Etude critique de M. l’abbé Chautard sur le livre-​entretien du pape François « Le nom de Dieu est miséricorde »


Présentation générale

Dernier ouvrage du pape régnant, Le nom de Dieu est misé­ri­corde, est paru le 12 jan­vier 2016. Publié sous la forme d’une conver­sa­tion avec le jour­na­liste Andrea Tornielli, l’ouvrage paraît durant l’Année sainte extra­or­di­naire vou­lue par le pape François et s’inscrit dans la ligne des autres docu­ments rela­tifs à l’Année sainte, en par­ti­cu­lier la bulle d’indiction [1] mais aus­si la lettre à Mgr Rino Fisichella, pré­sident du Conseil pon­ti­fi­cal pour la nou­velle évan­gé­li­sa­tion, du 1er sep­tembre 2015.

A l’évidence, le pape entend mon­trer que le monde actuel a peut-​être besoin, plus que jamais, d’une misé­ri­corde divine et humaine qui se carac­té­rise par la com­pas­sion, l’écoute et le par­don, par­ti­cu­liè­re­ment au sein du sacre­ment de pénitence.

Si les ques­tions posées s’efforcent de pré­ci­ser cette idée cen­trale, il est dif­fi­cile de trou­ver un plan par­fai­te­ment logique dans cet entre­tien à bâtons rom­pus. On y trouve les thèmes de la confes­sion, de la dure­té de cœur, de la cor­rup­tion et bien évi­dem­ment du jubi­lé. On y retrouve éga­le­ment les sujets chers au pape et qui ne sont pas sans rap­pe­ler ceux des années 70 : la misé­ri­corde envers les exclus [2], les pri­son­niers [3], les migrants [4], les pros­ti­tuées, les dro­gués. Le pape cite de pré­fé­rence des Pères de l’Eglise (saint Ambroise, saint Augustin, saint Bède le Vénérable) et les six der­niers papes de l’histoire de l’Eglise [5].

Le style de l’entretien choi­si par les auteurs conduit natu­rel­le­ment à un lan­gage direct et acces­sible à un lec­teur moyen. L’inconvénient en est l’imprécision dont le pape actuel n’est que trop fami­lier. Le lec­teur y cher­che­ra en vain des défi­ni­tions pré­cises et abou­ties des notions de misé­ri­corde, d’indulgence, de rédemp­tion, de jus­tice. Quant aux termes répa­ra­tion, satis­fac­tion, expia­tion, ils sont mon­naie rare voire introuvables.

Ce lan­gage flou est d’autant plus désta­bi­li­sant que le pape s’appuie sur plu­sieurs anec­dotes dont on peine à voir la por­tée exacte qu’il entend leur don­ner. Enfin, la manière de s’appuyer sur des faits choi­sis per­met au pape de stig­ma­ti­ser cer­taines atti­tudes clé­ri­cales. Or, il faut bien avouer que cet usage pèche par géné­ra­li­sa­tion et cari­ca­ture (voir plus bas).

S’il est évident qu’on trouve dans cet ouvrage de beaux rap­pels des scènes évan­gé­liques, de la misé­ri­corde infi­nie du Sauveur et de la confes­sion indi­vi­duelle, agré­men­tés de remarques par­fois fines du pape, on reste tou­te­fois inter­dit devant cer­taines pro­po­si­tions et sur­tout devant les lacunes de l’ouvrage.

1) Vers la miséricorde de gradualité ?

Plusieurs pages du livre donnent le sen­ti­ment d’avoir été influen­cées par la morale de gra­dua­li­té. Cette théo­rie part du prin­cipe que l’homme se conver­tit pro­gres­si­ve­ment et qu’il peine à vivre inté­gra­le­ment selon la loi chré­tienne [6]. N’est-ce pas une don­née de sens com­mun que l’homme ne devient pas un saint du jour au len­de­main ? N’y a‑t-​il pas de nom­breux chré­tiens qui voient dans la loi chré­tienne un idéal impos­sible à pra­ti­quer, notam­ment en matière conju­gale ? Fort de ces constats, cette théo­rie en induit que la loi morale s’applique à l’homme par degrés suc­ces­sifs selon le che­min par­cou­ru dans la voie de conversion.

