Le Courrier de Rome n°365 de mai 2013 publie la traduction française d’un entretien que l’abbé Jean-Michel Gleize a accordé à la revue du district des Etats-Unis, . Cet entretien permet au professeur d’ecclésiologie du Séminaire Saint-Pie X d’Ecône de préciser certains points de son étude « Peut-on parler d’une Eglise conciliaire »
THE ANGELUS : Monsieur l’abbé, vous avez récemment proposé une explication selon laquelle l’expression « Eglise conciliaire » ne signifierait pas une institution distincte de l’Eglise Catholique, mais plutôt une « tendance » au sein de celle-ci. La conséquence logique de cette théorie serait donc que le mouvement traditionnaliste devrait retourner dans la structure officielle de l’Eglise, afin de combattre, de l’intérieur, la « tendance » conciliaire et ainsi faire triompher la Tradition ?
Abbé Gleize : Je vous demande à mon tour : qu’entendez-vous par « structure officielle » ? Logiquement, cette expression fait la distinction d’avec une autre structure qui serait non-officielle : où est-elle, selon vous ? Pour ma part, il me semble qu’il y a l’Eglise et sa structure visible ; et dans la structure de l’Eglise, il y a le bon et le mauvais esprit, celui-ci s’étant emparé des esprits des dirigeants et sévissant sous le couvert du gouvernement de la hiérarchie. S’il y a une structure officielle à laquelle nous n’appartenons pas et dans laquelle il faudrait revenir, soit il s’agit de la hiérarchie visible de l’Eglise catholique et nous sommes schismatiques, et comme tels hors de l’Eglise visible et nous voulons le demeurer ; soit il s’agit d’une hiérarchie visible autre que celle de l’Eglise catholique et nous sommes l’Eglise catholique en tant qu’elle est distincte de l’Eglise conciliaire ; mais alors, où est notre pape ? Notre pape est-il évêque de Rome et qui est évêque de Rome chez nous ?
On entend souvent les autorités de la Fraternité dire qu’il faut « aider l’Eglise catholique à se réapproprier sa Tradition ». Ne croyez-vous pas que ce genre de déclarations pourrait laisser les fidèles perplexes ? Car l’Eglise Catholique, sans sa Tradition, ne pourrait exister ; elle ne serait plus l’Eglise Catholique.
Si vous imaginez que l’Eglise est une personne, votre question se tient. Mais l’Eglise n’est pas une personne comme vous et moi ; c’est une société et alors les choses ne sont pas si simples. « Aider l’Eglise à se réapproprier sa Tradition » est une expression où le tout est pris pour la partie, c’est-à-dire pour les hommes qui dans l’Eglise sont infectés par le mauvais esprit. Cette figure de style est légitime et un homme de bonne volonté ne s’y trompe pas. Par le passé, les papes ont bien parlé de « réformer l’Eglise ». Or, l’Eglise en tant que telle n’est pas à réformer. Donc, les papes voulaient parler non de l’Eglise en tant que telle mais de certaines personnes dans l’Eglise.
Mais croyez-vous vraiment que l’on puisse parler de « tendance », pour qualifier le modernisme sévissant dans l’Eglise, dès lors que les idées libérales et maçonniques de Vatican II se trouvent pour ainsi dire institutionnalisées par des réformes couvrant tous les aspects de la vie de l’Eglise : Liturgie, Catéchisme, Rituel, Bible, Tribunaux ecclésiastiques, Enseignement supérieur, Magistère, et, surtout, le Droit Canon ?
Vous avez bien dit « pour ainsi dire »… C’est bien la preuve (au moins inconsciente) que là encore, les choses ne sont pas simples. N’oubliez pas, en tout cas, que ce n’est pas moi qui parle le premier de « tendances » pour qualifier la situation actuelle de l’Eglise occupée par le modernisme. Rappelez-vous la Déclaration de 1974, dont Mgr Lefebvre a voulu faire la Charte de la Fraternité : Mgr Lefebvre parle exactement d’une « Rome de tendance néo-moderniste, néo-protestante, qui s’est manifestée clairement dans le concile Vatican II et après le Concile dans toutes les réformes qui en sont issues ». Mgr Lefebvre ne veut pas dire qu’il y aurait deux Rome ou deux Eglises diamétralement opposées comme le seraient deux corps mystiques et deux sociétés. Il veut dire qu’il y a Rome et l’Eglise, l’unique Corps mystique du Christ dont la tête visible est le pape, évêque de Rome et vicaire du Christ. Mais il y a aussi des tendances mauvaises qui se sont introduites dans cette Eglise, à cause des idées fausses qui sévissent dans l’esprit de ceux qui détiennent le pouvoir à Rome. C’est d’ailleurs cet argument qu’a repris l’article du mois de février dernier du Courrier de Rome. Oui, les réformes sont mauvaises ; mais elles ont pour résultat de faire passer des tendances (qui restent à l’état de tendance) dans les choses réformées : celles-ci obéissent donc à des tendances mauvaises qui s’incrustent plus ou moins en elles dans la vie de l’Eglise, sans que l’on puisse dire qu’il y ait toujours et partout de nouvelles institutions, complètement étrangères à l’Eglise. Dans tous les exemples que vous évoquez, il est question de ce que les hommes d’Eglise ont mis au point. Mais autre chose est le pouvoir dont ils se sont servis (de manière très abusive) pour imposer ces nouveautés, autre chose est la hiérarchie visible dont ils occupent les postes. Les idées libérales et maçonniques de Vatican II ont été institutionnalisées, mais précisément, ce sont des idées nouvelles, qui sont au point de départ de tendances nouvelles. Elles ne sont pas une institution comme peut l’être une Eglise à part entière.
