Aux peuples et aux princes de l’univers
Léon XIII, Pape
Salut et paix dans le Seigneur
Le concert de félicitations publiques, qui a marqué d’une manière si éclatante l’année tout entière de Notre Jubilé épis copal, et qui vient de recevoir son couronnement de l’insigne piété des Espagnols, a eu principalement ce fruit, sujet de grande joie pour Notre âme, de faire briller, dans l’union des volontés et l’accord des sentiments, l’unité de l’Eglise et son admirable cohésion avec le Pontife Suprême. On eût dit, en ces jours, que, perdant tout autre souvenir, l’univers catholique n’avait plus de pensées et de regards que pour le Vatican. Ambassades de princes, affluence de pèlerins, lettres empreintes d’amour filial, cérémonies augustes, tout proclamait hautement que, lorsqu’il s’agit d’honorer le Siège Apostolique, il n’y a plus dans l’Eglise qu’un cœur et qu’une âme. Et ces manifestations Nous ont été d’autant plus agréables, qu’elles rentraient pleinement dans Nos vues, et répondaient pleinement à Nos efforts. Car, guidé par la connaissance des temps et de la conscience de Notre devoir, ce que Nous Nous sommes constamment proposé, ce que Nous avons infatigablement poursuivi, de paroles et d’actes, dans tout le cours de Notre Pontificat, ç’a été de Nous rattacher plus étroitement les peuples, et de mettre en évidence cette vérité, que l’influence du Pontificat romain est salutaire à tous égards. C’est pourquoi Nous rendons de très vives actions de grâces, d’abord à la bonté divine, de qui Nous tenons ce bienfait d’être arrivé sain et sauf à un âge si avancé ; ensuite aux princes, aux évêques, au clergé, aux simples fidèles, à tous ceux enfin qui, par les démonstrations nombreuses de leur piété et de leur dévouement, ont prodigué des marques d’honneur à Notre caractère et à Notre dignité, à Notre personne une consolation vivement agréée.
Ce n’est certes pas qu’il n’ait rien manqué à la joie de Notre âme. Au cours même de ces manifestations populaires, parmi ces démonstrations d’allégresse et de piété filiale, une pensée obsédait Notre esprit : Nous songions aux multitudes immenses qui vivent en dehors de ces grands mouvements catholiques, les unes ignorant complètement l’Evangile, les autres, initiées, il est vrai, au christianisme, mais en rupture avec notre foi. Et cette pensée Nous causait, comme elle Nous cause encore, une douloureuse émotion. Nous ne pouvons, en effet, Nous défendre d’une affliction profonde, en voyant une portion si vaste du genre humain s’en aller loin de Nous sur une route détournée. – Or, comme Nous tenons ici-bas la place de Dieu, de ce Dieu tout-puissant qui veut sauver tous les hommes et les amener à la vérité ; comme d’ailleurs le déclin de Notre âge et les amertumes Nous rapprochent de ce qui est le dénouement de toute vie humaine, Nous avons cru devoir imiter l’exemple de notre Sauveur et Maître, Jésus-Christ, qui, près de retourner au ciel, demanda à Dieu son Père, dans l’effusion d’une ardente prière, que ses disciples et ses fidèles fussent un d’esprit et de cœur : Je prie qu’ils soient tous un, comme vous mon Père en moi et moi en vous, afin qu’eux aussi soient un en nous [1]. – Et, parce que cette prière n’embrassait pas seulement tous ceux qui professaient alors la foi de Jésus-Christ, mais tous ceux qui la devaient professer dans la suite des temps, elle Nous est une juste raison de manifester avec assurance les vœux de Notre cœur et d’user de tous les moyens en Notre pouvoir, pour appeler et convier tous les hommes, sans distinction de nation ni de race, à l’unité de la foi divine.
