Saint Dominique et la joie d’être pauvre

S0101490 Saint Dominic. Detail of Crucifixion. Fresco. Image licenced to Paul Zalonski KNIGHTS OF COLUMBUS by Paul Zalonski Usage : - 3000 X 3000 pixels (Letter Size, A4) © Scala / Art Resource

Comment le saint pra­ti­qua la pre­mière béa­ti­tude : « Bienheureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux »

Béatitudes du monde, béatitudes du Christ

Le monde et Jésus-​Christ ont ceci de com­mun qu’ils nous pro­mettent la béa­ti­tude. De fait, tous les hommes dési­rent natu­rel­le­ment être heu­reux, c’est la fin qu’ils pour­suivent sans cesse. Mais tan­dis que le monde fait miroi­ter à l’homme un bon­heur fal­la­cieux fait de jouis­sance des biens ter­restres et de satis­fac­tion égoïste des pas­sions, Jésus-​Christ notre Créateur élève nos âmes au désir du ciel et ordonne huit moyens effi­caces pour y par­ve­nir : la pau­vre­té en esprit, la dou­ceur, les larmes, la faim et la soif de jus­tice, la misé­ri­corde, la pure­té de cœur, la patience au milieu des per­sé­cu­tions. Ces huit béa­ti­tudes – aux­quelles peuvent se rame­ner toutes les autres, énu­mé­rées dans la Sainte-​Écriture – sont à l’opposé de ce que nous pro­met le monde. Il nous trompe en nous fai­sant croire qu’ici-bas, nous pour­rons atteindre une plé­ni­tude de bon­heur dans laquelle il n’y aura plus rien à souf­frir. Jésus ne nous a jamais pro­mis le bon­heur par­fait sur terre. Il nous le pro­met en revanche au-​delà de cette vie, à condi­tion que nous croyions en lui et met­tions en pra­tique ses ensei­gne­ments. Il nous révèle clai­re­ment la fin de l’homme. C’est, sous des noms divers, le bon­heur éter­nel, dont les justes peuvent avoir un avant-​goût dès ici-​bas : à savoir le royaume des cieux, la terre pro­mise, la par­faite conso­la­tion, le ras­sa­sie­ment de tous nos dési­rs légi­times et saints, la suprême misé­ri­corde, la vue de Dieu, notre Père. « Tous les hommes, disait très jus­te­ment saint Augustin, dési­rent la béa­ti­tude. Seule l’immortalité peut rem­plir la mesure de la béa­ti­tude par­faite[1]. »

Les béa­ti­tudes évan­gé­liques, selon saint Thomas[2], sont des actes par­faits qui pro­cèdent des dons du Saint-​Esprit, ou des ver­tus théo­lo­gales et morales per­fec­tion­nées par les dons. Ces actes par­faits du chré­tien sont appe­lés béa­ti­tudes pour deux rai­sons : d’abord parce qu’ils conduisent au bon­heur du ciel et qu’ils donnent une ferme espé­rance de l’acquérir, étant la cause de cette récom­pense suprême ; ensuite parce qu’ils nous rendent heu­reux dès ici-​bas, en répan­dant dans l’âme des dou­ceurs et des conso­la­tions bien supé­rieures aux plai­sirs des sens et aux jouis­sances du monde. Notre-​Seigneur, qui s’était incar­né pour expier nos péchés, fut dans sa vie l’« homme des dou­leurs » par excel­lence. Mais il fut aus­si l’homme par excel­lence des béa­ti­tudes. Son âme très sainte jouis­sait en per­ma­nence de la vision béa­ti­fique. Sur lui repo­sait en plé­ni­tude l’Esprit-Saint avec tous ses dons, qui éta­blissent l’homme dans la paix. En toute véri­té, lorsque le Christ inau­gure sa grande pré­di­ca­tion par l’énoncé des huit béa­ti­tudes, il peut se pré­sen­ter comme le modèle par­fait à imi­ter. Il ne dédaigne pas cepen­dant de nous pré­sen­ter d’autres modèles, plus à notre por­tée, parce que venant, non d’en haut comme le Fils de Dieu, mais d’en bas, de la région du péché et de la fai­blesse humaine. Examinons com­ment saint Dominique a vécu la pre­mière de toutes les béa­ti­tudes : « Bienheureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est eux. »

Dominique, amant de la pauvreté

Les témoins au pro­cès de cano­ni­sa­tion sont una­nimes : Saint Dominique fut un véri­table amant de la pau­vre­té. Nourriture, vête­ment, voyages, loge­ment, rien chez lui qui laisse trans­pa­raître l’attachement aux choses maté­rielles, tout au contraire un soin reli­gieux et constant à choi­sir tou­jours ce qu’il y a de plus vil et de plus dépouillé.

