Le Courrier de Rome de février 2013 (n°363) publie une étude de l’abbé Jean-Michel Gleize, professeur d’ecclésiologie au Séminaire Saint-Pie X d’Ecône, consacrée à la justesse ou non de l’expression « Eglise conciliaire ». L’auteur articule sa démonstration selon la méthode scolastique : après avoir dressé la liste des arguments pour et des arguments contre (I), il donne les principes de solution (II), avant de répondre à chacun des arguments avancés dans la première partie (III). On trouvera ici de larges extraits de cette étude qui, sans aucun doute, donneront aux lecteurs le désir de se reporter au texte intégral paru dans le Courrier de Rome. Afin de faciliter la lecture à ceux qui seraient peu habitués à la méthode d’exposition scolastique, nous publions, après l’introduction où l’abbé Gleize donne son plan, une grande partie des principes de solution, avant de citer un des arguments contre l’expression « Eglise conciliaire » et la réponse que l’auteur fait à cet argument, à la lumière des principes de solution énoncés. Les intertitres et les passages soulignés sont de la rédaction de DICI.
Peut-on parler d’une Eglise conciliaire ? On en a parlé et on en parle encore. Avec enthousiasme ou indignation. Les uns y voient l’avantage d’une description réelle, les autres y redoutent l’inconvénient d’une exagération non moins réelle. Et tous croient pouvoir avancer de justes raisons soit pour consacrer soit pour réprouver l’usage de l’expression. Les arguments opposés militent en sens inverses. Nous les exposerons ici comme le veut la méthode éprouvée (I), avant de remonter aux principes : c’est en se plaçant à la hauteur de leur vue que nous tâcherons ensuite d’envisager les choses sous leur vrai jour (II). Et de distinguer enfin la part de vrai et celle de faux dans des raisons qui ne s’opposent le plus souvent qu’en apparence (III).
Principes de solution
19. Dans la mesure où il s’est produit un « changement d’orientation » depuis le concile Vatican II, on parle d’Eglise conciliaire. On entend désigner par là non une chose ou une substance distincte d’une autre, ni non plus une société distincte d’une autre, mais un esprit nouveau, qui s’est introduit à l’intérieur de l’Eglise au moment du concile Vatican II et qui fait obstacle à la fin de l’Eglise, c’est-à-dire à la Tradition de sa foi et de ses mœurs. Et quand on dit que ce contre-courant s’exerce dans l’Eglise, on signifie par là que ceux qui s’unissent dans la recherche d’une fin contraire à celle de l’Eglise n’ont pas manifestement brisé la relation qui les rattache aux autres membres et à leur chef, dans l’inclination de principe au vrai bien commun. Dans le cas particulier du pape, qui participe lui-même à ce contre-courant, cela signifie qu’il n’a pas manifestement cessé d’être pape. Même si, en agissant comme il le fait, il met obstacle à la fin de l’Eglise et empêche la Tradition, son pouvoir reste de soi incliné à cette fin et à cette Tradition.
20. Il n’y a donc pas deux Eglises ; il y a seulement au sein de l’Eglise une tendance antagoniste qui combat l’Eglise de l’intérieur, qui tâche de la neutraliser à son profit, en empêchant la réalisation de sa fin. La comparaison la plus éclairante serait celle du péché, qui empêche l’accomplissement de la nature en multipliant les obstacles à la réalisation de sa fin, mais sans jamais détruire la nature dans son inclination radicale à cette fin. Le Docteur angélique explique ainsi en quel sens il est vrai de dire que le mal ne peut détruire le bien de fond en comble. Le mal est certes une carence, c’est-à-dire la privation du bien. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’il y a deux sortes de privations. L’une consiste dans un état de privation totale, qui ne laisse rien, mais enlève tout ; telles sont la cécité par rapport à la vue, la complète obscurité par rapport à la lumière, la mort par rapport à la vie. Il y a une autre privation qui reste toujours partielle et limitée, sans jamais tout enlever : ainsi le péché prive-t-il l’homme de sa fin et de sa perfection, non au sens où il la rendrait définitivement impossible, mais parce qu’il en éloigne l’homme toujours davantage en accumulant les obstacles. Cette privation-là laisse subsister quelque chose, qui est précisément l’aptitude et l’inclination fondamentale de l’homme vis-à-vis de sa fin. « D’où il suit », conclut saint Thomas, « qu’il peut y avoir une troisième possibilité, et comme un milieu, entre le bien et sa disparition totale ».