Sous l’aiguillon de la charité, laquelle accourt plus rapide là où le besoin est plus pressant, Notre cœur vole tout d’abord vers les nations qui n’ont jamais reçu le flambeau de l’Evangile, vers celles encore qui n’ont pas su l’abriter contre leur propre incurie ou contre les vicissitudes du temps : nations malheureuses entre toutes, qui ne connaissent pas Dieu et vivent au sein d’une profonde erreur. Puisque tout salut vient de Jésus-Christ et qu’il n’est point sous le ciel d’autre nom donné aux hommes, par lequel nous puissions être sauvés [2], c’est Notre vœu le plus ardent que le très saint nom de Jésus se répande rapidement sur toutes les plages et les pénètre de sa bienfaisante vertu. A cet égard, l’Eglise n’a jamais failli à sa mission divine. Où dépense- t‑elle plus d’efforts depuis vingt siècles, où déploie-t-elle plus d’ardeur et de constance que dans la diffusion de la vérité et des institutions chrétiennes ? Aujourd’hui encore, c’est bien souvent que l’on voit des hérauts de l’Evangile franchir les mers par Notre autorité, et s’en aller jusqu’aux extrémités de la terre ; et tous les jours, nous supplions la bonté divine de vouloir multiplier les ministres sacrés, vraiment dignes du ministère apostolique, c’est-à-dire dévoués à l’extension du règne de Jésus- Christ, jusqu’au sacrifice de leur bien-être et de leur santé, et, s’il le faut même, jusqu’à l’immolation de leur vie.
Et vous, Christ Jésus, Sauveur et Père du genre humain, hâtez- vous de tenir la promesse que vous fîtes jadis, que, lorsque vous seriez élevé de terre, vous attireriez à vous toutes choses. Descendez donc enfin, et montrez-vous à cette multitude infinie, qui n’a pas encore goûté vos bienfaits, fruits précieux de votre sang divin. Réveillez ceux qui dorment dans les ténèbres et dans les ombres de la mort, afin qu’éclairés de votre sagesse et pénétrés de votre vertu, en vous et par vous, ils soient consommés dans l’unité.
Et maintenant, voici que la pensée de cette unité mystérieuse évoque à Nos regards tous ces peuples, que la bonté divine a transférés depuis longtemps d’erreurs plusieurs fois séculaires aux clartés de la sagesse évangélique. Rien assurément de plus doux au souvenir, rien qui prête un plus beau sujet aux louanges de la Providence, que ces temps antiques, où la foi divine était regardée comme un patrimoine commun, au-dessus de toutes les divisions : alors que les nations civilisées, de génie, de mœurs, de climats si divers, se divisaient souvent et combattaient sur d’autres terrains, mais se rencontraient toujours, unies et compactes, sur celui de la foi. C’est pour l’âme un cruel désenchantement d’avoir à se trouver dans la suite en face d’une époque malheureuse, où de funestes conjonctures, trop bien servies par des suspicions et des ferments d’inimitié, arrachèrent du sein de l’Eglise romaine de grandes et florissantes nations. Quoi qu’il en soit, confiant dans la grâce et la miséricorde – de ce Dieu tout-puissant, qui sait seul quand les temps sont mûrs pour ses largesses, qui seul aussi tient en sa main toutes les volontés humaines pour les incliner où il lui plaît, – Nous Nous tournons vers ces peuples et, avec une charité toute paternelle, Nous les prions et les conjurons d’effacer toute trace de division et de revenir à l’unité.
Et tout d’abord, Nous portons affectueusement Nos regards vers l’Orient, berceau du salut pour le genre humain. Sous l’empire d’un ardent désir, Nous ne pourrons Nous défendre de cette douce espérance que le temps n’est pas éloigné où elles reviendront à leur point de départ, ces Eglises d’Orient, si illustres par la foi des aïeux et les gloires antiques. Aussi bien, entre elles et Nous, la ligne de démarcation n’est-elle pas très accentuée : bien plus, à part quelques points, l’accord sur le reste est si complet, que, souvent, pour l’apologie de la foi catholique, Nous empruntons des autorités et des raisons aux doctrines, aux mœurs, aux rites dont usent les orientaux. Le point capital de la dissidence, c’est la primauté du Pontife romain. Mais qu’elles remontent à nos origines communes, qu’elles considèrent les sentiments de leurs ancêtres, qu’elles interrogent les traditions les plus voisines du commencement du christianisme, elles trouveront là de quoi se convaincre jusqu’à l’évidence que c’est bien au Pontife romain que s’applique cette parole de Jésus- Christ : Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise. Et dans la série de ces Pontifes romains, l’antiquité en vit plusieurs que les suffrages étaient allés chercher en Orient : au premier rang Anaclet, Evariste, Anicet, Eleuthère, Zozime, Agathon, dont la plupart eurent