Comment le saint pratiqua la première béatitude : « Bienheureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux »
Béatitudes du monde, béatitudes du Christ
Le monde et Jésus-Christ ont ceci de commun qu’ils nous promettent la béatitude. De fait, tous les hommes désirent naturellement être heureux, c’est la fin qu’ils poursuivent sans cesse. Mais tandis que le monde fait miroiter à l’homme un bonheur fallacieux fait de jouissance des biens terrestres et de satisfaction égoïste des passions, Jésus-Christ notre Créateur élève nos âmes au désir du ciel et ordonne huit moyens efficaces pour y parvenir : la pauvreté en esprit, la douceur, les larmes, la faim et la soif de justice, la miséricorde, la pureté de cœur, la patience au milieu des persécutions. Ces huit béatitudes – auxquelles peuvent se ramener toutes les autres, énumérées dans la Sainte-Écriture – sont à l’opposé de ce que nous promet le monde. Il nous trompe en nous faisant croire qu’ici-bas, nous pourrons atteindre une plénitude de bonheur dans laquelle il n’y aura plus rien à souffrir. Jésus ne nous a jamais promis le bonheur parfait sur terre. Il nous le promet en revanche au-delà de cette vie, à condition que nous croyions en lui et mettions en pratique ses enseignements. Il nous révèle clairement la fin de l’homme. C’est, sous des noms divers, le bonheur éternel, dont les justes peuvent avoir un avant-goût dès ici-bas : à savoir le royaume des cieux, la terre promise, la parfaite consolation, le rassasiement de tous nos désirs légitimes et saints, la suprême miséricorde, la vue de Dieu, notre Père. « Tous les hommes, disait très justement saint Augustin, désirent la béatitude. Seule l’immortalité peut remplir la mesure de la béatitude parfaite[1]. »
Les béatitudes évangéliques, selon saint Thomas[2], sont des actes parfaits qui procèdent des dons du Saint-Esprit, ou des vertus théologales et morales perfectionnées par les dons. Ces actes parfaits du chrétien sont appelés béatitudes pour deux raisons : d’abord parce qu’ils conduisent au bonheur du ciel et qu’ils donnent une ferme espérance de l’acquérir, étant la cause de cette récompense suprême ; ensuite parce qu’ils nous rendent heureux dès ici-bas, en répandant dans l’âme des douceurs et des consolations bien supérieures aux plaisirs des sens et aux jouissances du monde. Notre-Seigneur, qui s’était incarné pour expier nos péchés, fut dans sa vie l’« homme des douleurs » par excellence. Mais il fut aussi l’homme par excellence des béatitudes. Son âme très sainte jouissait en permanence de la vision béatifique. Sur lui reposait en plénitude l’Esprit-Saint avec tous ses dons, qui établissent l’homme dans la paix. En toute vérité, lorsque le Christ inaugure sa grande prédication par l’énoncé des huit béatitudes, il peut se présenter comme le modèle parfait à imiter. Il ne dédaigne pas cependant de nous présenter d’autres modèles, plus à notre portée, parce que venant, non d’en haut comme le Fils de Dieu, mais d’en bas, de la région du péché et de la faiblesse humaine. Examinons comment saint Dominique a vécu la première de toutes les béatitudes : « Bienheureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est eux. »
Dominique, amant de la pauvreté
Les témoins au procès de canonisation sont unanimes : Saint Dominique fut un véritable amant de la pauvreté. Nourriture, vêtement, voyages, logement, rien chez lui qui laisse transparaître l’attachement aux choses matérielles, tout au contraire un soin religieux et constant à choisir toujours ce qu’il y a de plus vil et de plus dépouillé.
« J’ai vu quelquefois, raconte un témoin, frère Dominique aller de porte en porte demander l’aumône et recevoir son pain comme un pauvre mendiant. Un jour, au village de Duliole où il quêtait, un homme lui donna un pain entier. Le bienheureux père le reçut à genoux avec beaucoup d’humilité et de dévotion. » Au couvent, il ne mangeait que d’un plat, voulant en la nourriture agir comme les plus déshérités.
« Il n’avait à son usage qu’une seule tunique » Elle était d’ailleurs d’un tissu très grossier. Quand il lui fallait la laver, il devait en emprunter une autre. Sa cellule était la plus étroite et la plus incommode, du moins quand il en avait une.
Lui qui avait autrefois fait de longs voyages à cheval, il ne voyageait plus qu’à pied, vivant d’aumônes et n’ayant dans sa besace que l’évangile de saint Matthieu et les épîtres de saint Paul. Il les connaissait quasiment par cœur, trouvant sans aucun doute dans cette lecture un aliment à son amour de la pauvreté. A la sortie des villes, il se déchaussait et cheminait pieds-nus.
Gardons-nous d’imaginer dans ces pratiques austères un zèle amer ou un vice d’ostentation. On raconte de Diogène le Cynique qu’ayant vu un enfant boire de l’eau dans le creux de ses mains, il en éprouva du dépit et se débarrassa de l’écuelle qu’il conservait dans son tonneau. Sa pauvreté volontaire n’avait rien d’évangélique. Notre-Seigneur a dit en effet « bienheureux les pauvres d’esprit », et il désigne par là les âmes humbles qui demandent toujours à Dieu l’aumône de sa grâce, qui sont détachés non seulement des possessions matérielles, mais d’eux-mêmes ! Ils se reconnaissent devant Dieu comme dépourvus des biens spirituels, considèrent leurs péchés et leur impuissance à faire le bien, s’en humilient, se méprisent eux-mêmes et se soumettent sans réserve à Jésus-Christ. Saint Dominique fut de ces mendiants de Dieu. Il passait ses nuits en prière. Perdu dans la contemplation du Christ pauvre, il ne rêvait que de reproduire à la lettre le divin modèle jusqu’à se laisser transformer par lui et s’identifier à lui.