Certes, la morale chré­tienne doit tenir compte des dif­fé­rences de situa­tion, d’état de vie, d’âge, etc. Il est ain­si évident que la loi du jeûne ne s’impose pas à une per­sonne malade ou une femme enceinte. Mais il s’agit là de dif­fé­rences objectives.

Ici, la théo­rie de la gra­dua­li­té ne consi­dère pas tant l’état objec­tif du pécheur qu’une dis­po­si­tion sub­jec­tive de sa volon­té. Selon cette idée, une per­sonne qui vit habi­tuel­le­ment dans un vice peut légi­ti­me­ment s’estimer inca­pable de suivre plei­ne­ment la loi. Dès lors, la loi ne s’applique plus à elle. Du moins s’applique-t-elle pro­gres­si­ve­ment. Il y a là une sub­jec­ti­vi­sa­tion de la loi morale, la conscience indi­vi­duelle fixant le degré d’obéissance à la loi à laquelle elle est tenue d’obéir, Dieu n’en deman­dant pas davan­tage pour le moment.

Dans cet esprit, un homme qui s’enivre quo­ti­dien­ne­ment ne serait obli­gé, dans un pre­mier temps, qu’à réduire le nombre de ses ivresses. C’est seule­ment dans un second temps qu’il serait tenu de ne plus s’enivrer. Momentanément, le temps de sa pro­gres­sion inté­rieure, le com­man­de­ment ne s’appliquerait pas tota­le­ment au pécheur. De là à conclure que le déca­logue ne s’applique pas dans sa tota­li­té mais selon les dis­po­si­tions sub­jec­tives de chaque homme, il n’y a qu’un pas très vite fran­chi. En somme, l’obligation morale por­te­rait sur le mou­ve­ment géné­ral vers le bien et non l’application de com­man­de­ments pré­cis. Dégagé des peines dues à son péché, le pécheur pour­rait alors accé­der à la Sainte Eucharistie. Appliqué au cas des divor­cés rema­riés, ce prin­cipe ouvre la voie à tous les retours gra­duels sou­hai­tés par les tenants de cette théorie.

Du libé­ra­lisme, elle tient que la loi chré­tienne est vraie en prin­cipe (la thèse), mais inap­pli­cable dans sa tota­li­té en pra­tique (l’hypothèse). C’est au fond la même erreur. Amerio le remarque finement : 

« Le sys­tème de gra­dua­li­té (…) pose en thèse que l’exigence du com­man­de­ment moral s’impose gra­duel­le­ment, et confond donc la gra­dua­li­té de la réponse de fait don­née à l’homme avec la gra­dua­li­té du com­man­de­ment lui-​même » [8].

Ce n’est effec­ti­ve­ment pas parce que les hommes pèchent qu’il faut adap­ter l’obligation [9] morale à cet état de fait.

On peut éga­le­ment voir dans cette morale une autre erreur. La morale chré­tienne tra­di­tion­nelle dis­tingue net­te­ment l’ordre des pré­ceptes valables pour tous (ne pas blas­phé­mer, voler, tuer) et l’ordre des conseils (pau­vre­té volon­taire, chas­te­té par­faite et consa­crée, obéis­sance reli­gieuse) qui reste libre. Il y a dans cette dis­tinc­tion deux degrés de vie morale, et un chré­tien n’est pas tenu sous peine de péché à la pra­tique des conseils, quoi qu’il soit tenu à la per­fec­tion [10]. Le pre­mier degré reste légi­time quoiqu’imparfait. La morale de gra­dua­li­té semble appli­quer cette dis­tinc­tion au sein même des pré­ceptes aux­quels tout chré­tien est tenu sous peine de péché.

