Les édredons de Vatican II

Habituellement, la façon de s’exprimer propre à Vatican II est impré­cise, bavarde et même fuyante. Empêchée d’aboutir, une frac­tion moder­ni­sante est quand même par­ve­nue à faire adop­ter des textes de com­pro­mis. Dans l’ensemble vous avez l’im­pression d’être écra­sé sous des piles d’édredons. Mais on ne réfute pas des édre­dons. Et si l’on veut vous étouf­fer sous leur entas­se­ment, vous tirez votre cou­teau, vous don­nez quelques bons coups en long et en tra­vers et vous faites voler les plumes au vent.

Les vingt pre­miers Conciles avec leurs défi­ni­tions, proté­gées par des ana­thé­ma­tismes, ont expli­ci­té, mais non modi­fié, le don­né de la Révélation. Ces expli­ci­ta­tions tou­chant les mys­tères du Dieu unique en trois per­sonnes, l’incarnation, la Vierge Marie, le pre­mier péché, bref ces déve­lop­pe­ments de l’en­semble de notre foi sont rigou­reu­se­ment homo­gènes à la Parole de Dieu. Nicée ou Ephèse, Chalcédoine ou Orange((Synode Provincial, tenu en 529 sous la pré­si­dence de saint Césaire, mais dont les déci­sions furent reprises par le Concile œcu­mé­nique de Trente.)), disent la même chose que les quatre Evangiles et les Actes des Apôtres, les Epîtres et l’Apocalypse. Ils le disent en face d’erreurs nou­velles, en se ser­vant de termes nou­veaux qui, sans faire le moindre tort au lan­gage des Ecritures, pré­sentent l’intérêt d’en cir­cons­crire le conte­nu avec le maxi­mum de net­te­té et d’hon­nêteté. Les vingt pre­miers Conciles ne risquent pas de trom­per parce qu’ils prennent le moyen de ne pas trom­per qui est de défi­nir la véri­té. Et même ces Conciles, non contents de défi­nir, pous­sés comme par un sur­croît de fran­chise, en même temps qu’ils for­mulent la pro­po­si­tion de foi prennent la peine d’expri­mer exac­te­ment la pro­po­si­tion contraire, afin de pou­voir mieux la repous­ser par un ana­thé­ma­tisme en bonne et due forme. 

Voyez par exemple les textes célèbres de Trente sur l’eucha­ristie, la messe, le prêtre. Vraiment il serait dif­fi­cile d’apporter plus de soins à pré­ve­nir toute équi­voque et toute ambi­guï­té. Que voi­là un lan­gage hon­nête. Est, est ; non, non…

  • « Si quel­qu’un dit qu’après la consé­cra­tion le corps et le sang de Notre- Seigneur Jésus-​Christ ne sont pas dans l’admirable sacre­ment de l’Eucharistie, mais qu’ils n’y sont que lorsqu’on en use, quand on les reçoit, ni avant, ni après, et que le vrai corps du Seigneur ne demeure pas dans les hos­ties ou les par­celles consa­crées qu’on garde ou qui res­tent après la com­mu­nion, qu’il soit ana­thème. — Si quelqu’un dit que, dans le saint sacre­ment de l’Eucharistie, on ne doit pas ado­rer le Christ, Fils unique de Dieu, d’un culte de latrie qui soit aus­si exté­rieur, et, par suite, qu’on ne doit pas le véné­rer par une solen­ni­té par­ti­cu­lière ni le por­ter en pro­ces­sion selon le rite et la cou­tume louable et uni­ver­selle de la sainte Eglise ; ou qu’il ne doit pas être pro­po­sé publi­que­ment à l’adoration du peuple, et que ceux qui l’adorent sont des ido­lâtres, qu’il soit anathème.((Trente. Canons sur le Très Saint Sacrement de l’Eucharistie, dans Dumeige n° 748 et 750.)) » 
  • « Si quelqu’un dit qu’à la Messe on n’offre pas à Dieu un sacri­fice véri­table et authen­tique, ou que cette offrande est uni­quement dans le fait que le Christ nous est don­né en nourri­ture, qu’il soit ana­thème. — Si quelqu’un dit que, par ces pa­roles : « Faites ceci en mémoire de moi » (Luc XXII, 19 ; — la Cor. XI, 24), le Christ n’a pas éta­bli les Apôtres prêtres, ou qu’il n’a pas ordon­né qu’eux et les autres prêtres offrissent son corps et son sang, qu’il soit ana­thème. — Si quelqu’un dit que le sacri­fice de la Messe n’est qu’un sacri­fice de louange et d’action de grâces, ou une simple com­mé­mo­rai­son du sacri­fice accom­pli à la Croix, mais non un sacri­fice pro­pi­tia­toire ; ou qu’il n’est pro­fi­table qu’à ceux qui reçoivent le Christ et qu’on ne doit l’offrir ni pour les vivants ni pour les morts, ni pour les péchés, les peines, les satis­fac­tions et autres néces­si­tés, qu’il soit ana­thème.((Trente. Canons sur le Très Saint Sacrifice de la Messe, dans Dumeige n° 776, 777, 778.)) »
  • « Si quelqu’un dit que l’ordre ou l’ordination sacrée n’est pas vrai­ment et à pro­pre­ment par­ler un sacre­ment ins­ti­tué par le Christ Notre Seigneur ; ou qu’il est une inven­tion humaine, ima­gi­née par des hommes qui n’entendent rien aux choses ecclé­siastiques ; ou seule­ment un rite par lequel on choi­sit les mi­nistres de la parole de Dieu et des sacre­ments, qu’il soit ana­thème.((Trente. Canons sur le Sacrement de l’Ordre, dans Dumeige n° 901.)) » 