cette gloire de consacrer de leur sang un gouvernement tout empreint de sagesse et de sainteté. – On n’ignore pas d’ailleurs l’époque, le mobile, les auteurs de cette fatale discorde. Avant le jour où l’homme sépara ce que Dieu avait uni, le nom du Siège Apostolique était sacré pour toutes les nations de l’univers chrétien ; et, à ce Pontife romain, qu’ils s’accordaient à reconnaître comme le légitime successeur de saint Pierre, et partant comme le Vicaire de Jésus-Christ sur la terre, ni l’Orient ni l’Occident ne songeaient à contester le tribut de leur obéissance. – Aussi, si l’on remonte jusqu’aux origines de la dissidence, on y voit que Photius lui-même a soin de députer à Rome des défenseurs de sa cause : on y voit, d’autre part, que le pape Nicolas Ier peut, sans soulever d’objection, envoyer des légats de Rome à Constantinople, avec mission d’instruire la cause du patriarche Ignace, de recueillir d’amples et sûres informations, et de référer le tout au Siège Apostolique. De sorte que toute l’histoire d’une affaire qui devait aboutir à la rupture avec le Siège de Rome fournit à celui-ci une éclatante confirmation de sa primauté. – Enfin, nul n’ignore que, dans deux grands Conciles, le second de Lyon, et celui de Florence, Latins et Grecs, d’un accord spontané et d’une commune voix, proclamèrent comme dogme la suprématie du Pontife romain.
C’est à dessein que Nous avons retracé ces événements, parce qu’ils portent en eux-mêmes un appel à la réconciliation et à la paix. D’autant plus qu’il Nous a semblé reconnaître chez les Orientaux de nos jours des dispositions plus conciliantes à l’égard des catholiques, et même une certaine propension à la bienveillance. Ces sentiments se sont déclarés naguère dans une circonstance notable, quand ceux des nôtres, que la piété avait portés en Orient, se sont vu prodiguer les bons offices et toutes les marques d’une cordiale sympathie. – C’est pourquoi Notre cœur s’ouvre à vous, qui que vous soyez, de rite grec ou de tout autre rite oriental, qui êtes séparés de l’Eglise catholique. Nous souhaitons vivement que vous méditiez en vous-mêmes ces graves et tendres paroles que Bessarion adressait à vos Pères : Qu’aurons-nous à répondre à Dieu, quand il nous demandera compte de cette rupture avec nos frères, lui qui, pour nous assembler dans l’unité d’un même bercail, est descendu du ciel, s’est incarné, a été crucifié ? Et quelle sera notre excuse auprès de notre postérité ? Oh ! Ne souffrons pas cela, n’y donnons pas notre assentiment, n’embrassons pas un parti si funeste pour nous et pour les nôtres. – Considérez bien ce que Nous demandons, pesez-le mûrement devant Dieu. Sous l’empire, non pas certes de quelque motif humain, mais de la charité divine et du zèle du salut commun, Nous vous demandons le rapprochement et l’union : Nous entendons une union parfaite et sans réserve : car telle ne saurait être aucunement celle qui n’impliquerait pas autre chose qu’une certaine communauté de dogmes et un certain échange de charité fraternelle. L’union véritable entre les chrétiens est celle qu’a voulue et instituée Jésus-Christ et qui consiste dans l’unité de foi de gouvernement. Il n’est rien d’ailleurs qui soit de nature à vous faire craindre, comme conséquence de ce retour, une diminution quelconque de vos droits, des privilèges de vos patriarcats, des rites et des coutumes de vos Eglises respectives. Car il fut et il sera toujours dans les intentions du Siège Apostolique, comme dans ses traditions les plus constantes, d’user avec chaque peuple d’un grand esprit de condescendance, et d’avoir égard, dans une large mesure, à ses origines et à ses coutumes. – Tout au contraire, que l’union vienne à se rétablir, et il sera certainement merveilleux le surcroît de lustre et de grandeur qui, sous l’action de la grâce divine, en rejaillira sur vos Eglises. Que Dieu daigne entendre cette supplication que vous lui adressez vous-mêmes : Abolissez toute division entre les Eglises ; et cette autre : Rassemblez les dispersés, ramenez les égarés, et réunissez-les à votre sainte Eglise catholique et apostolique. Qu’il daigne vous ramener à cette foi une et sainte, qui, par le canal d’une tradition constante nous vient, et à vous et à Nous, de l’antiquité la plus reculée, à cette foi dont vos ancêtres gardèrent inviolablement le dépôt, qu’illustrèrent à l’envi, par l’éclat de leurs vertus, la sublimité de leur génie, l’excellence de leur doctrine, les Athanase, les Basile, les Grégoire de Nazianze, les Jean Chrysostome, les deux Cyrille et tant d’autres grands docteurs dont la gloire appartient à l’Orient et à l’Occident comme un héritage commun.