Il avait compris que la pratique de la pauvreté est le fondement de la perfection évangélique, en écartant le premier obstacle à la sanctification, qui est l’attachement désordonné aux biens de ce monde. Pauvre également du succès de ses entreprises, Dominique accepta de ne recueillir que peu de fruits dans les débuts de sa prédication. Par trois fois au moins, il refusa un évêché, poste qui l’eût détourné de sa mission. Il avait conscience d’être l’instrument de Dieu pour la fondation d’un ordre mendiant et apostolique. Or, l’esprit de pauvreté est incontestablement une pièce maîtresse de la vie religieuse mendiante en même temps qu’un puissant moyen d’apostolat.
Fondateur d’un Ordre mendiant et apostolique
Comme Dominique aima la pauvreté pour lui-même, il l’aima aussi pour ses frères, et il la voulut pour son Ordre. Il s’appliqua avec un grand zèle à inculquer aux frères l’amour et la pratique de la sainte pauvreté. Il leur recommandait de vivre d’aumônes et d’en user parcimonieusement. Un témoin raconte : « Lorsque le pain, quelque autre aliment ou le vin manquaient au couvent, j’allais trouver frère Dominique et je lui disais : « Nous n’avons pas de pain », ou « Nous n’avons pas de vin ». Il me répondait : « Allez prier, et le Seigneur y pourvoira. » J’allais prier à l’église, souvent suivi par frère Dominique. Et Dieu nous exauçait, donnant toujours la nourriture nécessaire. Quelquefois, sur l’ordre du bienheureux, je mettais sur la table le peu de pain que nous avions, et le Seigneur suppléait à ce qui nous manquait. »
L’expérience de Montpellier en 1206 avait été une leçon profitable : devant l’insuccès des légats cisterciens face aux cathares, Dominique et son évêque Diego persuadèrent à ces derniers de se dépouiller de tout luxe et ils inaugurèrent la prédication par la sainte pauvreté. Les hommes se laissent tellement plus facilement gagner par le désintéressement des prédicateurs et leur simplicité de vie. « Car l’apôtre n’est pas seulement un homme qui sait et qui enseigne au moyen de la parole ; c’est un homme qui prêche le christianisme par tout son être, et dont la présence seule est déjà une apparition de Jésus-Christ[3]»
Avec la fondation de son Ordre, l’idée et la pratique de la pauvreté chez saint Dominique se précisent. Il s’agit de former des apôtres et, par eux, de gagner les âmes, un grand nombre d’âmes au Christ. C’est dans ce but qu’il renonça, lors du Chapitre général de 1220, à toutes les possessions et à tous les revenus présents et à venir, bien que son Ordre eût été confirmé par Honorius III en 1216, avec faculté de posséder des rentes et des biens-fonds. Mais toujours pour le même but, Dominique accepta quelque temps de modiques revenus pour le couvent de Toulouse que les aumônes en pays hérétique ne suffisaient pas à vivre[4]. De même, lorsque la Papauté, à partir du XVᵉ siècle, voulut que l’Ordre put posséder collectivement les revenus nécessaires à sa subsistance, elle n’allait pas contre l’esprit du fondateur des Prêcheurs. La générosité des peuples ayant diminué, la mendicité, au lieu de favoriser l’apostolat, était devenu un obstacle. Mais toujours les frères prêcheurs sont tenus à cultiver la pauvreté comme un devoir essentiel de leur vocation, un héritage de saint Dominique. Toujours ils sont tenus à la pauvreté stricte, de par leur vœu et de par leur fidélité et piété envers leur Père, dont le testament montre à quel point il chérissait cette vertu : « Mes frères bien-aimés, voici l’héritage que je vous laisse comme à mes enfants : ayez la charité, gardez l’humilité, possédez la pauvreté volontaire. »
La joie d’être pauvre
En la vie de saint Dominique se vérifie pleinement la promesse de Notre-Seigneur : « bienheureux les pauvres. » Les témoins étaient frappés de la joie qui rayonnait de sa personne : « Dans l’extrême indigence de vêtements et de nourriture qui les pressait, lui et ses frères, je l’ai vu entrer dans une joie qui s’épanouissait bientôt pleinement. » « Il lui arrivait souvent d’être mal servi pour la nourriture ou la boisson. Cependant, tout le temps que j’ai vécu avec lui, je ne l’ai jamais entendu s’en plaindre, qu’il fût malade ou bien portant. » Les aléas des voyages ne le troublaient pas davantage. Toujours à pied, sans argent, sans provision, vivant d’aumônes, couchant sur la paille ou sur une planche, il se montrait heureux s’il était mal reçu. Mieux que cela, « il faisait ses délices de la pratique de la pauvreté pour lui et pour son ordre, et il en faisait l’objet de ses exhortations aux frères. »
Étant pour ainsi dire un « professionnel de la mendicité », au sens matériel et plus encore au sens spirituel, Dominique ne pouvait pas ne pas tourner ses regards suppliants vers la Vierge Marie. La préface de sa messe dit de lui qu’il accomplit sa mission apostolique, « Genetricis filii tui semper ope suffultus », toujours appuyé sur la Mère de Dieu. C’est une des plus belles expressions de l’esprit de pauvreté, qui rejoint l’esprit de l’enfance spirituelle et se confond avec elle. Puissions-nous en vivre à notre tour !