Mgr Lefebvre : « Si c’est mon devoir, je sacrerai des évêques » dans « Pactes » du 1er juin 1987

Monseigneur, votre der­nière décla­ra­tion publique est un violent acte d’accusation contre la réunion de prière d’Assise… N’avez-vous pas l’impression de confondre l’œcuménisme du pape Wojtyla avec l’idéologie défor­mée du dia­logue inter-​religieux – si en vogue au cours des années pas­sées – qui nie l’unicité his­to­rique du salut chrétien ?

Mgr Lefebvre – Je ne vois qu’un type d’œcuménisme : celui pro­mu par le Concile, qui sou­ligne le res­pect et la col­la­bo­ra­tion avec les fausses reli­gions, mises sur le même pied. C’est une concep­tion nou­velle, en contra­dic­tion avec la Tradition, qui a été ain­si impo­sée. A la place de l’Église « mis­sion­naire » appa­raît la nou­velle Église « œcu­mé­nique ». La réunion d’Assise consacre cette nou­velle Église, et cela est énorme, scan­da­leux. D’autre part, cette ini­tia­tive a un pré­cé­dent signi­fi­ca­tif : il y a près d’un siècle, en 1894, à Chicago, se tint un spec­ta­cu­laire Congrès des reli­gions mon­diales auquel prirent part des évêques catho­liques américains.

Si on rap­proche leurs dis­cours d’alors de celui qu’a adres­sé le Pape aux car­di­naux en décembre der­nier sur l’« esprit d’Assise », on relève des ana­lo­gies impres­sion­nantes. Mais, il y a un siècle, le pape Léon XIII condam­na sans réserve la par­ti­ci­pa­tion des évêques des États-​Unis au Congrès de Chicago. Non, c’est un scan­dale, un blas­phème public : pen­sez aux mis­sion­naires catho­liques qui, en Afrique, ont vu à la télé­vi­sion les repré­sen­tants des reli­gions ani­mistes prier à Assise à l’invitation du Pape… Dans quel esprit pourront-​ils conti­nuer l’œuvre ardue de l’évangélisation par­mi les popu­la­tions qui suivent ces rites païens ? Si le salut est pos­sible même sans la conver­sion au Christ dans l’Église, et en conti­nuant d’adorer ses faux dieux, quel sens a encore la mis­sion ? Toutes les reli­gions sont donc égales, bonnes… Si ce pape avait vécu au temps des per­sé­cu­tions romaines des pre­miers siècles, peut-​être le chris­tia­nisme aurait-​il trou­vé une place res­pec­table au Panthéon des religions.

Vous tra­cez une cari­ca­ture de l’œcuménisme du Pape ! Jean-​Paul II n’a jamais dit que toute reli­gion est une voie ordi­naire dé salut. Même à Assise, il a pro­cla­mé sans équi­voque la cer­ti­tude que seul le Christ sauve et mène à bonne fin le sens reli­gieux naturel.

Mgr Lefebvre – Certes, la posi­tion du Pape n’est pas celle du libé­ra­lisme pur, selon lequel toutes les reli­gions se valent. Mais on peut par­ler de catho­li­cisme libé­ral, qui donne la pre­mière place à la conscience et rend sub­jec­tive la véri­té que pour­tant il pro­fesse. Vous n’êtes pas d’accord, mais si l’on exa­mine atten­ti­ve­ment le pro­to­cole sui­vi à Assise, on« voit com­ment la « phi­lo­so­phie » ins­pi­ra­trice a été de mettre sur un plan d’égalité abso­lue, toutes les reli­gions repré­sen­tées. On peut objec­ter que le Pape sié­geait au centre des invi­tés, mais je suis sûr que quand il se ren­dra à Tokyo, lors de la pro­chaine édi­tion de la réunion de prière, n’étant plus maître de mai­son, il n’occupera pas une place spé­ciale ou pré­émi­nente. Il sera un par­mi les autres.

