­rir à une expres­sion d’un usage peu cou­rant, sinon pour pou­voir ouvrir la voie à dif­fé­rentes inter­pré­ta­tions (non ortho­doxes) de ce texte dans la phase de l’après-Concile ? Qu’est-ce qui empê­chait de dire plus clai­re­ment : « l’Église du Christ est l’Église catho­lique », étant don­né l’appel répé­té à lire le Concile à la lumière de la Tradition ? Ainsi, ce texte peut être inter­pré­té tan­tôt dans un sens tra­di­tion­nel, tan­tôt dans un sens pro­gres­siste, offrant une prise aux uns et aux autres, et deve­nant une occa­sion de confu­sion et de dérives.

Il y a ensuite d’autres pas­sages, qui ne peuvent pas être lus, comme ils sont, à la lumière de la Tradition, car ils consti­tuent une nou­veau­té abso­lue, qui entre en conflit avec l’enseignement constant des Papes pré­cé­dents. Les textes consa­crés à la liber­té reli­gieuse, par exemple, sont en contra­dic­tion avec l’enseignement pon­ti­fi­cal depuis Grégoire XVI.

Le Concile a démon­tré, et conti­nue de démon­trer, qu’il n’est pas un point de repère sûr tel à offrir une garan­tie de la tota­li­té des bases de la foi. Ses docu­ments cachent ça et là des erreurs et des équi­voques, d’autant plus insi­dieuses qu’elles appa­raissent fuga­ce­ment au sein de textes en géné­ral orthodoxes.

Pour le bien de l’Église, il est urgent de reve­nir aux sources sûres de la doc­trine, aux ensei­gne­ments garan­tis par le sceau du Magistère infaillible, sur­tout là où il s’est pro­non­cé sur les erreurs de notre temps.

Source : Si Si No No