« Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde ».
Le complément nécessaire de la justice
Après la faim et soif de justice, le Sauveur énonce la béatitude des miséricordieux. La justice et la miséricorde doivent être tellement unies ensemble, qu’elles se tempèrent mutuellement l’une par l’autre. La justice sans la miséricorde risque de tourner à la dureté, et la miséricorde sans justice n’est que faiblesse. Cette béatitude était donc bien à sa place ici. Et gardons-nous de penser qu’elle n’est qu’une répétition de la béatitude des doux. Pratiquer la douceur implique une correction de l’appétit irascible. La vertu de miséricorde, par contre, suppose un être supérieur se penchant vers des créatures en défaut, que ce soit au plan matériel ou au plan spirituel. Or Dieu est l’Être riche, le souverain Bien à qui n’est rien ne manque, et en dehors de qui tout n’est qu’indigence et misère. Tous sans exception, nous bénéficions de la miséricorde de Dieu. La miséricorde est ainsi l’acte divin par excellence vis-à-vis des créatures[1]. Quant à l’homme, il pratiquera à l’égard de Dieu la charité, mais à l’égard de ses semblables, sa charité se nuancera de miséricorde, car tout homme est sujet à la misère, ne serait-elle que matérielle. Loin de mépriser l’indigent, il regardera comme sienne la misère d’autrui, et s’en affligera comme si elle lui était propre. Tel se montra le Christ vivant parmi nous, tel apparut saint Dominique en son temps.
Miséricorde spirituelle
Instruire les ignorants
L’œuvre de miséricorde qui distingue clairement saint Dominique est la prédication pour l’instruction des ignorants. Il y fut encouragé par une vision restée célèbre.
« Un jour qu’il priait à Saint-Pierre pour la conservation et la dilatation de son ordre, il fut ravi à lui-même. Les deux apôtres Pierre et Paul lui apparurent, Pierre lui présentant un bâton, Paul un livre, et il entendit une voix qui lui disait : « Va et prêche, car c’est pour cela que tu es élu » ; et en même temps, il voyait ses disciples se répandant deux à deux par tout le monde pour l’évangéliser. Depuis ce jour, il porta constamment avec lui les épîtres de saint Paul et l’évangile selon saint Matthieu[2]. »
Longtemps auparavant, l’athlète du Seigneur avait montré sa sollicitude pour la saine doctrine, cautionnée à l’occasion par le miracle, signe divin par excellence :
On institua à Fanjeaux une célèbre dispute, à laquelle on avait convoqué un très grand nombre de gens, tant fidèles qu’infidèles. La plupart des défenseurs de la foi avaient entre-temps rédigé des mémoires dans lesquels ils avaient couché leurs arguments et les citations authentiques qui confirmaient la foi. À l’examen d’ensemble, le mémoire du bienheureux Dominique fut plus apprécié que les autres et l’assemblée l’approuva pour qu’on le présentât, en même temps que le mémoire rédigé par les hérétiques. […] Les arbitres ne parvinrent pas à se mettre d’accord en faveur de l’une des parties. […] Il leur vint alors l’idée de jeter les deux mémoires dans les flammes : si l’un d’entre eux n’était pas consumé, c’est qu’indubitablement il contenait la vérité de foi. On allume donc un grand feu ; on y lance l’un et l’autre livre. Le livre des hérétiques se consume aussitôt. Mais l’autre, qu’avait écrit l’homme de Dieu Dominique, non seulement demeure intact, mais saute au loin, sortant des flammes en présence de tous. Relancé une deuxième, une troisième fois, à chaque fois il ressortit, manifestant ouvertement et la vérité de la foi et la sainteté de celui qui l’avait rédigé.
Bx JOURDAIN DE SAXE O. P., Libellus de initiis Ordinis fratrum prædicatorum, chapitre 1.
Consoler les affligés
Il avait un don spécial pour consoler les affligés, par la parole, mais aussi par le charisme des miracles : à Rome, pleurant avec ceux qui pleurent un être cher enlevé par la mort, il opéra trois fois un prodige de résurrection. Ainsi, après un accident de cheval du jeune Napoléon Orsini : « Jeune homme, je te le dis au nom de Jésus-Christ, lève-toi. » Et le jeune homme fut rendu aux siens, à la grande joie de tous.
Donner le bon exemple
On aurait tort de penser que le Père des prêcheurs convertissait uniquement par la parole. Le bon exemple lui suffit parfois à ramener des hérétiques. Ainsi, lors de son apostolat dans le Languedoc, il alla loger pendant tout un carême chez des dames nobles passées à l’hérésie, afin de les ramener à l’Église. Lui et son compagnon se revêtirent de cilices, à l’insu des dames, et refusant les lits qu’elles leur avaient préparés, ils dormirent sur des planches, passant d’ailleurs une bonne partie de leur nuit à prier. Dominique jeûna au pain et à l’eau jusqu’à Pâques. Une si haute vertu vainquit les résistances des dames, qui revinrent à la foi.
Corriger les pécheurs
Le 24 juin 1206, alors qu’il cheminait sur le territoire de Montréal, le saint vit des moissonneurs travailler dans un champ. Il les reprit de ce qu’ils transgressaient la loi du Seigneur, la fête de saint Jean-Baptiste était alors jour chômé. Comme ils se moquaient de lui, il fit son premier miracle en terre de Languedoc : les moissonneurs virent leurs épis et leurs mains tout ensanglantés. Frappés d’un si étrange prodige, ils se convertirent[3].
Pardonner les injures
Volontiers, Dominique pardonnait les injures, comme lorsque les habitants de Carcassonne lui crachaient dessus, lui accrochaient des pailles par-derrière, pour se moquer de lui. Loin de s’en offenser, le saint se montrait tout joyeux, comme s’il eût reçu des louanges et des félicitations.