Pour appliquer ces principes à l’ecclésiologie, nous dirions qu’une conception étroitement binaire (ou par sic et non) ne rendrait pas un compte suffisamment exact de la situation présente dans l’Eglise. Il y a en effet comme un troisième terme entre le bien de l’Eglise et le mal total que représenteraient à la fois sa disparition et son remplacement par une secte ou une autre Eglise totalement différente. Cette solution intermédiaire est précisément celle que l’on désigne par l’expression d’Eglise conciliaire. Elle équivaut au péché de l’idéologie libérale et moderniste, qui s’est introduit dans les esprits, à l’intérieur de l’Eglise. Ce péché diminue et corrompt le bien de l’Eglise, au sens où il empêche celle-ci d’obtenir sa fin, mais il laisse avec cela toujours intacte l’inclination foncière de l’Eglise à l’égard de cette fin.
Cette diminution du bien, explique encore saint Thomas, ne doit pas se comprendre par manière de soustraction, comme pour les quantités, mais par affaiblissement ou déclin progressif d’une tendance. Cette baisse de capacité s’explique par le processus inverse de son développement. La capacité se développe par les dispositions qui préparent de mieux en mieux le sujet à recevoir sa perfection, jusqu’au moment où il la reçoit. En sens inverse, la capacité diminue par les dispositions contraires : plus elles sont nombreuses, et intenses, plus elles empêchent le sujet de recevoir sa perfection. De la sorte, si ces dispositions adverses peuvent être indéfiniment multipliées, l’aptitude fondamentale du sujet à recevoir sa perfection peut être elle-même indéfiniment diminuée ou affaiblie. Cependant, elle ne sera jamais totalement détruite ; car elle demeure dans sa racine, qui est la substance du sujet. Par exemple, si l’on interposait indéfiniment des corps opaques entre le soleil et l’air, celui-ci verrait indéfiniment diminuer sa capacité de recevoir la lumière ; mais il ne la perdrait nullement, puisqu’il est translucide par nature. De même aussi pourrait-on ajouter indéfiniment péchés sur péchés, et ainsi affaiblir de plus en plus l’aptitude de l’âme à la grâce ; car les péchés sont comme des obstacles interposés entre nous et Dieu. Cependant, ils ne détruisent pas totalement cette aptitude, car elle tient à la nature de l’âme.
La réalité de l’Eglise conciliaire est donc celle d’une conception faussée de l’Eglise qui s’est emparée des esprits des hommes d’Eglise. Cette conception faussée engendre à l’état chronique un contre-gouvernement, qui paralyse ou enraye le fonctionnement normal de la société catholique, en empêchant que l’Eglise réalise sa fin. Elle interpose ainsi des obstacles entre l’Eglise et son bien, mais sans jamais pouvoir faire disparaître l’inclination radicale de l’Eglise à ce bien.
21. Nous savons d’ailleurs par la foi qu’en raison des promesses divines, aussi envahissante qu’elle se fasse, cette tendance contraire ne pourra jamais submerger totalement l’Eglise. Pourquoi une contre-église dans l’Eglise et non pas une autre Eglise ? Parce que le pape, même s’il se fait le complice, voire le principal animateur de cette subversion, demeure, jusqu’à preuve indubitable du contraire, le représentant sur terre de l’unique chef suprême de l’Eglise. Ce chef est le Christ et son représentant, aussi longtemps qu’il ne cesse pas de se revendiquer pour tel, ne peut pas se constituer chef d’une autre Eglise. Quels que soient les obstacles mis par le pape à l’exercice normal de la papauté, et à la réalisation de la fin de l’Eglise, l’inclination radicale à cet exercice et à cette fin demeure dans la papauté, telle que le Christ l’a voulue dans la dépendance de son propre pouvoir.
Il y a là un principe fondamental rappelé en ces termes par Cajetan, à l’encontre des schismatiques de son temps : « Le Christ a institué saint Pierre non comme son successeur, mais comme son vicaire. » C’est d’ailleurs pourquoi l’institution de la papauté eut lieu au lendemain de la Résurrection, et fut accomplie par le Christ désormais immortel et toujours vivant. Un chef suprême toujours vivant n’a pas de successeur. Il a tout au plus un vicaire. Et il demeure le Maître, quoi qu’il en soit des errances de son vicaire. Seul ce chef suprême serait en mesure de déposer son vicaire et de l’exclure de son Corps mystique, et rien dans les sources de la révélation ne nous autorise à penser que le Christ aurait décidé de recourir à cette mesure d’exception, pour préserver son Eglise de la contamination du modernisme. Nous avons plutôt lieu de penser que sa divine Providence n’autorisera pas cette contamination jusqu’au point où l’Eglise disparaîtrait. L’Evangile ne dit pas que les portes de l’enfer ne lui donneront pas assaut ; il dit exactement que, quelle que soit la virulence de cet assaut, les forces adverses ne prévaudront pas contre elle.