Cette idée d’une pro­gres­sion par degrés se retrouve dans la concep­tion du dogme Hors de l’Eglise point de salut. Pour le car­di­nal Walter Kasper, l’Eglise catho­lique com­porte la tota­li­té des moyens de salut, mais les autres reli­gions chré­tiennes en pos­sèdent des élé­ments [11]. Il y a donc des degrés d’appartenance à l’Eglise du Christ. D’une manière équi­va­lente, la morale catho­lique sup­po­se­rait des degrés dans son appli­ca­tion et ses exi­gences. En d’autres termes, cette théo­rie de la gra­dua­li­té s’applique diver­se­ment selon les domaines.
Malheureusement, trois pas­sages de l’ouvrage paraissent rele­ver de cette théorie :

a) Le pre­mier concerne le refus d’absolution par le confes­seur. De manière tra­di­tion­nelle, le confes­seur a la pos­si­bi­li­té de don­ner une béné­dic­tion au péni­tent qu’il ne peut absoudre. Selon le pape – et c’est une nou­veau­té – il s’agit d’une obli­ga­tion et non d’une possibilité :

« Si le confes­seur ne peut pas absoudre, qu’il explique pour­quoi, mais qu’il donne une béné­dic­tion, quoi qu’il en soit, même sans abso­lu­tion sacra­men­telle. (…) Donnez-​leur une béné­dic­tion, quoi qu’il en soit » (p. 39).

En quoi, on peut se deman­der si cette nou­veau­té ne cor­res­pond pas à une variante de la morale de gra­dua­li­té. De même que les pro­gres­sistes demandent une forme de béné­dic­tion pour les divor­cés rema­riés qui ne peuvent rece­voir la béné­dic­tion nup­tiale, le pape demande une béné­dic­tion pour les péni­tents qui ne peuvent rece­voir l’absolution. Au confes­sion­nal, il y aurait le degré de ceux qui regrettent leur péché et en obtiennent l’absolution, et le degré de ceux qui s’en accusent sans vou­loir s’en déta­cher, et n’obtiennent qu’une béné­dic­tion.
Quelques lignes plus loin, le pape cite le cas de son neveu à l’appui de cette idée : 

« Une de mes nièces s’est mariée, civi­le­ment, avec un homme dont le pré­cé­dent mariage n’avait pas encore été annu­lé par la jus­tice. Ils vou­laient se marier, ils s’aimaient et sou­hai­taient des enfants, ils en ont eu trois. Le juge avait même attri­bué à l’homme la garde des enfants, nés de son pre­mier mariage. Un homme extrê­me­ment pieux, qui allait à la messe tous les dimanches, qui se confes­sait et disait au prêtre : ‘je sais que vous ne pou­vez pas me don­ner l’absolution, mais j’ai péché en ceci et en cela, donnez-​moi une béné­dic­tion’. C’est cela, un homme reli­gieu­se­ment for­mé » (p. 39–40).

Le cha­pitre s’arrête sur ces mots. L’éloge du pape laisse son­geur. Est-​ce la meilleure manière d’inciter les âmes à se conver­tir que de citer un homme qui res­tait en état de péché public et allait régu­liè­re­ment au sacre­ment de péni­tence sans la contri­tion requise ?

b) Ce laxisme appa­raît d’une manière beau­coup plus nette lorsque Tornielli (p. 55) évoque le cas sui­vant. Un prêtre se trouve face à un fidèle à deux doigts de la mort. Ce péni­tent déclare au prêtre qu’il refe­rait le péché (de for­ni­ca­tion) s’il en avait l’occasion. Malgré cette décla­ra­tion, le prêtre finit par absoudre ce péni­tent, au motif que ce der­nier a du moins le regret de ne pas regret­ter son péché ! N’y a‑t-​il pas là encore un ava­tar de la morale de gradualité ?

Après avoir enten­du cette his­toire, le pape commente : 

« C’est vrai, c’est ain­si. Cet exemple illustre bien les ten­ta­tives que Dieu met en action pour faire une brèche dans le cœur de l’homme, pour trou­ver ce rai de lumière qui per­met l’action de la grâce ». (p. 55–56).

Comme à son habi­tude, le com­men­taire du pape laisse per­plexe. Pas un mot de condam­na­tion ou même de réserve sur l’attitude laxiste du prêtre. Simplement une consi­dé­ra­tion sur les ten­ta­tives de Dieu. Par ce lan­gage énig­ma­tique, le pape ouvre la porte à toutes les inter­pré­ta­tions. A quand l’absolution géné­rale de tous les pécheurs au simple motif qu’ils regrettent de ne pas regret­ter ? Est-​ce vrai­ment pas­to­ral et miséricordieux ?

c) Enfin, on retrouve cette morale de situa­tion à l’occasion de l’enterrement des enfants morts sans bap­tême. Le pape s’appuie sur l’histoire dou­lou­reuse et émo­tion­nel­le­ment forte d’un prêtre qui a refu­sé l’entrée de l’église à des parents qui por­taient le cer­cueil de leur nouveau-​né mort sans bap­tême. François fus­tige cette atti­tude sacer­do­tale sans dire exac­te­ment quelle dût être, à ses yeux, la bonne conduite à tenir (p. 91–92). Le lec­teur pour­ra en conclure que le pape encou­rage, ou du moins per­met des funé­railles reli­gieuses pour des enfants morts sans bap­tême. Une fois de plus, le degré d’obligation de la loi semble varier selon les personnes.