Sans doute, mais ces tendances ne sont pas catholiques ! Elles font perdre la foi aux gens et les séparent de l’Eglise. Ce n’est pas nous qui avons quitté l’Eglise catholique, ce sont eux, même s’ils ont réussi à prendre les commandes de la structure officielle. Nous faisons donc face à une structure, à une institution, différente de l’Eglise catholique. Si ce n’était le cas, nous en serions membres !
Si je suis jusqu’au bout votre logique, je dois conclure que L’Eglise conciliaire existe donc comme une secte schismatique, formellement autre que l’Eglise catholique. Donc : tous ses membres sont matériellement au moins schismatiques, y compris tous les ralliés ; ils sont hors de l’Eglise ; on ne peut pas leur donner les sacrements avant qu’ils aient publiquement abjuré ; les papes conciliaires sont des antipapes ; si nous sommes l’Eglise catholique soit nous n’avons pas de pape et alors où est notre visibilité ? Soit nous en avons un et alors lequel est-ce et est-il évêque de Rome ?
En ce qui concerne la place du pape dans tout cela, il faut bien convenir qu’il y a là un mystère, un mystère d’iniquité.
Sans doute, mais le mystère est une vérité qui dépasse la raison ; que l’Eglise soit habituellement privée de son chef est absurde et contraire aux promesses d’indéfectibilité. L’une des raisons sur lesquelles a pu s’appuyer le fondateur de la Fraternité Saint-Pie X pour refuser l’hypothèse sédévacantiste était que « la question de la visibilité de l’Eglise est trop nécessaire à son existence pour que Dieu puisse l’omettre durant des décades ; le raisonnement de ceux qui affirment l’inexistence du pape met l’Eglise dans une situation inextricable » (Conférence à Ecône, 5 octobre 1978). De fait, votre raisonnement équivaut plus ou moins au sédévacantisme. Ce n’est pas nouveau ; mais c’est une vieille erreur déjà condamnée par le fondateur de la Fraternité Saint-Pie X. Pardonnez-moi, si je vous déçois, mais je ne me risquerai pas à vouloir être plus sage que Salomon !… Les quarante ans d’épiscopat de Mgr Lefebvre, cela compte, sinon aux yeux des hommes, du moins aux yeux de Dieu. Mgr Lefebvre fut un grand homme, parce que ce fut un homme d’Eglise.
Commentaire
L’argumentation logique de l’abbé Gleize qui s’appuie sur le principe de non-contradiction, s’inscrit dans la ligne des études apologétiques traditionnelles. On pourra ainsi se reporter à Iota unum de Romano Amerio, dont le sous-titre « Histoire des variations de l’Eglise catholique au XXe siècle » renvoie à l’Histoire des variations des Eglises protestantes de Bossuet. Voici deux extraits de la Préface de l’ouvrage de Bossuet qui permettent de saisir la pertinence et l’efficacité de cette argumentation toujours actuelle :
- Sur l’étude des changements dans la croyance protestante : « Il ne s’est fait aucun changement parmi les protestants qui ne marque un inconvénient dans leur doctrine et qui n’en soit l’effet nécessaire : leurs variations, comme celles des ariens, découvrent ce qu’ils ont voulu excuser, ce qu’ils ont voulu suppléer, ce qu’ils ont voulu déguiser dans leur croyance »
- C’est pourquoi à propos de la visibilité de l’Eglise avant la Réforme, les protestants ont proposé différents états de l’Eglise « en disant qu’à la vérité l’Eglise n’était pas toujours dans l’éclat, mais qu’il y avait du moins dans tous les temps quelque petite assemblée où la vérité se faisait entendre. A la fin comme on a bien vu qu’on n’en pouvait montrer dans l’histoire ni petite ni grande, ni obscure ni éclatante qui fut de la croyance protestante, le refuge d’Eglise invisible s’est présenté très à‑propos »
Sources : The Angelus/Courrier de Rome – DICI n°276 du 07/06/13