Pourtant, lorsque vous êtes sor­ti de l’audience du 18 novembre 1978, le ton de vos décla­ra­tions était bien dif­fé­rent : « J’ai confiance, avez-​vous dit, avec Jean-​Paul II tout devient pos­sible ». A quoi attribuez-​vous votre chan­ge­ment d’attitude ?

Mgr Lefebvre – J’avais été frap­pé par un pas­sage de son dis­cours dans lequel il affir­mait que le Concile devait être lu à la lumière de la Tradition. Enfin ! me dis-​je, on peut espé­rer une révi­sion de Vatican II. Mais, mon attente a été déçue. Qui sait, ce furent peut-​être les hommes de la Curie qui l’empêchèrent d’avancer sur cette voie… Tout le monde sait qu’agit au Vatican une influente mafia libérale-​maçonnique sans le « pla­cet » de laquelle aucun chan­ge­ment n’est pos­sible. Aussi est-​on arri­vé au moment actuel de l’Église où l’on célèbre le triomphe du libéralisme.

Après cette audience, n’avez-vous plus ren­con­tré le Pape en privé ?

Mgr Lefebvre – Non, je n’ai eu de contacts « offi­ciels » qu’avec le car­di­nal Ratzinger, le car­di­nal Oddi et le car­di­nal Gagnon. A titre plus « offi­cieux » j’ai aus­si ren­con­tré le Français Jean Guitton, qui se montre extrê­me­ment inté­res­sé à mon « cas ».

On peut se dou­ter qu’au cours de ces entre­tiens vous avez dis­cu­té d’éventuelles solu­tions de votre « cas ». Peut-​on en parler ?

Mgr Lefebvre – Le Saint-​Siège serait dis­po­sé à « régu­la­ri­ser » l’existence de notre œuvre, la « Fraternité sacer­do­tale Saint-​Pie X », à laquelle fut reti­rée en 1975, par une déci­sion que je tiens pour inva­lide au plan juri­dique, l’approbation ecclé­sias­tique accor­dée le 1er novembre 1970. On a dit que le Pape serait tout à fait dis­po­sé à éri­ger la Fraternité en Prélature per­son­nelle. Nous aurions en outre l’ auto­ri­sa­tion, déjà pré­vue en par­tie par l’indult de 1984, de célé­brer la messe selon l’ancien rite de saint Pie V. Le tout à condi­tion, cepen­dant, que nous sous­cri­vions à une décla­ra­tion de pleine accep­ta­tion des décrets et réformes de Vatican II. Mais, cela en conscience, ne nous est pas possible.

Le 29 jan­vier 1979, vous avez décla­ré avec satis­fac­tion à un jour­nal suisse : « Le Pape lui-​même m’a dit qu il suf­fi­rait d’une décla­ra­tion de ma part, dans laquelle je dise accep­ter le Concile selon la Tradition ». Un accord est alors appa­ru pos­sible, ou bien faisons-​nous erreur ?

Mgr Lefebvre – Même le car­di­nal Ratzinger, quand il fut nom­mé Préfet de l’ex Saint Office, pen­sa que notre cas pour­rait être réso­lu en quelques mois. Mais il faut être hon­nête. La phrase que vous avez citée peut être inter­pré­tée de diverses manières. Que signi­fie « accep­ter le Concile selon la Tradition ? » Nous en avons par­lé plu­sieurs fois, pré­ci­sé­ment avec le car­di­nal Ratzinger pour lui, cela veut dire que les thèses de Vatican II devraient être inté­grées dans celles de la Tradition. Mais, inté­grer, est un verbe encore vague. A mon avis, il convient de dis­tin­guer. Il y a quelques textes conci­liaires évi­dem­ment, conformes à la Tradition, qui ne posent aucun pro­blème : je pense à Lumen Gentium, mais aus­si à d’autres docu­ments, tel celui sur la for­ma­tion sacer­do­tale et sur les sémi­naires. Il y a ensuite des textes ambi­gus, qui peuvent cepen­dant d’une cer­taine manière être cor­rec­te­ment « inter­pré­tés » selon le Magistère pré­cé­dent. Mais il y a aus­si des textes fran­che­ment en contra­dic­tion avec la Tradition et qu’il n’est pos­sible en aucune manière d’« inté­grer » : la Déclaration sur la Liberté reli­gieuse, le décret sur Oecuménisme, celui sur la Liturgie. Ici, l’accord devient impossible…