« J’ai vu quel­que­fois, raconte un témoin, frère Dominique aller de porte en porte deman­der l’aumône et rece­voir son pain comme un pauvre men­diant. Un jour, au vil­lage de Duliole où il quê­tait, un homme lui don­na un pain entier. Le bien­heu­reux père le reçut à genoux avec beau­coup d’humilité et de dévo­tion. » Au couvent, il ne man­geait que d’un plat, vou­lant en la nour­ri­ture agir comme les plus déshérités.

« Il n’avait à son usage qu’une seule tunique » Elle était d’ailleurs d’un tis­su très gros­sier. Quand il lui fal­lait la laver, il devait en emprun­ter une autre. Sa cel­lule était la plus étroite et la plus incom­mode, du moins quand il en avait une.

Lui qui avait autre­fois fait de longs voyages à che­val, il ne voya­geait plus qu’à pied, vivant d’aumônes et n’ayant dans sa besace que l’évangile de saint Matthieu et les épîtres de saint Paul. Il les connais­sait qua­si­ment par cœur, trou­vant sans aucun doute dans cette lec­ture un ali­ment à son amour de la pau­vre­té. A la sor­tie des villes, il se déchaus­sait et che­mi­nait pieds-nus.

Gardons-​nous d’imaginer dans ces pra­tiques aus­tères un zèle amer ou un vice d’ostentation. On raconte de Diogène le Cynique qu’ayant vu un enfant boire de l’eau dans le creux de ses mains, il en éprou­va du dépit et se débar­ras­sa de l’écuelle qu’il conser­vait dans son ton­neau. Sa pau­vre­té volon­taire n’avait rien d’évangélique. Notre-​Seigneur a dit en effet « bien­heu­reux les pauvres d’esprit », et il désigne par là les âmes humbles qui demandent tou­jours à Dieu l’aumône de sa grâce, qui sont déta­chés non seule­ment des pos­ses­sions maté­rielles, mais d’eux-mêmes ! Ils se recon­naissent devant Dieu comme dépour­vus des biens spi­ri­tuels, consi­dèrent leurs péchés et leur impuis­sance à faire le bien, s’en humi­lient, se méprisent eux-​mêmes et se sou­mettent sans réserve à Jésus-​Christ. Saint Dominique fut de ces men­diants de Dieu. Il pas­sait ses nuits en prière. Perdu dans la contem­pla­tion du Christ pauvre, il ne rêvait que de repro­duire à la lettre le divin modèle jusqu’à se lais­ser trans­for­mer par lui et s’identifier à lui.

Il avait com­pris que la pra­tique de la pau­vre­té est le fon­de­ment de la per­fec­tion évan­gé­lique, en écar­tant le pre­mier obs­tacle à la sanc­ti­fi­ca­tion, qui est l’attachement désor­don­né aux biens de ce monde. Pauvre éga­le­ment du suc­cès de ses entre­prises, Dominique accep­ta de ne recueillir que peu de fruits dans les débuts de sa pré­di­ca­tion. Par trois fois au moins, il refu­sa un évê­ché, poste qui l’eût détour­né de sa mis­sion. Il avait conscience d’être l’instrument de Dieu pour la fon­da­tion d’un ordre men­diant et apos­to­lique. Or, l’esprit de pau­vre­té est incon­tes­ta­ble­ment une pièce maî­tresse de la vie reli­gieuse men­diante en même temps qu’un puis­sant moyen d’apostolat.

La mai­son de saint Dominique à Fanjeaux

Fondateur d’un Ordre mendiant et apostolique

Comme Dominique aima la pau­vre­té pour lui-​même, il l’aima aus­si pour ses frères, et il la vou­lut pour son Ordre. Il s’appliqua avec un grand zèle à incul­quer aux frères l’amour et la pra­tique de la sainte pau­vre­té. Il leur recom­man­dait de vivre d’aumônes et d’en user par­ci­mo­nieu­se­ment. Un témoin raconte : « Lorsque le pain, quelque autre ali­ment ou le vin man­quaient au couvent, j’allais trou­ver frère Dominique et je lui disais : « Nous n’avons pas de pain », ou « Nous n’avons pas de vin ». Il me répon­dait : « Allez prier, et le Seigneur y pour­voi­ra. » J’allais prier à l’église, sou­vent sui­vi par frère Dominique. Et Dieu nous exau­çait, don­nant tou­jours la nour­ri­ture néces­saire. Quelquefois, sur l’ordre du bien­heu­reux, je met­tais sur la table le peu de pain que nous avions, et le Seigneur sup­pléait à ce qui nous manquait. »