22. Deux théologiens contemporains, qui ont été l’un et l’autre les spectateurs atterrés de la « révolution conciliaire » et de la subversion qui s’en est suivie à grande échelle, sont là pour nous donner de quoi confirmer cette exégèse. (…) – Ici l’abbé Gleize cite le père Julio Meinvielle, avant de se référer au père Roger-Thomas Calmel :
23. « Aucun pape ne pourra trahir jusqu’à l’hérésie explicitement enseignée avec la plénitude de son autorité […] mais la révélation ne porte cependant nulle part que lorsqu’il exerce son autorité au-dessous du niveau où il est infaillible, un pape n’en viendra pas à faire le jeu de Satan et à favoriser jusqu’à un certain point l’hérésie. » […] « Le système moderniste, plus exactement l’appareil et les procédés modernistes, offrent au pape une occasion de pécher toute nouvelle, une possibilité de biaiser avec sa mission qui jamais encore ne lui avait été proposée. […] Il s’en est suivi cette conséquence destructrice : la Tradition apostolique en matière de doctrine, de morale et de culte a été neutralisée, encore qu’elle ne soit pas tuée, sans toutefois que le pape, officiellement et ouvertement, ait eu besoin de renier toute la Tradition et donc de proclamer l’apostasie. […] Le pape n’a jamais dit, n’a jamais eu besoin de dire : tout ce qui s’est enseigné, tout ce qui s’est fait jusqu’à Vatican II, toute la doctrine et tout le culte antérieur à Vatican II, je le frappe d’anathème. Cependant le résultat est sous nos yeux… Pour en arriver où nous sommes, il a suffi que le pape, sans prendre des mesures qui frapperaient la tradition antérieure de l’Eglise, ait laissé faire le modernisme. » Laisser faire le modernisme, c’est-à-dire ne pas enrayer mais plutôt alimenter le contre-courant, à l’intérieur de l’Eglise.
Conclusion des principes de solution
24. L’expression d’Eglise conciliaire est donc légitime, mais à condition de ne pas la faire sortir de ses limites. Comme toute forme de langage rhétorique, elle exprime la réalité en des termes brefs, et concrets, qui sont plus commodes à l’intelligence de celui qui parle ou plus accessibles à l’intelligence de celui qui entend. Il y a là à la fois l’avantage d’un raccourci synthétique et l’inconvénient d’une formule qui, comme toutes celles du genre, ne peut pas (et ne veut d’ailleurs pas) tout dire. Pareille expression reste circonstanciée, au sens où les présupposés peuvent en être connus ou admis de tous dans un certain contexte, mais aussi ignorés ou contestés de tous dans un autre contexte. La prudence commande alors l’usage de l’expression, en tenant compte du contexte. Une expression raccourcie, comme celle d’Eglise conciliaire, peut présenter l’avantage certain de résumer tous les sous-entendus nécessaires et de dispenser ainsi celui qui parle ou celui qui entend de reprendre à chaque fois à partir de zéro toutes les données du problème.
Mais la même expression peut aussi présenter l’inconvénient de déconcerter un interlocuteur qui n’est pas du tout au fait de la complexité du problème et même de le scandaliser en lui suggérant une approche absolument faussée des données qui entrent en jeu. Car un facteur nouveau et inévitable est intervenu depuis la mort de Mgr Lefebvre : celui de la durée. Le temps passe en effet. Parler d’Eglise conciliaire dans le contexte d’une subversion encore toute récente et évidente aux yeux du grand nombre ne présente guère de risques. Plusieurs décennies après, alors que tout l’acquis révolutionnaire s’est plus ou moins normalisé, dans un style résolument conservateur qui prête fortement à illusion, on pourrait être mal compris et finir par se méprendre soi-même. Il serait alors suffisant (mais indispensable) de redoubler de pédagogie et d’expliquer le sens de l’expression, en détaillant tous les termes de la question, avant de revenir au raccourci qui les résume. L’expression d’Eglise conciliaire, si elle est bien comprise parce que bien expliquée, garde alors tout son avantage qui est de traduire en termes accessibles une double réalité : celle de la crise sans précédent qui sévit actuellement dans l’Eglise et aussi celle de l’assurance des promesses d’indéfectibilité.
Un argument contre l’expression « Église conciliaire »
11. Onzièmement, Mgr Fellay a récemment affirmé que l’Eglise actuelle, telle que représentée par les autorités romaines, reste la vraie Eglise, une, sainte, catholique et apostolique : « Quand on dit extra Ecclesiam nulla salus, en dehors de l’Eglise il n’y a pas de salut, c’est bien de l’Eglise d’aujourd’hui dont nous parlons. C’est absolument certain. Il faut le tenir. […] Le fait d’aller à Rome ne veut pas dire qu’on est d’accord avec eux. Mais c’est l’Eglise. Et c’est la vraie Eglise. » Et de renchérir en évoquant « cette Eglise qui n’est pas une idée, qui est réelle, qui est devant nous, que l’on appelle l’Eglise catholique et romaine, l’Eglise avec son pape, avec ses évêques, qui peuvent être aussi en débilité ». – On ne saurait donc parler aujourd’hui de l’Eglise officielle comme d’une Eglise conciliaire autre que l’Eglise catholique.