Pour autant que nous le sachions, vous avez voté en faveur du décret sur la Liturgie…

Mgr Lefebvre – Oui, je dois l’admettre… mais, je ne pou­vais pré­voir jusqu’où irait la réforme liturgique…

Et vous avez célé­bré pen­dant quelques années, la messe selon le nou­veau rite…

Mgr Lefebvre – J’ai célé­bré la messe selon les nou­velles direc­tions litur­giques de 1965, mais jamais selon celles défi­ni­tives de 1968 et qui portent la signa­ture de Mgr Bugnini. De toute façon, c’est la Déclaration sur la Liberté reli­gieuse qui est la vraie pomme de dis­corde, parce que de l’introduction de ce prin­cipe libé­ral dans l’Église, découlent les autres erreurs. La rup­ture avec la Tradition dans ce cas est évi­dente : onze papes, de Pie VI à Pie XII, ont condam­né le libé­ra­lisme, le Concile l’a approu­vé. Personne ne peut me convaincre qu’il n’existe pas une contra­dic­tion. Quand, au cours de l’audience que j’eus à Castelgandolfo en sep­tembre 1976, je posai la ques­tion à Paul VI, il me répon­dit : « On n’a pas le temps main­te­nant de par­ler de théo­lo­gie ». Comme s’il s’agissait d’une ques­tion pure­ment académique !

Et le car­di­nal Ratzinger, quelle réponse vous a‑t-​il donnée ?

Mgr Lefebvre – Le Préfet de la Congrégation pour la doc­trine de la foi m’avait deman­dé de mettre par écrit mes opi­nions et mes doutes sur ce thème. C’est ce que j’ai fait, et je lui ai envoyé en novembre 1985 une étude de cent cin­quante pages dac­ty­lo­gra­phiées. En jan­vier 1986, il m’a répon­du qu’il avait reçu ces docu­ments et qu’il en avait appré­cié le soin phi­lo­lo­gique. Nous savons que le Saint Siège a deman­dé à tous les épis­co­pats d’envoyer à Rome une étude sur le thème de la liber­té reli­gieuse et que l’épiscopat fran­çais a déjà envoyé sa contri­bu­tion. Le père jésuite qui en est le rédac­teur écrit : « Il est tra­gique que tous les papes du XIXe siècle n’aient pas com­pris la véri­té chré­tienne qui se trouve dans les prin­cipes de la Révolution fran­çaise » . Vous voyez, il y a rup­ture, et comment !

Révisiter Vatican II

Étant don­né ces pré­li­mi­naires, la seule solu­tion du « cas » Lefebvre que vous puis­siez accep­ter, sem­ble­rait être un désa­veu public de Vatican II par le Souverain Pontife. Mais, est-​ce que vous voyez le Pape, un dimanche matin, se mon­trer place Saint-​Pierre et annon­cer aux fidèles qu’après plus de vingt ans, il s’est avi­sé que le Concile s est trom­pé et qu il faut abo­lir au moins deux décrets votés par la majo­ri­té des Pères et approu­vés par un Pape ?

Mgr Lefebvre – Allons donc ! A Rome, on sau­rait bien trou­ver une moda­li­té plus dis­crète… Le Pape pour­rait affir­mer avec auto­ri­té que quelques textes de Vatican II ont besoin d’être mieux inter­pré­tés à la lumière de la Tradition, de sorte qu’il devient néces­saire de chan­ger quelques phrases, pour les rendre plus conformes au Magistère des papes précédents.