L’expérience de Montpellier en 1206 avait été une leçon pro­fi­table : devant l’insuccès des légats cis­ter­ciens face aux cathares, Dominique et son évêque Diego per­sua­dèrent à ces der­niers de se dépouiller de tout luxe et ils inau­gu­rèrent la pré­di­ca­tion par la sainte pau­vre­té. Les hommes se laissent tel­le­ment plus faci­le­ment gagner par le dés­in­té­res­se­ment des pré­di­ca­teurs et leur sim­pli­ci­té de vie. « Car l’apôtre n’est pas seule­ment un homme qui sait et qui enseigne au moyen de la parole ; c’est un homme qui prêche le chris­tia­nisme par tout son être, et dont la pré­sence seule est déjà une appa­ri­tion de Jésus-​Christ[3]»

Avec la fon­da­tion de son Ordre, l’idée et la pra­tique de la pau­vre­té chez saint Dominique se pré­cisent. Il s’agit de for­mer des apôtres et, par eux, de gagner les âmes, un grand nombre d’âmes au Christ. C’est dans ce but qu’il renon­ça, lors du Chapitre géné­ral de 1220, à toutes les pos­ses­sions et à tous les reve­nus pré­sents et à venir, bien que son Ordre eût été confir­mé par Honorius III en 1216, avec facul­té de pos­sé­der des rentes et des biens-​fonds. Mais tou­jours pour le même but, Dominique accep­ta quelque temps de modiques reve­nus pour le couvent de Toulouse que les aumônes en pays héré­tique ne suf­fi­saient pas à vivre[4]. De même, lorsque la Papauté, à par­tir du XV siècle, vou­lut que l’Ordre put pos­sé­der col­lec­ti­ve­ment les reve­nus néces­saires à sa sub­sis­tance, elle n’allait pas contre l’esprit du fon­da­teur des Prêcheurs. La géné­ro­si­té des peuples ayant dimi­nué, la men­di­ci­té, au lieu de favo­ri­ser l’apostolat, était deve­nu un obs­tacle. Mais tou­jours les frères prê­cheurs sont tenus à culti­ver la pau­vre­té comme un devoir essen­tiel de leur voca­tion, un héri­tage de saint Dominique. Toujours ils sont tenus à la pau­vre­té stricte, de par leur vœu et de par leur fidé­li­té et pié­té envers leur Père, dont le tes­ta­ment montre à quel point il ché­ris­sait cette ver­tu : « Mes frères bien-​aimés, voi­ci l’héritage que je vous laisse comme à mes enfants : ayez la cha­ri­té, gar­dez l’humilité, pos­sé­dez la pau­vre­té volontaire. »

La joie d’être pauvre

En la vie de saint Dominique se véri­fie plei­ne­ment la pro­messe de Notre-​Seigneur : « bien­heu­reux les pauvres. » Les témoins étaient frap­pés de la joie qui rayon­nait de sa per­sonne : « Dans l’extrême indi­gence de vête­ments et de nour­ri­ture qui les pres­sait, lui et ses frères, je l’ai vu entrer dans une joie qui s’épanouissait bien­tôt plei­ne­ment. » « Il lui arri­vait sou­vent d’être mal ser­vi pour la nour­ri­ture ou la bois­son. Cependant, tout le temps que j’ai vécu avec lui, je ne l’ai jamais enten­du s’en plaindre, qu’il fût malade ou bien por­tant. » Les aléas des voyages ne le trou­blaient pas davan­tage. Toujours à pied, sans argent, sans pro­vi­sion, vivant d’aumônes, cou­chant sur la paille ou sur une planche, il se mon­trait heu­reux s’il était mal reçu. Mieux que cela, « il fai­sait ses délices de la pra­tique de la pau­vre­té pour lui et pour son ordre, et il en fai­sait l’objet de ses exhor­ta­tions aux frères. »

Étant pour ain­si dire un « pro­fes­sion­nel de la men­di­ci­té », au sens maté­riel et plus encore au sens spi­ri­tuel, Dominique ne pou­vait pas ne pas tour­ner ses regards sup­pliants vers la Vierge Marie. La pré­face de sa messe dit de lui qu’il accom­plit sa mis­sion apos­to­lique, « Genetricis filii tui sem­per ope suf­ful­tus », tou­jours appuyé sur la Mère de Dieu. C’est une des plus belles expres­sions de l’esprit de pau­vre­té, qui rejoint l’esprit de l’enfance spi­ri­tuelle et se confond avec elle. Puissions-​nous en vivre à notre tour !


Notes de bas de page
  1. Confessions, l.X, c.20[]
  2. Somme théo­lo­gique, I‑II, 69, 1.[]
  3. Lacordaire, vie de saint Dominique.[]
  4. Il sti­pu­la néan­moins que les frères n’useraient de ces reve­nus que selon la stricte néces­si­té et dis­tri­bue­raient le reste aux pauvres.[]