Les évêques de France et la loi de séparation des Églises et de l’État

Un siècle après l’en­cy­clique Quas Primas, que dit l’é­pis­co­pat de la Loi de 1905 ?

L’encyclique Quas pri­mas, en affir­mant la sou­ve­rai­ne­té du Fils de Dieu sur tout homme et toute socié­té, condam­nait par là-​même le laï­cisme comme « peste de notre époque » :

Comme vous le savez, Vénérables Frères, ce fléau n’est pas appa­ru brus­que­ment ; depuis long­temps, il cou­vait au sein des États. On com­men­ça, en effet, par nier la sou­ve­rai­ne­té du Christ sur toutes les nations ; on refu­sa à l’Église le droit – consé­quence du droit même du Christ – d’enseigner le genre humain, de por­ter des lois, de gou­ver­ner les peuples en vue de leur béa­ti­tude éter­nelle. Puis, peu à peu, on assi­mi­la la reli­gion du Christ aux fausses reli­gions et, sans la moindre honte, on la pla­ça au même niveau. On la sou­mit, ensuite, à l’autorité civile et on la livra pour ain­si dire au bon plai­sir des princes et des gou­ver­nants. Certains allèrent jusqu’à vou­loir sub­sti­tuer à la reli­gion divine une reli­gion natu­relle ou un simple sen­ti­ment de reli­gio­si­té. Il se trou­va même des États qui crurent pou­voir se pas­ser de Dieu et firent consis­ter leur reli­gion dans l’irréligion et l’oubli conscient et volon­taire de Dieu.

Cette des­crip­tion est celle de la poli­tique reli­gieuse de la France à par­tir de la Révolution, en par­ti­cu­lier par la loi de sépa­ra­tion des Églises et de l’État, pro­mul­guée le 9 décembre 1905 : la loi « assure la liber­té de conscience » et « garan­tit le libre exer­cice des cultes » (article 1), mais « la République ne recon­naît, ne sala­rie ni ne sub­ven­tionne aucun culte » (article 2). Désormais le culte catho­lique est régi par le droit pri­vé, il est cen­sé rele­ver de l’opinion per­son­nelle sans pou­voir reven­di­quer de place par­ti­cu­lière dans l’espace public. Par la même occa­sion, la République dénonce uni­la­té­ra­le­ment le Concordat conclu par Rome avec Napoléon.

Cette sépa­ra­tion cor­res­pon­dait à une tenace reven­di­ca­tion de la gauche. « Détacher de l’Église la nation, les familles et les indi­vi­dus, pro­clame Ferdinand Buisson, la démo­cra­tie, pous­sée par un mer­veilleux ins­tinct de ses besoins et de ses devoirs pro­chains, s’y pré­pare. » « Ce qu’il faut qu’on sache, confirme Arthur Ranc, c’est que la Séparation n’a jamais été pour nous qu’un moyen, et que le but, c’est la sécu­la­ri­sa­tion com­plète, c’est la fin du pou­voir de l’Église[1]. »

Bien sûr la majo­ri­té du cler­gé s’était oppo­sée à cette laï­ci­sa­tion de la socié­té. Quelques voix cepen­dant don­naient un autre ton : cer­tains y voyaient une évo­lu­tion iné­luc­table de la socié­té dont la sécu­la­ri­sa­tion était déjà lan­cée, d’autres déplo­raient le sta­tut d’un « épis­co­pat de valets » éta­bli par les dis­po­si­tions tatillonnes du Concordat et des articles orga­niques (Mgr d’Hulst, rec­teur de l’Institut catho­lique de Paris), expri­mant le désir de « secouer le joug d’asservissement » que le cler­gé devait subir (Mgr Le Camus, évêque de La Rochelle), tant leur pesaient la situa­tion et l’esprit de fonc­tion­naire carac­té­ris­tiques du cler­gé concor­da­taire[2].

Saint Pie X pro­tes­ta contre la loi, non pas seule­ment en rai­son de la spo­lia­tion des biens ecclé­sias­tiques et du mode de leur dévo­lu­tion, mais sur­tout en rai­son des droits de Dieu :

Qu’il faille sépa­rer l’État de l’Église, c’est une thèse abso­lu­ment fausse, une très per­ni­cieuse erreur. Basée, en effet, sur ce prin­cipe que l’État ne doit recon­naître aucun culte reli­gieux, elle est tout d’abord très gra­ve­ment inju­rieuse pour Dieu, car le créa­teur de l’homme est aus­si le fon­da­teur des socié­tés humaines et il les conserve dans l’existence comme il nous sou­tient. Nous lui devons donc, non seule­ment un culte pri­vé, mais un culte public et social, pour l’honorer.

Saint Pie X, ency­clique Vehementer nos, 11 février 1906

Quelques évêques, regret­tant l’intransigeance du Pontife dans le refus du sys­tème des asso­cia­tions cultuelles, lui remirent leur démis­sion. Le reste du cler­gé relaya au contraire les consignes et les ensei­gne­ments du pontife.