Qu’il Nous soit permis de vous adresser un appel spécial, à vous, nations slaves, dont les monuments historiques attestent la gloire. Vous n’ignorez pas les grands bienfaits dont vous êtes redevables aux saints Cyrille et Méthode, vos Pères dans la foi, si dignes des honneurs que Nous avons Nous-même, il y a quelques années, décernés à leur mémoire. Leurs vertus et leur laborieux apostolat furent pour plusieurs des peuples de votre race la source de la civilisation et du salut. C’est là l’origine de l’admirable réciprocité de bienfaits d’une part, de piété filiale de l’autre, qui régna, pendant de longs siècles, entre la Slavonie et les Pontifes romains. Que si le malheur des temps a pu ravir à la foi catholique un grand nombre de vos ancêtres, vous, considérez combien serait précieux votre retour à l’unité. Vous aussi, l’Eglise ne cesse pas de vous rappeler entre ses bras, pour vous y prodiguer de nouveaux gages de salut, de prospérité et de grandeur.
C’est avec une charité non moins ardente que Nous Nous tournons maintenant vers ces peuples qui, à une époque plus récente, sous le coup d’insolites renversements et des temps et des choses, quittèrent le giron de l’Eglise romaine. Reléguant dans l’oubli les vicissitudes du passé, qu’ils élèvent leur esprit au-dessus des choses humaines, et qu’avides uniquement de vérité et de salut, ils considèrent l’Eglise fondée par Jésus-Christ. Si avec cette Eglise ils veulent ensuite confronter leurs assemblées, et voir à quelles conditions la religion s’y trouve réduite, ils avoueront sans peine qu’étant venus à oublier les traditions primitives, sur plusieurs points et des plus importants, le flux et le reflux des variations les a fait glisser dans la nouveauté. Et ils ne disconviendront pas que, de ce patrimoine de vérité que les auteurs du nouvel état de choses avaient emporté avec eux lors de la sécession, il ne leur reste plus guère aucune formule certaine et de quelque autorité. Bien plus, on en est venu à ce point, que beaucoup ne craignent pas de saper le fondement même sur lequel reposent exclusivement la religion et toutes les espérances des humains, à savoir la divinité de Jésus Christ notre Sauveur. Pareillement, l’autorité qu’ils attribuaient autrefois aux livres de l’ancien et du nouveau Testament, comme à des ouvrages d’inspiration divine, ils la leur dénient aujourd’hui : conséquence inévitable du droit conféré à chacun de les interpréter au gré de son propre jugement. – De là, la conscience individuelle, seul guide de la conduite et seule règle de vie, à l’exclusion de toute autre ; de là, des opinions contradictoires et des fractionnements multiples, aboutissant trop souvent aux erreurs du naturalisme ou du rationalisme. Aussi, désespérant d’un accord quelconque dans les doctrines, prêchent-ils maintenant et prônent-ils l’union dans la charité fraternelle. A juste titre, assurément, car nous devons tous être unis des liens de la charité, et ce que Jésus-Christ a commandé par-dessus tout, ce qu’il a donné comme la marque de ses disciples, c’est de s’aimer les uns les autres. Mais comment une charité parfaite pourrait-elle cimenter les cœurs, si la foi ne met l’unité dans les esprits ? – C’est pourquoi il s’en est rencontré, parmi les hommes dont Nous parlons, esprits judicieux, et cœurs avides de vérité, qui sont venus chercher dans l’Eglise catholique la voie qui conduit sûrement au salut. Ils comprirent qu’ils ne pouvaient adhérer à la tête de l’Eglise qui est Jésus- Christ, s’ils n’appartenaient au corps de Jésus-Christ qui est l’Eglise, ni aspirer à posséder jamais dans toute sa pureté la foi de Jésus-Christ, s’ils en répudiaient le magistère légitime, confié à Pierre et à ses successeurs. Ils comprirent, d’autre part, que dans la seule Eglise romaine se trouve réalisée l’idée, reproduit le type de la véritable Eglise, laquelle est d’ailleurs visible à tous les yeux par les marques extérieures dont Dieu, son auteur, a eu soin de la revêtir. Et plusieurs d’entre eux, doués d’un jugement pénétrant et d’une sagacité merveilleuse pour scruter l’antiquité, surent mettre en lumière, par de remarquables écrits, l’apostolicité non interrompue de l’Eglise romaine, l’intégrité de ses dogmes, la constante uniformité de sa discipline.