2) Contre la dureté… ou pour le laxisme ?

Régulièrement dans l’ouvrage, le pape prend à par­tie la dure­té de cer­tains confes­seurs, par­fois de manière cari­ca­tu­rale, en citant un confes­seur (p. 49) qui, en matière de pure­té, s’était per­mis une ques­tion outran­cière. Mais n’est-ce pas géné­ra­li­ser outre mesure et cari­ca­tu­rer les inter­ro­ga­tions pour­tant néces­saires ? Le ques­tion­ne­ment abu­sif est-​il vrai­ment la ten­dance géné­rale des confes­seurs du XXIe s. ? Un mini­mum de pra­tique du sacre­ment de péni­tence montre aisé­ment que les péni­tents, sur­tout conci­liaires, ont besoin de l’aide du prêtre pour atteindre l’intégrité de l’accusation. N’est-ce pas d’ailleurs le Rituel romain qui rap­pelle au confes­seur l’obligation de veiller à l’intégrité du sacre­ment de péni­tence ? [12]

Ailleurs, le pape sou­ligne deux logiques qu’il semble opposer : 

« D’un côté, la peur de perdre les justes, les res­ca­pés, les bre­bis qui sont déjà dans la ber­ge­rie, en lieu sûr. De l’autre, le désir de sau­ver les pécheurs, les éga­rés, ceux qui sont hors de l’enclos. La pre­mière logique est celle des Docteurs de la Loi, la seconde est la logique de Dieu » (p. 86).

Si le pape a rai­son de rap­pe­ler l’obligation mis­sion­naire de cher­cher la bre­bis per­due, faut-​il pour autant éta­blir une dia­lec­tique entre ces deux atti­tudes ? N’y a‑t-​il pas là dans cette fausse dia­lec­tique, le vice pro­fond de tout l’aggiornamento conci­liaire qui a vou­lu s’ouvrir au monde et a vidé son propre ber­cail sans faire pour autant ren­trer les bre­bis éga­rées ? En lisant ce pas­sage de François, on pense à l’avertissement de son pré­dé­ces­seur saint Pie X : « Vous élar­gis­sez les portes pour intro­duire ceux qui sont dehors et en même temps vous faites sor­tir ceux qui sont à l’intérieur » [13].

3) Des lacunes significatives

L’argument du silence est tou­jours déli­cat à manier. Toutefois, il arrive que l’Eglise condamne cer­tains textes en rai­son de leur silence sur une véri­té de foi [14]. De même, l’une des armes favo­rites de la dés­in­for­ma­tion et de la Révolution consiste dans le silence inten­tion­nel. La défi­ni­tion de la nou­velle messe à l’article 7 est res­tée célèbre à ce sujet.

Or, en lisant l’ouvrage du pape François, on est frap­pé de cer­tains silences élo­quents. Pas un mot sur :

– la répa­ra­tion néces­saire du péché par le péni­tent
– la remise de la peine tem­po­relle par l’indulgence jubi­laire
– la fuite des occa­sions pro­chaines de péché
– le juge­ment de Dieu à l’heure de la mort
– l’enfer.

Dans un ouvrage qui traite si sou­vent de la misé­ri­corde du sacre­ment de péni­tence (et pas seule­ment des œuvres de misé­ri­corde), on se serait atten­du à des pré­ci­sions sur les devoirs du péni­tent, à des bornes qui évi­te­raient l’interprétation laxiste, en rap­pe­lant notam­ment la néces­si­té du ferme pro­pos ou cer­taines paroles sévères du Christ [15].