Il fau­drait qu’on dise clai­re­ment que l’erreur ne peut être que « tolé­rée », mais qu’elle ne peut avoir de « droits » ; et que l’Etat neutre au plan reli­gieux ne peut, ni ne doit exis­ter. Mais, bien sûr, je ne me fais pas d’illusions : même si le Pape vou­lait appor­ter ces cor­rec­tions, il ne pour­rait pas le faire. Cette « mafia libérale-​maçonnique » à laquelle j’ai déjà fait allu­sion, ne peut le tolérer.

Vous avez un cer­tain pen­chant à voir des « com­plots » un peu par­tout. Cinq jours avant d’être frap­pé de la sus­pense « a divi­nis », écri­vant à Paul VI, vous avez dénon­cé « une entente secrète entre de hauts digni­taires ecclé­sias­tiques et francs-​maçons, éta­blie dès avant le Concile »…

Mgr Lefebvre – Mais, tous les jour­naux amé­ri­cains ont écrit que, avant le Concile, le car­di­nal Bea, fon­da­teur du Secrétariat du Vatican pour l’œcuménisme, ren­con­tra à l’hôtel Astoria de New York, les chefs de la loge judéo-​maçonnique la plus influente et leur deman­da ce qu’ils espé­raient du Concile. « Une décla­ra­tion sur la liber­té reli­gieuse », lui répondirent-ils.

Vous avez plu­sieurs fois qua­li­fié de défen­seurs de l’« ordre chré­tien » des per­son­nages comme Franco, Salazar et main­te­nant Pinochet. Les régimes dic­ta­to­riaux sont-​ils donc la seule tra­duc­tion his­to­rique pos­sible de l’« Etat catholique » ?

Mgr Lefebvre – Prenons Pinochet. Je ne dis pas que son régime soit par­fait, mais du moins trouvons-​nous les prin­cipes chré­tiens pour pro­gramme fon­da­men­tal de son orien­ta­tion poli­tique. C’est un homme de jus­tice et d’ordre et il favo­rise la pré­sence de l’Église catho­lique, même si les évêques chi­liens – quel para­doxe ! – ne lui sont nul­le­ment recon­nais­sants. Il semble plu­tôt que les évêques chi­liens veuillent pour leur pays, un nou­vel Allende. Par bon­heur, le peuple catho­lique ne les suit pas sur ce point. Je suis allé à Santiago il y a un mois, pour inau­gu­rer l’ouverture de l’une de nos églises. Je crois que les fidèles nous sui­vraient en masse, si nous avions suf­fi­sam­ment de prêtres, tant ils sont exas­pé­rés par l’attitude de leur hié­rar­chie ! Quand Pinochet a échap­pé der­niè­re­ment à un atten­tat, il s’est dérou­lé dans la capi­tale des mani­fes­ta­tions de soli­da­ri­té et d’affection à son égard. Beaucoup d’entre elles ont eu un carac­tère reli­gieux spon­ta­né. Les gens criaient : « Merci, très Sainte Vierge, d’avoir pro­té­gé la vie du général ».

Pouvez-​vous tra­cer à grands traits, une carte de l’extension de votre Œuvre dans le monde ?

Mgr Lefebvre – Nous sommes pré­sents dans vingt-​huit nations et sur tous les conti­nents, sauf l’Asie, bien que nous pro­je­tons de fon­der une mai­son en Inde. Nous gérons cinq sémi­naires, envi­ron quatre-​vingt-​dix prieu­rés, plu­sieurs écoles et à Paris, un Institut uni­ver­si­taire. Deux cents prêtres et cin­quante reli­gieuses sont effec­ti­ve­ment membres de notre Fraternité. Mais, un bien plus grand nombre de prêtres et de sœurs, sans en être membres, se recon­naissent dans notre Œuvre.

Un isolement qui n’est qu’apparent

Votre iso­le­ment crois­sant dans l’Église ne fait-​il pas gran­dir quelque doute en vous ?