Devant l’exemple de ces hommes, c’est Notre cœur plus encore que Notre voix qui vous fait appel, frères bien-aimés, qui, depuis trois siècles déjà, êtes en dissidence avec Nous sur la foi chrétienne ; et vous tous, qui que vous soyez, qui, pour une raison ou pour une autre, vous êtes séparés de Nous, rallions- nous tous dans l’unité de la foi et de la connaissance du Fils de Dieu [3]. Souffrez que Nous vous tendions affectueusement la main, et que Nous vous conviions à cette unité qui ne fit jamais défaut à l’Eglise catholique, et que rien ne lui pourra jamais ravir. Depuis longtemps, cette commune Mère vous rappelle sur son sein ; depuis longtemps, tous les catholiques de l’univers vous attendent, avec les anxiétés de l’amour fraternel, afin que vous serviez Dieu avec Nous, dans l’unité d’un même Evangile, d’une même foi, d’une même espérance, dans les liens d’une parfaite charité.
Pour clore l’expression de Nos vœux au sujet de l’unité, il Nous reste à adresser la parole à tous ceux, sur quelque point de la terre qu’ils se trouvent, qui tiennent si constamment en éveil Nos pensées et Nos sollicitudes : Nous voulons parler des catholiques que la profession de la foi romaine assujettit au Siège Apostolique comme elle les tient unis à Jésus-Christ. Ceux-là, Nous n’avons pas besoin de les exhorter à l’unité de la Sainte et véritable Eglise, car la bonté divine les en a déjà rendus participants. Cependant, Nous devons les avertir de redouter les périls qui s’aggravent de toutes parts et de veiller à ne point perdre, par négligence et inertie, ce suprême bienfait de Dieu. Pour cela, qu’ils s’inspirent des enseignements que Nous avons Nous-même adressés aux nations catholiques et en général et en particulier, et qu’ils y puisent, selon les circonstances, des principes pour leurs sentiments et des règles pour leur conduite. Par-dessus tout, qu’ils se fassent une loi souveraine de se plier, sans réserve et sans défiance, de grand cœur et d’une volonté prompte, à tous les enseignements et à toutes les prescriptions de l’Eglise.
A ce sujet, qu’ils comprennent combien il a été funeste à l’unité chrétienne, que des idées fausses, en si grand nombre, aient pu obscurcir et effacer même dans beaucoup d’esprits la véritable notion de l’Eglise. L’Eglise, de par la volonté et l’ordre de Dieu, son fondateur, est une société parfaite en son genre : société dont la mission et le rôle sont de pénétrer le genre humain des préceptes et des institutions évangéliques, de sauvegarder l’intégrité des mœurs et l’exercice des vertus chrétiennes, et par là de conduire tous les hommes à cette félicité céleste qui leur est proposée. Et parce qu’elle est une société parfaite, ainsi que nous l’avons dit, elle est douée d’un principe de vie qui ne lui vient pas du dehors, mais qui a été déposé en elle par le même acte de volonté qui lui donnait sa nature. Pour la même raison, elle est investie du pouvoir de faire des lois, et, dans l’exercice de ce pouvoir, il est juste qu’elle soit libre, comme cela est juste d’ailleurs pour tout ce qui peut, à quelque titre, relever de son autorité. Cette liberté, toutefois, n’est pas de nature à susciter des rivalités et de l’antagonisme ; car l’Eglise ne brigue pas la puissance, n’obéit à aucune ambition ; mais ce qu’elle veut, ce qu’elle poursuit uniquement, c’est de sauvegarder parmi les hommes l’exercice de la vertu, et par ce moyen d’assurer leur salut éternel. Aussi est-il dans son caractère d’user de condescendance et de procédés tout maternels. Bien plus, faisant la part des vicissitudes de chaque société, il lui arrive de relâcher l’usage de ses droits : ce qu’attestent surabondamment les conventions passées souvent avec les différents Etats. – Rien n’est plus éloigné de sa pensée que de vouloir empiéter sur les droits de l’autorité civile : mais celle-ci, en