De même, la ques­tion de la jus­tice, pour­tant inhé­rente au sacre­ment de péni­tence et si liée à la misé­ri­corde [16], est rapi­de­ment trai­tée (p. 100–101), pour ne pas dire écar­tée [17]. Comme l’écrit Sandro Magister, peu sus­pect de traditionalisme : 

« François (…) ne craint pas de lais­ser le silence tom­ber sur les articles de foi qu’il consi­dère aujourd’hui comme mar­gi­naux » [18].

Enfin, le silence sur la dimen­sion sur­na­tu­relle de la misé­ri­corde doit être rap­pro­chée du lien éta­bli, sans res­tric­tion, entre la misé­ri­corde qu’il prône et celle des fausses reli­gions de l’Islam et du judaïsme :

« La valeur de la misé­ri­corde dépasse les fron­tières de l’Eglise. Elle est le lien avec le Judaïsme et l’Islam qui la consi­dèrent comme un des attri­buts les plus signi­fi­ca­tifs de Dieu » [19].

Cette absence de rap­pel des exi­gences requises de la part du péni­tent pour obte­nir la misé­ri­corde du Seigneur rap­proche la concep­tion de la misé­ri­corde du pape François d’une vision pro­tes­tante où seule la foi est requise pour obte­nir le par­don, indé­pen­dam­ment du ferme pro­pos ou de l’attrition. Ainsi, en lisant cet entre­tien, on ne voit pas com­ment on pour­rait se dam­ner – l’enfer n’est d’ailleurs jamais men­tion­né, ni expli­ci­te­ment ni impli­ci­te­ment – du moment qu’on se recon­naît pécheur, seule véri­table condi­tion men­tion­née par le pape pour obte­nir la misé­ri­corde divine.

Dieu y appa­raît bonasse et tout ce qui pour­rait rap­pe­ler une quel­conque exi­gence de répa­ra­tion, de déta­che­ment effec­tif, de peine du péché semble rele­ver aux yeux du pape de la dure­té de cœur [20].

Conclusion

S’il peut être bon de sou­li­gner la misé­ri­corde infi­nie du Sauveur dans de magni­fiques scènes de l’Evangile (femme adul­tère, enfant pro­digue), taire sys­té­ma­ti­que­ment tous les autres pas­sages plus rigou­reux conduit à dés­équi­li­brer la doc­trine sur le péché, la Rédemption et donc aus­si la misé­ri­corde. Dès lors, ce livre qui se pré­sente comme une invi­ta­tion à la misé­ri­corde risque d’aboutir à l’effet inverse de celui recher­ché : amol­lir l’esprit de conver­sion des pénitents.

C’est pour­quoi, au-​delà de ses ambi­guï­tés gênantes, le tort prin­ci­pal de cet ouvrage semble rési­der dans le dés­équi­libre de la doc­trine. En ce sens, cette misé­ri­corde libé­rale pèche contre la misé­ri­corde, favo­ri­sant le laxisme et le rela­ti­visme moraux.

Toute com­pa­rai­son n’est pas rai­son et l’argument des révé­la­tions pri­vées a ses limites, mais on peut tou­te­fois son­ger à la vision de l’enfer que la Vierge Marie a pré­sen­tée à des enfants dans un des­sein de misé­ri­corde, ou aux appels si sou­vent réité­rés à Lourdes, Pontmain et Fatima sur l’importance de la péni­tence. Le contraste est dou­lou­reux entre cette misé­ri­cor­dieuse sévé­ri­té de la Vierge Marie et l’indulgence exces­sive du pape actuel.

Abbé François-​Marie Chautard, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X, Recteur de l’Institut Saint-​Pie X ‑11 mars 2016

