Voici le long discours que le Saint-Père prononça, en français, aux différents groupes qui ont assisté à la béatification d’Alix Le Clerc, fondatrice des chanoinesses régulières de Saint-Augustin de la Congrégation de Notre-Dame. Auprès du trône pontifical avaient pris place, entre autres ; S. Em. le cardinal van Roey, archevêque de Malines, S. Exc. M. Jacques Maritain, ambassadeur de France, S. Exc. Mgr Marmottin, archevêque de Reims, et Nosseigneurs les évêques de Bayeux et Lisieux, Nancy et Strasbourg.
Nous avons eu plusieurs fois, très chers filles, au cours de ces dernières années, de ces derniers mois, la joie de glorifier des éducatrices de la jeunesse féminine, décrétant, selon les cas, les honneurs de la canonisation, permettant le culte des bienheureuses, sanctionnant le témoignage des vertus héroïques. La mission qui leur fut commune à toutes est, actuellement, d’une évidente opportunité. Chacune, pourtant, présente dans l’identité de la fin générale que toutes ont poursuivie ces nuances qui l’adaptent à toutes les circonstances, à tous les milieux, à toutes les époques, à tous les besoins, et dont la variété presque infinie fait la beauté du manteau de l’Église.
Sur ce manteau qui couvre et qui abrite les membres nus, grelottants, blessés de la pauvre humanité, elles scintillent comme autant de pierres précieuses et de perles fines, dont chacune jette son éclat particulier, différent de celui des autres. Ce qui leur est commun, c’est la grandeur. Dieu, qui de toute éternité les a choisies, les a faites grandes : grandes par l’intelligence pour être les confidentes de ses grandes pensées et de ses grands desseins ; grandes par le courage pour porter les grandes épreuves, par lesquelles il anéantit toute leur gangue terrestre, et, dans cet anéantissement créateur et fécond, fait resplendir son action souveraine, ut inhabitet in eis virtus Christi [1] ; grandes enfin par la volonté pour accomplir ses grandes œuvres.
Nous constatons à un degré éminent cette triple grandeur en Alix Le Clerc ; mais tandis que, assez souvent, l’appel, l’épreuve, l’action se succèdent comme autant d’étapes vers la réalisation de l’œuvre confiée par Dieu, chez elle la montée s’est effectuée continue, tout le long de sa vie : la vocation à sa mission particulière s’est progressivement dévoilée dans une lumière sans cesse croissante, l’épreuve a duré jusqu’au bout, toujours plus crucifiante, la purifiant, la trempant, la sanctifiant au milieu des travaux de l’apostolat et du recueillement de la contemplation ; l’œuvre s’est accomplie suivant un dessein chaque jour plus précis et plus ample.
La crise de la société de son temps.
1. — La grande pensée que Dieu dévoilait graduellement aux yeux de votre bienheureuse Mère, c’était celle de la société de son temps, tout entière à restaurer dans le Christ par le ministère d’âmes radicalement détachées du monde, unies intimement à la vie du Christ dans la contemplation, unies intensément à l’action du Christ dans l’œuvre de l’éducation de la femme.
Cette pensée, il la lui dévoile par l’illumination de son intelligence haute et large, par des communications surnaturelles, surtout par l’expérience qu’il lui donne et qu’il lui fait acquérir du siècle où elle vit, de ses misères, de ses besoins, de ses ressources à tous les degrés et dans toutes les sphères de la vie privée et sociale.
Le tableau qui se présente à son regard est bien complexe, bien confus. Ce qu’elle en voit tout d’abord, c’est le monde, le monde mondain auquel elle appartient par sa naissance, auquel elle est mêlée, monde tout profane avec ses petitesses, ses passions, sa frivolité affairée, monde honnête selon les maximes du siècle, mais d’une honnêteté toute terrestre et pour ainsi dire négative. Les horizons n’étaient pas vastes ; les préoccupations mesquines ne permettaient pas à la vue de s’étendre aux grands intérêts de l’Eglise et des âmes, de s’abaisser sur les misères physiques et morales de la vie sociale. On n’y faisait peut-être pas grand mal, on n’y faisait pas non plus grand bien : on s’amusait. Voilà le monde qui s’offrait aux yeux d’Alix, l’ambiance où elle vivait. Elle le déplorera plus tard : elle croira peut-être y avoir perdu son temps : il sera bon pour elle et pour sa mission future qu’elle l’ait connu, et connu par expérience, qu’elle en ait senti les attraits, assez pour comprendre que d’autres n’y soient pas insensibles, pour les aider, sinon à en sortir, du moins à s’en détacher. Alors elle pourra, comme échappée au gouffre et portée à la rive, contempler toute haletante l’onde tourbillonnante qui avait failli l’engloutir.