retour, doit être respectueuse des droits de l’Eglise, et se garder d’en usurper la moindre part. – Et si maintenant Nous considérons ce qui se passe de notre temps, quel est le courant qui domine ? Tenir l’Eglise en suspicion, lui prodiguer le dédain, la haine, les incriminations odieuses, c’est la coutume d’un trop grand nombre : et ce qui est beaucoup plus grave, c’est qu’on épuise tous les expédients et tous les efforts pour la mettre sous le joug de l’autorité civile. De là, la confiscation de ses biens et la restriction de ses libertés ; de là, des entraves à l’éducation des aspirants au sacerdoce, des lois d’exception contre le clergé, la dissolution et l’interdiction des sociétés religieuses, auxiliaires si précieux de l’Eglise ; de là, en un mot, une restauration, une recrudescence même de tous les principes et de tous les procédés régaliens. Gela, c’est violer les droits de l’Eglise ; c’est en même temps préparer aux sociétés de lamentables catastrophes, parce que c’est contrarier ouvertement les desseins de Dieu. Dieu, en effet, Créateur et Roi du monde, qui, dans sa haute providence, a préposé au gouvernement des sociétés humaines et la puissance civile et la puissance sacrée, a voulu, sans doute, qu’elles fussent distinctes, mais leur a interdit toute rupture et tout conflit ; ce n’est pas assez dire ; la volonté divine demande, comme d’ailleurs le bien général des sociétés, que le pouvoir civil s’harmonise avec le pouvoir ecclésiastique. Ainsi, à l’Etat, ses droits et ses devoirs propres ; à l’Eglise, les siens ; mais, entre l’un et l’autre, les liens d’une étroite concorde. – Par-là, on arrivera sûrement à supprimer le malaise qui se fait sentir dans les rapports de l’Eglise et de l’Etat, malaise funeste à plus d’un titre, et si douloureux à tous les bons. On obtiendra pareillement que, sans confusion ni séparation des droits, les citoyens rendent à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu.
Un autre péril grave pour l’unité, c’est la secte maçonnique, puissance redoutable qui opprime depuis longtemps les nations, et surtout les nations catholiques. Fière jusqu’à l’insolence de sa force, de ses ressources, de ses succès, elle met tout en œuvre, à la faveur de nos temps si troublés, pour affermir et étendre partout sa domination. Des retraites ténébreuses où elle machinait ses embûches, la voici qu’elle fait irruption dans le grand jour de nos cités ; et, comme pour jeter un défi à Dieu, c’est dans cette ville même, capitale du monde catholique, qu’elle a établi son siège. Ce qu’il y a surtout de déplorable, c’est que, partout où elle pose le pied, elle se glisse dans toutes les classes et toutes les institutions de l’Etat, pour arriver, s’il était possible, à se constituer souverain arbitre de toutes choses. Cela est surtout déplorable, disons-Nous, car, et la diversité de ses opinions et l’iniquité de ses desseins sont flagrantes. Sous couleur de revendiquer les droits de l’homme et de réformer la société, elle bat en brèche les institutions chrétiennes : toute doctrine révélée, elle la répudie : les devoirs religieux, les sacrements, toutes ces choses augustes, elle les blâme comme autant de superstitions ; au mariage, à la famille, à l’éducation de la jeunesse, à tout l’ensemble de la vie publique et de la vie privée, elle s’efforce d’enlever leur caractère chrétien, comme aussi d’abolir dans l’âme du peuple tout respect pour le pouvoir divin et humain. Le culte qu’elle prescrit, c’est le culte de la nature ; et ce sont encore les principes de la nature qu’elle propose comme seule mesure et seule règle de la vérité, de l’honnêteté et de la justice. Par là, on le voit, l’homme est poussé aux mœurs et aux habitudes d’une vie presque païenne, si tant est que le surcroît et le raffinement des séductions ne le fassent pas descendre plus bas.