Prier pour les vivants et les défunts
Il passait ses nuits à intercéder pour les vivants et les défunts. Lorsque sa dernière heure approcha, il leva les yeux et les mains vers le ciel en prononçant ces émouvantes paroles : « Père saint, vous le savez, je me suis attaché de bon cœur à faire votre volonté, et ceux que vous m’avez donnés, je les ai gardés et conservés. Je vous les recommande à mon tour ; conservez-les et gardez-les. »
Miséricorde corporelle
La compassion de saint Dominique a plus directement pour objet les maux spirituels. « La pensée des péchés des autres le crucifiait si douloureusement qu’on pouvait lui appliquer la parole de l’Apôtre : « qui est faible sans que je sois faible avec lui ?[4]» Mais les maux corporels ne le laissent pas indifférent, loin de là.
Nourrir les affamés, donner à boire à ceux qui ont soif
« Au temps où il poursuivait ses études à Palencia, une grande famine s’étendit sur presque toute l’Espagne. Ému par la détresse des pauvres et brûlant en lui-même de compassion, il résolut par une seule action d’obéir à la fois aux conseils du Seigneur et de soulager de tout son pouvoir la misère des pauvres qui mouraient. Il vendit donc les livres qu’il possédait pourtant vraiment indispensables et toutes ses affaires. Constituant alors une aumône, il dispersa ses biens et les donna aux pauvres[5]. »
Pour subvenir aux besoins des frères, Dominique obtient plusieurs fois une multiplication des pains. Au couvent Saint-Sixte à Rome, à sa prière, les anges entrent au réfectoire pour nourrir les frères, qui n’avaient plus rien à manger. Plus rien à boire non plus. Alors Dominique, plein de l’esprit de prophétie, leur dit :
« Allez au muid, et versez aux Frères le vin que le Seigneur leur a envoyé. Ils y allèrent et trouvèrent le muid plein jusqu’au bord d’un vin excellent qu’ils s’empressèrent d’apporter. Et le bienheureux Dominique dit : « Buvez, mes frères, du vin que le Seigneur vous a envoyé. » »
Visiter les malades
De passage dans les couvents ou monastères de son Ordre, saint Dominique s’enquérait du traitement des malades, qui avaient toute sa compassion.
A Rome, « le procureur du couvent, Jacques de Melle, était tombé si gravement malade qu’on lui avait apporté les derniers sacrements. Les Frères attendaient autour de son lit, protégeant de leurs prières la sortie de son âme, et tristes de perdre un homme qui leur était alors tout à fait nécessaire […] Dominique, qui voyait la peine de ses enfants, ordonne que tout le monde quitte la chambre, ferme la porte, et seul avec le malade, il se répand en une si fervente prière, qu’elle retint la vie sur les lèvres du mourant. Il appelle ensuite les Frères, et le leur rend sain et sauf[6]. »
Racheter les prisonniers
Du temps où il étudiait à Palencia, une femme était venue pleurer auprès de lui, car les Sarrasins retenaient son frère en captivité. Plein de l’Esprit d’amour, blessé de compassion, Dominique se mit lui-même en vente pour racheter le prisonnier. Le Seigneur ne permit pas que cela se fît[7].
Un hérétique, qu’il s’efforçait de ramener à la foi, lui ayant dit : « Je n’ai pas de quoi vivre, c’est d’eux [les cathares] que je reçois le nécessaire pour vivre, c’est pour cela que je suis obligé de m’attacher à eux ». Le saint, ému de compassion, se disposait à se vendre pour lui donner de quoi vivre. Dieu en disposa autrement.
« Ils obtiendront miséricorde »
La récompense de la cinquième béatitude paraît être simplement égale au mérite, mais elle lui est bien supérieure, car il n’y a pas de comparaison entre la miséricorde des hommes et la miséricorde de Dieu. Pratiquer la miséricorde à l’égard de nos frères, c’est non seulement se mettre à l’abri des rigueurs de la justice divine, mais s’assurer une magnifique couronne là-haut, celle qu’a remportée saint Dominique. Et puisque sa charité fraternelle fut essentiellement la miséricorde de la vérité pratiquée à un degré exceptionnel, il est légitime de penser que sa récompense éternelle dans la vision béatifique est une lumière d’une douceur et d’une intensité exceptionnelles. De là-haut, qu’il continue à exercer la miséricorde à l’égard des exilés que nous sommes ! « O Dieu qui avez daigné illuminer votre Église par les mérites et les enseignements du bienheureux Dominique, votre Confesseur et notre Père, accorder que par son intercession, elle ne soit pas destituée de secours temporels et qu’elle croisse toujours en progrès spirituels[8]. »
- Saint Thomas d’AQUIN, Somme Théologique, I, 23, 1.[↩]
- Père LACORDAIRE, Vie de saint Dominique, Le Cerf, Paris, 1960, p. 137.[↩]
- Ce prodige, communément appelé « miracle des épis », est commémoré au bas de la colline de Montréal-de‑l’Aude par une stèle.[↩]
- Déposition du seigneur abbé de Boulbonne, procès de Toulouse, 1233.[↩]
- Bx JOURDAIN DE SAXE O. P., Libellus de initiis Ordinis fratrum prædicatorum, chapitre 1.[↩]
- Père LACORDAIRE, Vie de saint Dominique, Le Cerf, Paris, 1960, p. 151.[↩]
- Pierre FERRAND, Vie de saint Dominique, Rome, 1935.[↩]
- Oraison de la fête liturgique de saint Dominique, le 4 août.[↩]