Après cela, il n’est que d’ouvrir Vatican II pour consta­ter que les Pères ont déci­dé­ment rom­pu avec cette Tradition du lan­gage net et sans équi­voque. Je n’ignore pas les quelques textes vigou­reu­se­ment for­mels comme la nota prae­via qui remet en ordre cer­tains déve­lop­pe­ments mous et dan­ge­reux de Lumen Gentium sur le pou­voir des évêques. Il n’en reste pas moins d’abord que, même l’admirable nota prae­via ne se donne pas comme une défi­ni­tion de foi et ne porte aucun ana­thème, en­suite et sur­tout que, habi­tuel­le­ment, la façon de s’exprimer propre à Vatican II est impré­cise, bavarde et même fuyante. Quelle est par exemple la doc­trine poli­tique et sociale de l’Eglise catho­lique ? Autant le Syllabus, les ency­cliques de Léon XIII à Pie XII nous l’exposent clai­re­ment, autant Gaudium et Spes et Dignitatis Humanae nous laissent dans le vague et l’incertain.

Comment du reste nous en éton­ner ? On sait depuis long­temps que ce sont des textes de com­pro­mis. On sait encore qu’une frac­tion moder­ni­sante vou­lait impo­ser une doc­trine héré­tique. Empêchée d’aboutir, elle est quand même par­ve­nue à faire adop­ter des textes non for­mels ; ces textes pré­sentent le double avan­tage pour le moder­nisme de ne pou­voir être taxés de pro­positions car­ré­ment héré­tiques, mais cepen­dant de pou­voir être tirés dans un sens oppo­sé à la foi. Nous attarderons-​nous à les com­battre direc­te­ment ? Un moment nous y avions pen­sé. La dif­fi­cul­té c’est qu’ils ne donnent pas prise à l’argumenta­tion ; ils sont trop mous. Lorsque vous essayez de pres­ser une for­mule qui vous paraît inquié­tante voi­ci que, dans la même page, vous en trou­vez une autre entiè­re­ment irré­pro­chable. Lorsque vous cher­chez à étayer votre pré­di­ca­tion ou votre en­seignement sur un texte solide, impos­sible à tour­ner, propre à trans­mettre à votre audi­toire le conte­nu tra­di­tion­nel de la foi et de la morale, vous vous aper­ce­vez bien­tôt que le texte que vous avez choi­si au sujet par exemple de la litur­gie, de l’épiscopat, du devoir des socié­tés à l’égard de la vraie Religion, ce texte dis-​je est insi­dieu­se­ment affai­bli par un second texte qui, en réa­li­té, exté­nue le pre­mier alors qu’il avait l’air de le com­plé­ter. Les décrets suc­cèdent aux consti­tu­tions et les mes­sages aux décla­ra­tions sans don­ner à l’esprit, sauf excep­tion raris­sime, une prise suffisante. 

Dans l’ensemble vous avez l’im­pression d’être écra­sé sous des piles d’édredons. Mais on ne réfute pas des édre­dons. Et si l’on veut vous étouf­fer sous leur entas­se­ment, vous tirez votre cou­teau, vous don­nez quelques bons coups en long et en tra­vers et vous faites voler les plumes au vent. En l’occurrence le cou­teau repré­sente les défi­ni­tions des Conciles anté­rieurs à Vatican II.

Père Roger-​Thomas Calmel, O.P.

Source : Revue Itinéraires n°153 de mai 1971 – extraits de l’article Apologie pour l’Eglise de tou­jours, p. 158 à 161.

O.P.

Le père Roger-​Thomas Calmel (1914–1975) est un domi­ni­cain fran­çais, phi­lo­sophe tho­miste, qui a appor­té une immense contri­bu­tion à la lutte pour la Tradition catho­lique à tra­vers ses écrits et ses confé­rences. Son influence la plus impor­tante fût auprès des sœurs domi­ni­caines ensei­gnantes de Brignoles et de Fanjeaux.