Quoique, sur ce point, Nous ayons déjà donné ailleurs les plus graves avertissements, Notre vigilance apostolique Nous fait un devoir d’y insister et de dire et de redire, que, contre un danger si pressant, on ne saura jamais trop se prémunir. Que la clémence divine déjoue ces néfastes desseins. Mais que le peuple chrétien comprenne qu’il faut en finir avec cette secte, et secouer une bonne fois son joug déshonorant : que ceux- là y mettent plus d’ardeur, qui en sont plus durement opprimés, les Italiens et les Français. Nous avons déjà dit Nous-même quelles armes il faut employer et quelle tactique il faut suivre dans ce combat : la victoire, du reste, n’est pas douteuse, avec un chef comme Celui qui put dire un jour : Moi, j’ai vaincu le monde [4]!
Ce double péril conjuré et les sociétés ramenées à l’unité de la foi, on verrait affluer, avec d’efficaces remèdes pour les maux, une merveilleuse surabondance de biens. Nous voulons en indiquer les principaux.
Nous commençons par ce qui touche à la dignité et au rôle de l’Eglise. L’Eglise reprendrait le rang d’honneur qui lui est dû, et, libre et respectée, elle poursuivrait sa route, semant autour d’elle la vérité et la grâce. Il en résulterait pour la société les plus heureux effets : car, établie de Dieu pour instruire et guider le genre humain, l’Eglise peut s’employer plus efficacement que personne à faire tourner au bien commun les plus profondes transformations des temps, à donner la vraie solution des questions les plus compliquées, à promouvoir le règne du droit et de la justice, fondements les plus fermes des sociétés.
Ensuite, il s’opérerait un rapprochement entre les nations, chose si désirable à notre époque pour prévenir les horreurs de la guerre. – Nous avons devant les yeux la situation de l’Europe. Depuis nombre d’années déjà, on vit dans une paix plus apparente que réelle. Obsédés de mutuelles suspicions, presque tous les peuples poussent à l’envi leurs préparatifs de guerre. L’adolescence, cet âge inconsidéré, est jetée, loin des conseils et de la direction paternelle, au milieu des dangers de la vie militaire. La robuste jeunesse est ravie aux travaux des champs, aux nobles études, au commerce, aux arts, et vouée, pour de longues années, au métier des armes. De là d’énormes dépenses et l’épuisement du trésor public ; de là encore, une atteinte fatale portée à la richesse des nations, comme à la fortune privée : et on en est au point que l’on ne peut porter plus longtemps les charges de cette paix armée. Serait-ce donc là l’état naturel de la société ? Or, impossible de sortir de cette crise, et d’entrer dans une ère de paix véritable, si ce n’est par l’intervention bienfaisante de Jésus-Christ. Car, à réprimer l’ambition, la convoitise, l’esprit de rivalité, ce triple foyer où s’allume d’ordinaire la guerre, rien ne sert mieux que les vertus chrétiennes, et surtout la justice. Veut-on que le droit des gens soit respecté, et la religion des traités inviolablement gardée ; veut-on que les biens de la fraternité soient resserrés et raffermis ? que tout le monde se persuade de cette vérité, que la justice élève les nations [5].
A l’intérieur, la rénovation dont Nous parlons donnerait à la sécurité publique des garanties plus assurées et plus fermes que n’en peuvent fournir les lois et la force armée. Tout le monde voit s’aggraver de jour en jour les périls qui menacent la vie des citoyens et la tranquillité des Etats ; et à qui pourrait douter de l’existence des factions séditieuses, conspirant le renversement et la ruine des sociétés, une succession d’horribles attentats a dû certainement ouvrir les yeux. Il s’agite aujourd’hui un double question : la question sociale et la question politique, et l’une et l’autre assurément fort graves. Or, pour les résoudre sagement et conformément à la justice, si louables que soient les éludes, les expériences, les mesures prises, rien ne vaut la foi chrétienne réveillant dans l’âme du peuple le sentiment du devoir et lui donnant le courage de l’accomplir. – C’est en ce sens qu’il n’y a pas longtemps, Nous avons spécialement traité de la question sociale, Nous appuyant tout à la fois sur les principes de l’Evangile et sur ceux de la raison naturelle. – Quant à la question politique, pour concilier la liberté et le pouvoir, deux choses que beaucoup confondent en théorie et séparent outre mesure dans la pratique, l’enseignement chrétien a des données d’une merveilleuse portée. Car ce principe incontestable une fois posé, que, quelle que soit la forme du gouvernement, l’autorité émane toujours de Dieu, la raison, incontinent, reconnaît aux uns le droit légitime de commander, impose aux autres le droit corrélatif d’obéir. Cette obéissance, d’ailleurs, ne peut préjudicier à la dignité humaine puisque, à proprement parler, c’est à Dieu que l’on obéit plutôt qu’aux hommes ; et que Dieu réserve ses jugements les plus rigoureux à ceux qui commandent, s’ils ne représentent pas son autorité, conformément au droit et à la justice. D’autre part, la liberté individuelle ne saurait être suspecte ni odieuse à personne. Car, absolument inoffensive, elle ne s’éloignera pas des choses vraies, justes, en harmonie avec la tranquillité publique. – Enfin, si l’on considère ce que peut l’Eglise, en sa qualité de Mère et Médiatrice des peuples et des gouvernants, née pour aider les uns et les autres de son autorité et de ses conseils, on comprendra combien il importe que toutes les nations se résolvent à adopter, sur les choses de la foi chrétienne, un même sentiment et une même profession.