Désireuse de se donner à Dieu, elle fait connaissance avec la vie religieuse d’alors. Quelle vie religieuse ! Là où n’était pas encore parvenue la réforme providentielle ordonnée par le concile de Trente, c’est à peu près la vie du monde, mais avec un peu plus d’étroitesse. Elle y voit, grâce à Dieu, de bonnes et dignes âmes, quelques-unes très grandes, mais elle voit aussi combien il est difficile à celles-ci de poursuivre leur bel idéal dans une atmosphère si lourde ; elle-même en souffre, elle en gémit ; elle fait en sorte de s’en évader : elle y parvient à grand-peine ; mais il lui sera bon, plus tard, de s’en être sentie oppressée.
Elle pâtit, d’abord sans s’en apercevoir, de la disette des prêtres vertueux et doctes, aptes à conduire les âmes, mais plus tard cela lui fera comprendre le besoin pour elles d’une solide direction spirituelle. Elle en trouve un, un saint, qui la guidera ; il lui fait connaître la misère de la jeunesse, il la lui confie et elle voit de près le peuple des villages avec son ignorance, sa grossièreté et ses vices aussi. Délicate comme elle est, il faut bien qu’elle le connaisse à fond pour prendre en pitié la détresse morale et spirituelle de ces filles qui, pourtant, devront être à leur tour des mères de famille et préparer la future génération.
Aristocratie et peuple, cloîtres et salons, elle voit tout cela en proie à l’agitation dans le trouble des guerres, des luttes de la politique et de la religion : rivalités, discordes et le reste. Devant son esprit, se pose ainsi dans son ampleur et son inextricable complexité, l’immense et universelle crise tout à la fois sociale, morale et religieuse. Une grande pitié envahit son âme ; la pitié ne suffit pas, il faut l’amour, un grand amour et l’amour, lui, suffit car il ne serait pas vraiment l’amour s’il n’incluait une irrésistible envie de voir le monde entier comme le voit Jésus du haut de sa croix, une indomptable volonté de faire, crucifiée avec Jésus, pour la rédemption de ce monde, pour sa restauration dans le Christ, tout ce qu’elle peut en vue de réconcilier les hommes, les classes, les peuples entre eux et avec Dieu même. Hélas ! Que peut-elle ? Quelle est sa place ?
Quel est son rôle ? Que faire et par où commencer ? C’est un chaos. Petit à petit, la lumière monte, elle voit nettement le présent, elle voit très haut et très loin l’idéal auquel elle doit viser, elle en voit la réalisation partielle dans l’avenir qui marche pas à pas. Telle est la grande pensée d’Alix. Sa résolution est prise ; elle se mettra à l’œuvre et l’œuvre est vaste, humainement impossible. Entre sa petitesse et la tâche qui s’offre à elle, il y a un abîme. Dieu se charge de la mettre à la hauteur de la tâche et de combler l’abîme. Il le fait à sa manière à lui : en l’anéantissant.
Sa conversion et sa lutte pour la réalisation de sa vocation.
2. — La première phase de l’épreuve est celle de la conversion ; les autres ensuite seront incomparablement plus dures, et, néanmoins, sur le moment, celle-ci fut rude à la nature : il s’agissait d’arracher au siècle et à l’esprit du siècle une jeune fille qui, dans les limites de l’honnêteté chrétienne, y était fort attachée et que le démon cherchait à y retenir. Aussi lui faut-il, une fois la voix de Dieu entendue, une fois senti son appel impérieux, lutter contre ses goûts, son orgueil, son amour du plaisir, contre toute sa nature, lutter contre le monde qui l’apprécie, l’estime et l’aime, lutter contre les séductions, les menaces, les tentations du démon, tour à tour furieuses et subtiles. Dieu la presse, la travaille par la maladie et la souffrance. Elle se rend : elle veut être à lui, totalement, sans réserve. Les siens, d’abord opposés finissent bien par se rendre, eux aussi, ils acceptent qu’elle se donne à Dieu, pourvu que ce soit de la manière et sous la forme qui leur convient ; et voici la seconde phase de l’épreuve, la lutte pour sa vocation.