Après la guerre de 1914–1918 et l’apaisement qui s’ensuivit, lors de la nou­velle offen­sive anti­clé­ri­cale de 1924, l’assemblée des car­di­naux et arche­vêques de France rap­pe­la les principes : 

Les lois de laï­ci­té sont injustes d’abord parce qu’elles sont contraires aux droits for­mels de Dieu. Elles pro­cèdent de l’athéisme et y conduisent dans l’ordre indi­vi­duel, fami­lial, social, poli­tique, natio­nal, inter­na­tio­nal. Elles sup­posent la mécon­nais­sance totale de Notre-​Seigneur Jésus- Christ et de son Évangile.

Déclaration de l’Assemblée des Cardinaux et Archevêques de France sur les lois dites de laï­ci­té et sur les mesures à prendre pour les com­battre, 10 mars 1925[3].

Quatre-​vingts ans plus tard, le Concile étant pas­sé par là, quel est le dis­cours des évêques de France à l’occasion du cen­te­naire de la loi ?

Plusieurs docu­ments donnent la teneur du dis­cours offi­ciel de la hié­rar­chie de l’Église sur la sépa­ra­tion de l’Église et de l’État : une lettre de Jean-​Paul II au Cardinal Ricard, pré­sident de la Conférence des évêques de France (CEF), datée du 11 février 2005 (date anni­ver­saire de l’encyclique Vehementer nos), une décla­ra­tion de la même Conférence datée du 15 juin de la même année[4], et la décla­ra­tion com­mune de Mgr de Moulins-​Beaufort et de repré­sen­tants des cultes pro­tes­tant et ortho­doxe datée du 10 mars 2021 à l’occasion de la dis­cus­sion de la loi « sépa­ra­tisme » des­ti­née à contrô­ler plus étroi­te­ment les cultes en France[5]. Le fond du dis­cours est tou­jours plus ou moins le même.

En pre­mier lieu, on rap­pelle le carac­tère trau­ma­ti­sant de la vio­lence faite à l’Église par la République fran­çaise sans aucune concer­ta­tion avec Rome en 1905, à l’issue d’une série de mesures per­sé­cu­trices. Mais seul Jean-​Paul II remarque que le nou­veau régime des cultes, qui les relègue dans la sphère pri­vée, ne fait plus droit à « la nature pro­fonde de l’homme, être à la fois per­son­nel et social dans toutes ses dimen­sions, y com­pris dans sa dimen­sion spi­ri­tuelle » (n°2). Manière de déplo­rer que la reli­gion soit chas­sée du domaine public, non du point de vue des droits de Dieu mais du côté des droits de la personne.

Ensuite les textes remarquent que la juris­pru­dence qui a sui­vi la pro­mul­ga­tion de la loi de 1905 et les diverses péri­pé­ties de la poli­tique reli­gieuse fran­çaise ont conduit à un modus viven­di apai­sé, dans lequel « tous nous avons appris à vivre et à nous y trou­ver bien[6] ». C’est au point que Mgr de Moulins-​Beaufort peut dire, devant une com­mis­sion du Sénat en 2021, que les évêques étaient très heu­reux après le vote de la loi car ils pou­vaient enfin se réunir sans avoir à deman­der la per­mis­sion au gou­ver­ne­ment, de sorte que la loi de 1905 fut une « loi de liber­té[7] » !

Le pape, comme les évêques de France, admet le prin­cipe de la laï­ci­té comme base de tra­vail pour décrire les rap­ports des reli­gions avec l’État. Mais ils livrent un dis­cours qui entre­tient l’ambiguïté sur le sens du mot. La « saine et juste laï­ci­té » qu’ils reven­diquent, cen­sée appar­te­nir à la doc­trine sociale de l’Église (Jean-​Paul II, n°3), expli­cite la parole du Sauveur : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » (Lc 20, 25) Il s’agit donc de la dis­tinc­tion des auto­ri­tés tem­po­relle et spi­ri­tuelle, et on com­prend alors qu’il soit ques­tion de « la non-​compétence de l’État en matière de foi reli­gieuse et d’organisation interne des com­mu­nau­tés reli­gieuses »[8]. Mais le dis­cours offi­ciel reste silen­cieux sur le droit sou­ve­rain de Dieu sur les indi­vi­dus comme sur les socié­tés, avec le devoir cor­ré­la­tif des socié­tés de lui rendre un culte. Or si un indi­vi­du est com­pé­tent pour trou­ver le vrai Dieu et se tour­ner vers Lui, pour­quoi cela lui deviendrait-​il impos­sible lorsqu’il vit en socié­té ? La seule dis­tinc­tion appor­tée sur la laï­ci­té par les textes épis­co­paux consiste à l’opposer au laï­cisme agres­sif, celui des radi­caux de la IIIe République comme de la Ve aujourd’hui, celui qui veut éra­di­quer l’Église de la socié­té, en par­ti­cu­lier des écoles.