Mgr Lefebvre – Notre iso­le­ment est plus appa­rent que réel. De nom­breux évêques et au moins une dizaine de car­di­naux m’ont dit en pri­vé qu’ils par­tagent nos posi­tions. Je pour­rais dévoi­ler leurs noms et pré­noms. Nous savons par exemple qu’un cer­tain nombre de car­di­naux n’étaient pas d’accord avec la réunion d’Assise et ont mani­fes­té leurs réserves au Pape. Mais aus­si, et sur­tout, nous ne nous sen­tons pas iso­lés par rap­port au pas­sé, à la Tradition. Nous nous fai­sons fort des paroles et du Magistère de l’Église qui nous a précédés.

Récemment, deux cas de défec­tion dans vos rangs ont eu un écho dis­cret dans l’opinion publique : les six jeunes sémi­na­ristes d’Ecône et le couvent du père Joly à Flavigny. Comment les expliquez-vous ?

Mgr Lefebvre – Les sémi­na­ristes ont été influen­cés par des prêtres de l’extérieur qui ont agi­té devant eux l’épouvantail de l’excommunication. Mais, il est nor­mal que, dans un sémi­naire, il se pro­duise de temps en temps des aban­dons. Il faut dire aus­si que, en regard des défec­tions moti­vées par notre « rai­dis­se­ment » pré­su­mé vis-​à-​vis de Rome, il y en a eu d’autres jus­ti­fiées par notre « fai­blesse » pré­su­mée à l’endroit du Pape.

Parler d ‘« influences exté­rieures » est peut-​être valable pour ce qui concerne les jeunes sémi­na­ristes, mais cela ne tient pas dans le cas du père Joly.

Mgr Lefebvre – Il a tou­jours été un homme assez fer­mé. Il était dif­fi­cile d’entrer dans son couvent. Un jour, presque à l’improviste, il a déci­dé d’accepter de nou­veau la juri­dic­tion de l’évêque de Dijon. Etrange. II était beau­coup plus tra­di­tio­na­liste que nous. J’ai pro­cé­dé à vingt-​quatre ordi­na­tions sacer­do­tales dans son couvent. Il devra désor­mais célé­brer la nou­velle messe de Paul VI.

La Foi Catholique en péril

Admettons, comme une simple hypo­thèse, que vous ayez rai­son. Est-​ce que l’histoire de l’Église et la Tradition de ses saints ne nous enseignent pas pré­ci­sé­ment que la voie droite de l’obéissance est la seule qui avec le temps porte ses fruits ?

Mgr Lefebvre – S’il ne s’agissait que d’une dif­fi­cul­té « dis­ci­pli­naire », je n’aurais aucune hési­ta­tion. Si Pie XII était aujourd’hui vivant et me deman­dait de fer­mer le sémi­naire d’Ecône, mon obéis­sance serait immé­diate et sans pro­blème. Mais, aujourd’hui, c’est la foi elle-​même qui est en jeu. Je sens que l’Église « conci­liaire » change et met en péril le centre de la foi catho­lique. Pour ce motif l’obéissance n’est plus pos­sible. Même le Pape n’a pas le pou­voir de chan­ger la foi, il n’en est que le ser­vi­teur. Accepter la liber­té reli­gieuse, l’oecuménisme, les réformes conci­liaires, signi­fie­rait pour moi contri­buer à l’œuvre d’« auto-​démolition » de l’Église. En conscience, cela ne m’est pas pos­sible. Le libé­ra­lisme du Pape détruit de l’intérieur la foi catholique.

Pardon, mais quelle défi­ni­tion donnez-​vous de la foi ?

Mgr Lefebvre – La foi est l’enseignement de l’Église au cours des siècles, confor­mé­ment à l’enseignement des Apôtres.

Cela semble plu­tôt une défi­ni­tion de la tra­di­tion, non de la foi…

Mgr Lefebvre – Alors, je vous donne une autre défi­ni­tion, celle que contient le ser­ment anti-​moderniste de Pie X : la sou­mis­sion de l’intelligence et de la volon­té à la Révélation de Dieu, parce que Dieu est l’autorité suprême et qu’Il ne peut se tromper.