Contrainte à des essais de vie religieuse selon les préjugés du monde, elle voit clair comme le jour qu’on la jette hors de sa voie. Dans sa détresse, elle cherche le secours d’un guide qui lui soit donné par Dieu et quand Dieu le lui donne, ce guide qui aura si grande part dans sa vie et dans son œuvre, semble la négliger d’abord et puis, pour un temps faire cause commune avec les adversaires de sa véritable vocation. Tout est providentiel : c’est dans l’effondrement de tout le reste, dans l’échec de tous les tâtonnements, que les desseins de Dieu, objet de cette véritable vocation, commencent à se réaliser : préparation d’une nouvelle famille religieuse, consacrée à l’œuvre de l’éducation dans le cloître.
Dans cette réalisation même, dans ces débuts d’exécution des plans divins et à mesure du progrès, la pauvre nature d’Alix est broyée, tous ses goûts et ses préférences sacrifiés, son amour-propre piétiné, plus encore, son âme est abreuvée d’amertume parmi les persécutions, les abandons, les contradictions : comme pour lui retirer tout appui créé, les divergences de vue entre elle et plusieurs de ceux qui édifient avec elle l’œuvre entreprise, viennent entraver sa marche et, pour comble, dans la crise qui paraît fatale, l’épreuve se fait plus désolante que jamais : souffrances du corps, souffrances du cœur, souffrances de l’esprit, tortures même de la conscience. On croit entendre la plainte du Rédempteur crucifié : « Le flot montant me submerge et va m’engloutir… mon Dieu, mon Dieu ! pourquoi m’avez-vous abandonné ? » (Ps. LXVIII, 2 et XXI, 2). Pourtant c’est au sein de cette épreuve que, par elle, Dieu accomplit la grande œuvre pour laquelle il l’a choisie, appelée, préparée.
Son œuvre.
3. — A nous qui en voyons l’histoire ramassée en perspective, l’unité et la continuité de cette œuvre nous apparaissent aujourd’hui en même temps que son ampleur et sa puissance. Sur l’océan, les vagues se soulèvent, se heurtent, se brisent, se jouent, se confondent tour à tour en retombant, donnant l’impression d’agitation, de désordre, d’incohérence. Du haut de la falaise, l’observateur voit s’avancer, majestueuse, la marée ; elle progresse sur la grève qu’elle baigne, qu’elle recouvre bientôt tout entière ; elle continue sa marche, elle gagne, elle atteint la roche et, sans lui livrer les assauts furieux et inutiles des jours de tempête, elle l’escalade, irrésistible, elle va, semble-t-il, tout submerger. Ainsi montent les œuvres de Dieu. En dépit des vicissitudes, parfois des faillites apparentes, en dépit même des apparentes concurrences ou contradictions, elles sont toutes ensemble la grande marée qui vient submerger en effet le monde dans l’océan d’amour pour le sauver. Mais tandis que la marée a son reflux, que, à l’heure, à la minute marquée, obéissante, elle se retire pour revenir et s’en aller de nouveau le lendemain, l’œuvre de Dieu continue sa montée. L’histoire d’Alix le Clerc nous donne une impression de ce genre et c’est dans le recul de trois siècles et demi que nous en percevons l’admirable unité.
Dans la clarté lumineuse du phare qui la guide, dans l’ardeur brûlante du creuset qui l’épure, l’affine et la consume, votre bienheureuse Mère fait avancer pas à pas, parallèlement ou plutôt conjointement l’œuvre de votre vie religieuse contemplative et de votre vie apostolique intense.