Enfin les évêques reven­diquent non seule­ment le zèle des catho­liques à par­ti­ci­per à titre de citoyens comme les autres à la vie publique de la France, mais aus­si la liber­té d’évangéliser, et pro­testent de ne pas récla­mer une place spé­ciale pour l’Église catho­lique sur la place publique[9], comme s’ils redou­taient l’accusation de tri­che­rie dans la libre concur­rence sur le mar­ché des opi­nions privées.

On pour­rait voir dans ce dis­cours une pos­ture sur­tout diplo­ma­tique face à un gou­ver­ne­ment dont l’hostilité est tou­jours plus ou moins lar­vée. Pourtant les évêques admettent sans dis­cus­sion le cadre intel­lec­tuel des droits de l’homme et de la laï­ci­té, tout en cher­chant timi­de­ment à leur don­ner des sens accep­tables. C’est l’assimilation des valeurs de deux siècles de culture libé­rale opé­rée par le Concile, dont par­lait le Cardinal Ratzinger dans les années 1980.

On ne pour­ra pas trou­ver dans la pré­di­ca­tion des évêques une for­ma­tion satis­fai­sante pour des esprits catho­liques, tant les mots portent avec eux d’ambiguïtés. C’est pour­quoi il est nor­mal qu’à l’attachement à la litur­gie tra­di­tion­nelle soit asso­cié le désir de se for­mer à la doc­trine tra­di­tion­nelle de l’Église. C’est ce que relèvent à leur manière les évêques, en accu­sant les fidèles atta­chés à la litur­gie tra­di­tion­nelle de pour­suivre des pro­jets poli­tiques[10].

En août 1976, Mgr Lefebvre pro­tes­tant contre la laï­ci­sa­tion des consti­tu­tions de plu­sieurs États sur demande du Vatican, enten­dit le nonce de Berne lui dire que le pape n’écrirait plus l’encyclique Quas pri­mas. Cinquante ans plus tard, ce n’est tou­jours pas d’actualité.

Source : Le Saint Vincent, bul­le­tin du Prieuré de Villepreux. 

Notes de bas de page
  1. Cités par Jean Sévillia, Quand les catho­liques étaient hors la loi, Perrin, 2005, c.5.[]
  2. Ibidem.[]
  3. Texte dis­po­nible sur https://​lapor​te​la​tine​.org/​f​o​r​m​a​t​i​o​n​/​m​o​r​a​l​e​/​d​o​c​t​r​i​n​e​-​s​o​c​i​a​l​e​/​q​u​a​n​d​-​l​e​s​-​e​v​e​q​u​e​s​-​d​e​-​f​r​a​n​c​e​-​d​e​c​l​a​r​a​i​e​n​t​-​l​e​s​-​l​o​i​s​-​l​a​i​q​u​e​s​-​n​e​-​s​o​n​t​-​p​a​s​-​d​e​s​-​l​ois[]
  4. Documents ras­sem­blés dans https://droit.cairn.info/revue-l-annee-canonique-2005–1‑page-277?lang=fr[]
  5. « La République et les cultes : un équi­libre, résul­tat de l’histoire », 10 mars 2021, dis­po­nible sur https://​eglise​.catho​lique​.fr/​s​e​n​g​a​g​e​r​-​d​a​n​s​-​l​a​-​s​o​c​i​e​t​e​/​l​a​i​c​i​t​e​/​5​1​3​9​7​9​-​l​e​s​-​c​h​r​e​t​i​e​n​s​-​i​n​q​u​i​e​t​s​-​d​u​-​p​r​o​j​e​t​-​d​e​-​l​o​i​-​s​e​p​a​r​a​t​i​s​me/[]
  6. Ibidem.[]
  7. https://​lapor​te​la​tine​.org/​f​o​r​m​a​t​i​o​n​/​m​o​r​a​l​e​/​d​o​c​t​r​i​n​e​-​s​o​c​i​a​l​e​/​l​o​i​-​d​e​-​1​9​0​5​-​l​a​-​c​o​n​f​e​r​e​n​c​e​-​d​e​s​-​e​v​e​q​u​e​s​-​d​e​-​f​r​a​n​c​e​-​r​e​e​c​r​i​t​-​l​h​i​s​t​o​ire[]
  8. Conférence des évêques, 2005, n°7[]
  9. décla­ra­tion de la CEF, 2025, n°16[]
  10. Cf. Mgr Lebrun, arche­vêque de Rouen : « Nous avons renon­cé à un État confes­sion­nel. Eux non. » Entretien du 26 mars 2024 repro­duit dans https://​riposte​-catho​lique​.fr/​a​r​c​h​i​v​e​s​/​1​8​7​936 ; Mgr de Moulins-​Beaufort, arche­vêque de Reims et ancien pré­sident de la Conférence des évêques de France, au sujet du pèle­ri­nage de la Pentecôte : « Le Christ n’a pas fon­dé l’Église catho­lique pour créer des États catho­liques, ni même une socié­té catho­lique », cité dans https:// riposte​-catho​lique​.fr/​a​r​c​h​i​v​e​s​/​2​0​1​114.[]