Sources : FSSPX-​MG/​DICI n ° 332 du 11 mars 2016/​LPL

Notes

[1] Bulle d’indiction Misericordiæ Vultusdu jubi­lé extra­or­di­naire de la misé­ri­corde, du 11 avril 2015.
[2] « L’annonce chré­tienne se trans­met en accueillant celui qui est en dif­fi­cul­té, en accueillant l’exclu, le mar­gi­na­li­sé, le pécheur » p. 115.
[3] « …par­fois nous pré­fé­rons enfer­mer quelqu’un en pri­son plu­tôt que d’essayer de le récu­pé­rer, en l’aidant à se réin­sé­rer dans la socié­té » p. 101.
[4] « Face aux migrants qui sur­vivent à la tra­ver­sée et débarquent sur nos côtes, com­ment devons-​nous nous com­por­ter ? » p. 115.
[5] Pie XII (p. 37), « Saint Jean XXIII » (p. 26), « le bien­heu­reux Paul VI » (p. 27), Jean-​Paul Ier (quand il était car­di­nal, p. 62, 73, 90), « saint Jean-​Paul II » (p. 27, 99), et Benoît XVI (p. 27).
[6] « La loi de ‘gra­dua­li­té’ est, sous cette forme, une idée nou­velle du Synode, deve­nue l’une de ses pers­pec­tives les plus pro­fondes, et qui demeure pré­sente dans toutes les ques­tions par­ti­cu­lières. Avec cette idée de ‘gra­dua­li­té’ est abor­dé le thème de ‘l’être en che­min’, concré­ti­sé au niveau de la connais­sance et de la pra­tique morale. On déclare que la voie chré­tienne toute entière est une ‘conver­sion’ qui se pro­duit à tra­vers des pas pro­gres­sifs. Elle est un pro­ces­sus dyna­mique, qui pro­gresse peu à peu vers l’intégration des dons de Dieu et des exi­gences de son amour abso­lu et défi­ni­tif… C’est pour­quoi s’impose une pro­gres­sion péda­go­gique, de manière que les chré­tiens, à par­tir de ce qu’ils ont déjà reçu du mys­tère du Christ, soient conduits avec patience vers une connais­sance plus pleine de ce mys­tère, et vers sa plus pleine inté­gra­tion dans leur vie et leur com­por­te­ment. Ainsi il pour­ra arri­ver que, dans l’esprit de l’amour et de la crainte de Dieu, mais sans trouble, le cœur et la vie de l’homme, grâce à la libé­ra­tion pro­gres­sive de l’esprit et du cœur, s’ouvrent tout entier au Christ » J. Ratzinger, Documentation Catholique, 1981, p. 387–388.
[7] Autre chose est de dire qu’en rai­son de son infir­mi­té spi­ri­tuelle, l’homme trans­gresse de temps à autre la loi de Dieu, autre chose de dire qu’il ne peut que la trans­gres­ser à cer­tains moments de son exis­tence.
[8] R. Amerio, Iota unum, NEL, 1987, p. 390. Voir éga­le­ment de l’abbé François Knittel, « La morale de gra­dua­li­té », Fideliter n° 228, novembre-​décembre 2015, p. 28–29.
[9] Nous par­lons ici de la loi morale et non de la tolé­rance du pou­voir civil ou ecclé­sias­tique qui, sans nier l’obligation morale de la loi, n’en sanc­tionne pas toutes les trans­gres­sions.
[10] IIa IIæ, 184, 3, c.
[11] « La doc­trine de l’Eglise n’est pas un sys­tème fer­mé : le concile Vatican II enseigne qu’il y a un déve­lop­pe­ment dans le sens d’un pos­sible appro­fon­dis­se­ment. Je me demande si un appro­fon­dis­se­ment simi­laire à ce qui s’est pas­sé dans l’ecclésiologie est pos­sible dans ce cas (des divor­cés rema­riés civi­le­ment, ndlr) : bien que l’Eglise catho­lique soit la véri­table Eglise du Christ, il y a des élé­ments d’ecclésialité aus­si en dehors des fron­tières ins­ti­tu­tion­nelles de l’Eglise catho­lique. Dans cer­tains cas, ne pourrait-​on pas recon­naître éga­le­ment dans un mariage civil des élé­ments du mariage sacra­men­tel ? Par exemple, l’engagement défi­ni­tif, l’amour et le soin mutuel, la vie chré­tienne, l’engagement public qu’il n’y a pas dans les unions de fait ?» in La réponse stu­pé­fiante du car­di­nal Kasper aux cri­tiques de cinq car­di­naux, DICI n°301 du 26/​09/​14).