Et il vous semble vrai­ment que Paul VI et Jean-​Paul II ont chan­gé en sub­stance ce noyau fon­da­men­tal de la foi ? Vous iriez jus­qu à l’affirmer ?

Mgr Lefebvre – Je pense qu’ils donnent une autre défi­ni­tion de la foi. Pour eux la foi est un sen­ti­ment reli­gieux, un acte inté­rieur, subjectif.

Subjectif ? « Redemptor Hominis dit que « le Christ est le centre du cos­mos et de l’histoire ! » C’est autre chose que de l’intériorité pure !

Mgr Lefebvre – Mais alors, pour­quoi mettent-​ils une aus­si grande emphase sur la conscience, sur le devoir de « res­pec­ter » les consciences ? La conscience est faite pour obéir à la Révélation, non pour soi-​même. Le pro­blème est que pour les der­niers papes – chré­tien­ne­ment par­lant – le « sujet » vient avant « l’objet ». Tandis que pour la tra­di­tion de l’Église, c’est exac­te­ment le contraire qui est vrai : l’objet pré­cède le sujet… Il existe donc une obli­ga­tion morale d’adhérer à la foi catho­lique, que l’État, en tant qu’organisation suprême de la com­mu­nau­té publique, peut et doit recon­naître et privilégier.

Sans nier, du reste, un prin­cipe fon­da­men­tal de la Tradition, saint Thomas en tête, à savoir que l’obéissance au don­né de la Révélation, si elle n’est pas plei­ne­ment libre et consciente, n’est pas une véri­table obéis­sance… En tout cas, on peut dis­cu­ter sur la vali­di­té his­to­rique ou non de I’ « Etat catho­lique » dans le monde d ‘aujourd’hui ; ce qui appa­raît pour le moins exa­gé­ré, c’est de faire de sa néces­si­té, un article de foi..

Mgr Lefebvre – A mon avis, les ques­tions sont insé­pa­ra­ble­ment connexes. L’acceptation du prin­cipe de la « liber­té reli­gieuse » mani­feste une vision « sub­jec­tive » de la foi. Le pape Wojtyla peut même affir­mer que le Christ est le centre du cos­mos et de l’histoire, mais en même temps per­ce­voir cette affir­ma­tion comme l’« opi­nion » per­son­nelle des catho­liques. Niant, de cette manière, le carac­tère « exclu­sif » et « catho­lique », c’est-à-dire uni­ver­sel de la foi. Non, tout cela est inac­cep­table, cela va à l’encontre de la tra­di­tion, de la foi, à l’encontre du Magistère de onze papes, de Pie VI à Pie XII .Je choi­sis de suivre ces onze papes et non les deux derniers.

Avez-​vous sacré secrètement un évêque ?

Monseigneur, vous avez plu­sieurs fois mena­cé de sacrer un évêque qui pour­suive votre œuvre. D’aucuns pensent que vous avez déjà pro­cé­dé secrè­te­ment, à un épis­co­pat : pouvez-​vous en conscience démen­tir des rumeurs ?

Mgr Lefebvre – Oui, de la manière la plus caté­go­rique. Si je le fais, je le ferai publiquement.

Quelles cir­cons­tances devront se pro­duire pour que vous fran­chis­siez ce pas gra­vis­sime qui entraîne « ipso fac­to », l’excommunication ?

Mgr Lefebvre – J’attends un signe de la Providence. Lequel, je ne sais pas. Je ne suis pas prêt à le faire tout de suite… peut-​être d’ici un an. Mais, je veux pré­ci­ser une chose : les évêques que je sacre­rai, si j’en sacre, n’auront aucune auto­ri­té spé­ciale dans la Fraternité. Ils auraient pour seule tâche d’administrer les ordi­na­tions sacer­do­tales et de don­ner la Confirmation. Ils n’auront pas un ter­ri­toire, une région ; la juri­dic­tion de l’Ordre appar­tient au Supérieur géné­ral : c’est lui le chef de la Fraternité, qui envoie les per­sonnes et fonde les prieu­rés. Actuellement, le Supérieur géné­ral est l’abbé Schmidberger, qui a été élu par le cha­pitre géné­ral de 1982, avec un man­dat de douze ans, donc jusqu’en 1994. C’est lui qui me suc­cède comme auto­ri­té à l’intérieur de la Fraternité.