Les débuts en furent bien humbles, en cette nuit de Noël 1597, où cinq jeunes filles se consacraient à Dieu devant la paroisse pour exercer toutes sortes de bonnes œuvres parmi les pauvres, les paysans, les ignorants ; point de vœux, point de couvent. Les consacrées continuent de vivre dans leurs familles, vêtues simplement mais sans habit religieux, ni moniales, ni séculières, genre de vie que le monde n’arrivait pas à comprendre. Alix est forcée de faire des essais dans des Ordres régulièrement constitués, essais malheureux qui l’amènent à en fonder un nouveau. Jésus-Christ lui manifeste clairement sa volonté : il la met sous la protection et la conduite de la Vierge sa Mère. Le saint curé de Mattaincourt rédige avec ses filles un premier plan de règles ; il les groupe en une communauté liée par les vœux. Les contradictions et les rebuts facilitent leur vie contemplative ; les nécessités matérielles leur vie de pauvreté ; les misères qui les entourent leur vie apostolique. Elles n’avaient visé que le très humble apostolat des villages. A présent, de partout on vient à elles, on les appelle de partout.
Il faut bien répondre : des difficultés canoniques se dressent, auxquelles viennent satisfaire des constitutions précises, qui reçoivent leur approbation de l’autorité épiscopale d’abord, puis du Saint- Siège. Un monastère cloîtré d’un Ordre enseignant venait d’être fondé sous le vocable de Notre-Dame, avec habit, chœur, et admettant des élèves externes, aussi bien que des pensionnaires. Les pauvres et les petits continuent d’y recevoir les premiers rudiments d’une éducation solide et chrétienne. Le monde, ce grand monde aristocratique, qu’Alix avait dédaigné et quitté, accourt vers elle, lui confie aussi ses enfants ; les personnages les plus qualifiés, jusqu’aux plus hauts, viennent à son cloître comme à une oasis de lumière, de fraîcheur et de paix.
Mais les temps s’écoulent, les persécutions, les guerres, les révolutions passent ; la grande bourrasque semble enfin devoir anéantir tout enseignement religieux, toute vie religieuse ; elle vide, comme les autres, les monastères de la Congrégation de Notre-Dame. Ainsi la tempête, en dispersant les frêles semences, les porte tout au loin pour les y faire germer.
La compagne d’Alix était bien sceptique quand votre bienheureuse Mère, à peine arrivée à Nancy, lui montrait, de la fenêtre de leur pauvre logis, la vaste esplanade étalée sous leurs yeux et voyait en esprit le beau monastère qui s’élèverait là « avec un grand nombre de religieuses qui chanteront les louanges de Dieu ». La vision devait paraître bien belle alors au souvenir tout récent des modestes commencements dans l’église paroissiale de Mattaincourt ! Comme elle est dépassée ! Cette année même, trois cent cinquante ans depuis la consécration des cinq premières compagnes, de combien de monastères montent vers Dieu les même louanges et se répandent sur des âmes innombrables les mêmes grâces ! A côté d’eux, combien d’autres foyers, malgré la diversité des observances, ont pourtant allumé leur flamme à celle de la maison de Nancy ! Et cette flamme, courant à travers le monde comme l’étincelle à travers un champ de roseaux, passant de l’Ancien continent au Nouveau dans les deux Amériques, brille en cette capitale de l’univers catholique, à Rome, d’où elle rayonne dans tant de peuples, éclairant et embrasant désormais de nombreuses phalanges de jeunes filles. Histoire admirable du passé, tableau non moins admirable du présent sont de sûrs garants de l’avenir. L’œuvre est de Dieu. Placée par Dieu, par votre Père saint Pierre Fourier, par votre bienheureuse Mère Alix Le Clerc, par l’Église elle-même, sous le nom, sous le patronage, sous la conduite de Notre-Dame, elle ne saurait avoir de meilleurs gages de vie, de progrès, de fécondité. Et c’est dans toute l’effusion de Notre cœur paternel que Nous les confirmons en vous donnant à vous, à vos monastères, à vos unions, à toutes vos religieuses, enfants et anciennes élèves, à vos auxiliaires, à vos familles, Notre Bénédiction apostolique.
Source : Documents Pontificaux de S. S. Pie XII, année 1947, Édition Saint-Augustin Saint-Maurice. – D’après le texte français des A. A. S., XXXIX, 1947, p. 358.
- « Afin qu’habite en eux la vertu du Christ ». cf. II Cor., XII, 9[↩]