34. Au onzième (argument), nous répondons que Mgr Lefebvre a pourtant affirmé à plusieurs reprises la réalité de ce qu’il désignait comme l’Eglise conciliaire et qu’on ne voit pas comment il entrerait dans l’intention de son successeur de se mettre en contradiction avec lui. Le propos de Mgr Fellay signifie donc, ni plus ni moins, que les représentants de la hiérarchie restent en possession de leur pouvoir, même s’ils sont imbus d’idées fausses qui les conduisent à agir à contre-courant du bien de l’Eglise. Dans le sermon de Paris auquel fait aussi référence ce onzième argument, Mgr Fellay affirme d’ailleurs en parlant de Vatican II que « ce concile, c’est une volonté arrêtée de faire quelque chose de nouveau. Et il ne s’agit pas d’une nouveauté superficielle, mais d’une nouveauté profonde, en opposition, en contradiction avec ce que l’Eglise avait enseigné et même condamné ». Comparant cette nouveauté qui s’est introduite dans l’Eglise à la zizanie semée par l’ennemi dans le champ de Dieu, le successeur de Mgr Lefebvre conclut : « Ce concile a voulu se mettre en harmonie avec le monde. Il a fait entrer le monde dans l’Eglise et maintenant nous avons le désastre. »
Et dans l’allocution de Flavigny, Mgr Fellay précise sa pensée dans un sens qui rejoint exactement le propos de Mgr Lefebvre. Après avoir insisté sur le fait que l’Eglise catholique est l’Eglise d’aujourd’hui, actuelle et concrète, le Supérieur Général de la Fraternité Saint-Pie X ajoute : « Cependant, il y a aussi tout un organisme et cet organisme d’un côté nous devons le confesser comme saint et de l’autre côté il nous choque et nous scandalise tellement que nous n’avons qu’une envie, c’est de dire : Nous n’avons rien à faire avec ces gens-là ! Cela ne va pas ensemble, cela ne peut pas ! Ces hommes de Dieu, qui conduisent les chrétiens, les enfants de l’Eglise, à la perte de la foi… Cela ne va pas ensemble ! Il est évident qu’il faut rejeter ces erreurs avec horreur. » L’insistance mise sur la réalité concrète de l’Eglise d’aujourd’hui vise seulement à préciser que l’Eglise garde malgré tout les promesses de la vie éternelle : « En rejetant ce qui ne va pas, il ne faut pas tout rejeter. Cela reste l’Eglise une, sainte, catholique apostolique. […] Lorsqu’on rejette le mal qui se trouve dans l’Eglise, il ne faut pas en conclure que ce n’est plus l’Eglise. Il y a de grandes parties qui ne sont plus l’Eglise, oui ! Mais pas tout ! » Ces propos ne contredisent pas ceux que nous avons cités pour répondre aux quatrième, cinquième, sixième et septième arguments : en des termes différents, ils expriment la même idée à laquelle la Fraternité Saint-Pie X a toujours fait correspondre l’expression d’Eglise conciliaire : double idée de l’invasion des idées libérales et modernistes à l’intérieur de l’Eglise, et de l’indéfectibilité de principe de cette même Eglise.
Double idée qui trouve une autre expression dans la métaphore d’un corps malade, ainsi que le soulignait Mgr Fellay lors du dernier Congrès du Courrier de Rome : « L’Eglise catholique c’est la nôtre. Nous n’en avons pas d’autre. Il n’y en a pas d’autre. Le Bon Dieu permet qu’elle soit malade. Et c’est pourquoi nous essayons de ne pas attraper la maladie nous-mêmes. Mais sans pour autant dire que nous sommes en train de faire une autre Eglise. […] La maladie est la maladie, mais elle n’est pas l’Eglise. Elle est dans l’Eglise, mais celle-ci reste ce qu’elle est. […] Bien sûr, il faut lutter contre la maladie. Mais cette Eglise malade est bien l’Eglise fondée par Notre-Seigneur. C’est elle qui a les promesses de la vie éternelle. C’est bien elle qui a les promesses que les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. » – On peut donc parler d’une Eglise conciliaire, pour constater qu’il y a chez les chefs de l’Eglise et chez un grand nombre des fidèles une orientation ou un esprit étrangers à l’Eglise, mettant obstacle à son bien.
Sources : Courrier de Rome – DICI du 09/03/13