Sauf erreur de notre part, vous avez uti­li­sé le plu­riel, en par­lant de sacres épiscopaux.

Mgr Lefebvre – Si en conscience je juge néces­saire, pour le bien de l’œuvre par moi fon­dée, de fran­chir ce pas, je pro­cé­de­rai non pas à un, mais à trois, quatre ou peut-​être cinq sacres épis­co­paux. L’œuvre a des mai­sons dans le monde entier et je dois en tenir compte en pen­sant à l’avenir.

Mais concrè­te­ment, qu’est-ce qui pour­rait vous empê­cher de faire ce geste ouver­te­ment « schismatique » ?

Mgr Lefebvre – Si la situa­tion ecclé­siale rede­ve­nait nor­male, si on reve­nait à la Tradition, il n’y aurait plus de problème.
Dieu seul est maître de l’avenir

Monseigneur, com­ment imaginez-​vous ce « retour » à la tra­di­tion ? Pensez-​vous qu’il puisse se pro­duire dans le cours des années qu’il vous reste à vivre ?

Mgr Lefebvre – Dieu le sait. Qui peut dire quels évé­ne­ments nous réserve le proche ave­nir ? Peut-​être un conflit nucléaire éclatera-​t-​il et la situa­tion changera-​t-​elle radi­ca­le­ment… Que le chan­ge­ment advienne sous ce pon­ti­fi­cat, pour le moment cela semble impro­bable, presque un miracle. Mais qui sait ?

A la seule pen­sée de ter­mi­ner votre vie non récon­ci­lié avec l’Église, quels sen­ti­ments éprouvez-vous ?

Mgr Lefebvre – On ne peut consi­dé­rer comme hors de l’Église que ceux qui n’ont pas la foi, car la rai­son fon­da­men­tale de l’unité, dans l’Église catho­lique, c’est la foi. Ceux qui pro­voquent le schisme, ce sont ceux qui changent la foi. Je suis cer­tain d’appartenir à l’Église catho­lique de tou­jours, l’Église éternelle…

Dans votre optique, le Pape serait donc schismatique ?

Mgr Lefebvre – Oui… peut-​être… plus ou moins. Mais la réunion d’Assise consti­tue un fait gra­vis­sime. Et, si le Pape, dont la fonc­tion est de confir­mer la foi, n’accomplit plus son devoir, que faire ? La situa­tion atteint son plus haut degré de gra­vi­té. Je ne vois pas de pré­cé­dents ana­logues dans l’histoire de l’Église. Au XIVe siècle, un pape, Jean XXII, fut condam­né et dépo­sé par un Concile spé­cial parce que sur un point il ne fut pas trou­vé conforme à la doc­trine catho­lique. Aujourd’hui, c’est encore pis : ce n’est pas un seul article, mais tout un contexte qui n’est plus catholique.

Est-​ce que vrai­ment la menace d’une excom­mu­ni­ca­tion de la part de la hié­rar­chie catho­lique actuelle vous lais­se­rait indifférent ?

Mgr Lefebvre – Absolument indif­fé­rent. Quelle valeur aurait une excom­mu­ni­ca­tion déci­dée par l’actuel gou­ver­ne­ment libé­ral de l’Église ? Pendant plus d’un siècle des papes conser­va­teurs ont condam­né et excom­mu­nié les Lamennais, les Buonaiuti, les Loisy, parce que libé­raux et moder­nistes. Ce sont eux main­te­nant qui détiennent le pou­voir dans l’Église et ils veulent excom­mu­nier les tra­di­tio­na­listes, c’est-à-dire les vrais catholiques ».

Entretien don­né à Pacte – Juin 1987