[12] Tit 3, cap. 1, n° 16. « Si pœni­tens nume­rum, et spe­cies, et cir­cum­stan­tias pec­ca­to­rum expli­ca­tu neces­sa­rias non expres­se­rit, eum Sacerdos pru­den­ter inter­ro­get ». Si le péni­tent ne dit pas les détails néces­saires des nombres, espèces et cir­cons­tances, que le Prêtre l’interroge pru­dem­ment.
[13] Conduite de saint Pie X dans la lutte contre le moder­nisme, Courrier de Rome, Paris 1996, p. 34.
[14] Le cas du pape Honorius est ins­truc­tif : il fut condam­né pour avoir signé une for­mule prô­nant le silence sur une for­mule catho­lique « Le IIIe concile œcu­mé­nique de Constantinople condam­na le défunt pape Honorius Ier comme fau­teur de l’hérésie mono­thé­lite ; le pape saint Léon II, les 7e et 8e conciles œcu­mé­niques répé­tèrent cette condam­na­tion. L’auteur de l’hérésie mono­thé­lite, Sergius, patriarche de Constantinople, avait écrit à Honorius qu’il serait dur de réduire à l’apostasie des mil­lions de chré­tiens à pro­pos d’un mot unique : ‘une seule opé­ra­tion dans le Christ’ ; il ajou­tait que ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était ‘de ne par­ler ni d’une ni de deux opé­ra­tions’. Le pape Honorius céda à ce conseil, il ne vit dans l’opposition faite à Sergius, au nom de la Tradition, qu’une inutile dis­pute de mots, et inter­dit de par­ler soit d’une, soit de deux opé­ra­tions ». « Cet acte du pape Honorius eut le fâcheux effet de favo­ri­ser le mono­thé­lisme », in Garrigou-​Lagrange, Le sens com­mun, la phi­lo­so­phie de l’être et les for­mules dog­ma­tiques, Beauchesne, 1909, p. 135, note 1. En 1794, Pie VI condam­na une pro­po­si­tion d’un « synode » de l’Assemblée jan­sé­niste tenue par l’évêque de Pistoie pour la simple rai­son qu’elle omet­tait de men­tion­ner le mot « trans­sub­stan­tia­tion » (DS 2629).
[15] Comme par exemple :
– Si donc ton œil droit est pour toi une occa­sion de chute, arrache-​le et jette-​le loin de toi : car mieux vaut pour toi qu’un seul de tes membres périsse, et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne », Mat 5, 29.
« Si vous ne faites péni­tence, vous péri­rez tous », Lc 13, 5
– « Ce ne sont pas ceux qui disent ‘Seigneur Seigneur’ qui entre­ront au royaume des cieux, mais ceux qui font la volon­té de mon père qui est dans les cieux », Mat 7, 21.
[16] Il est à ce sujet signi­fi­ca­tif que saint Thomas étu­die conjoin­te­ment jus­tice et misé­ri­corde (Ia, q. 21). De même, le Rituel romain, Tit. 3, cap. 1, lie les deux : « 2. In pri­mis memi­ne­rit Confessarius, se judi­cis pari­ter et medi­ci per­so­nam sus­ti­nere, ac divinæ jus­ti­tiæ simul et mise­ri­cor­diæ minis­trum a Deo consti­tu­tum esse, ut tam­quam arbi­ter inter Deum et homines, hono­ri divi­no et ani­ma­rum salu­ti consu­lat ». En pre­mier lieu, le Confesseur se sou­vien­dra qu’en sa per­sonne se tiennent éga­le­ment le juge et le méde­cin, et qu’il a été ins­ti­tué par Dieu le ministre à la fois de sa jus­tice divine et de sa misé­ri­corde divine afin de déli­bé­rer comme arbitre entre Dieu et les hommes, entre l’honneur de Dieu et le salut des âmes.
[17] Deux numé­ros sont en revanche consa­crés aux rap­ports entre jus­tice et misé­ri­corde dans MV20 et 21. Le pape s’attache à y mon­trer que la misé­ri­corde dépasse la jus­tice.
[18] Les indul­gences et le pur­ga­toire ? François les a mis au gre­nier, 19 décembre 2015.
[19] MV 23.
[20] Bien qu’affleure quand même l’idée « qu’il faut payer sa dette à la jus­tice » (p. 100), sans être laxiste (p. 101), et que « celui qui se trompe devra pur­ger sa peine » (p. 161).

FSSPX

M. l’ab­bé François-​Marie Chautard est l’ac­tuel rec­teur de l’Institut Saint Pie X, 22 rue du cherche-​midi à Paris.