Pendant que Notre esprit s’attache à ces pensées, et que Notre cœur en appelle de tous ses vœux la réalisation, Nous voyons là-bas, dans le lointain de l’avenir, se dérouler un nouvel ordre de choses, et Nous ne connaissons rien de plus doux que la contemplation des immenses bienfaits qui en seraient le résultat naturel. L’esprit peut à peine concevoir le souffle puissant qui saisirait soudain toutes les nations, et les emporteraient vers les sommets de toute grandeur et de toute prospérité, alors que la paix et la tranquillité seraient bien assises, que les lettres seraient favorisées dans leurs progrès, que, parmi les agriculteurs, les ouvriers, les industriels, il se fonderait, sur les bases chrétiennes que Nous avons indiquées, de nouvelles sociétés capables de réprimer l’usure et d’élargir le champ des travaux utiles.
La vertu de ces bienfaits ne serait pas resserrée aux confins des peuples civilisés, mais elle les franchirait, et s’en irait au loin, comme un fleuve d’une surabondante fécondité. Car il faut considérer ce que nous disions en commençant, que des peuples infinis attendent, d’âge en âge, qui leur portera la lumière de la vérité et de la civilisation. Sans doute, en ce qui concerne le salut éternel des peuples, les conseils de la sagesse divine sont cachés à l’intelligence humaine ; toutefois, si de malheureuses superstitions règnent encore sur tant de plages, il faut l’imputer en grande partie aux querelles religieuses. Car, autant que la raison humaine en peut juger par les événements, il paraît évident que c’est à l’Europe que Dieu a assigné le rôle de répandre peu à peu sur la terre les bienfaits de la civilisation chrétienne. Les commencements et les progrès de cette belle œuvre, héritage des siècles antérieurs, marchaient à d’heureux accroissements, quand soudain, au xvie siècle, éclata la discorde. Alors, la chrétienté se déchira elle-même dans des querelles et des dissensions ; l’Europe épuisa ses forces dans des luttes et des guerres intestines ; et de cette période tourmentée, les expéditions apostoliques subirent le fatal contre-coup. Les causes de la discorde étant à demeure parmi nous, quoi de surprenant qu’une très grande partie des hommes s’adonnent encore à des coutumes inhumaines et à des rites réprouvés par la raison ? Travaillons donc tous, avec une égale ardeur, à rétablir l’antique concorde, au profit du bien commun. A la restauration de cette concorde, aussi bien qu’à la propagation de l’Evangile, les temps que nous traversons semblent éminemment propices, car jamais le sentiment de la fraternité humaine n’a pénétré plus avant dans les âmes, et jamais aucun âge ne vit l’homme plus attentif à s’enquérir de ses semblables pour les connaître et les secourir ; jamais non plus on ne franchit avec une telle célérité les immensités des terres et des mers : avantages précieux, non seulement pour le commerce et les explorations des savants, mais encore pour la diffusion de la parole divine.
Nous n’ignorons pas ce que demande de longs et pénibles travaux l’ordre de choses dont Nous voudrions la restauration ; et plus d’un pensera peut-être que Nous donnons trop à l’espérance, et que nous poursuivons un idéal qui est plus à souhaiter qu’à attendre. Mais Nous mettons tout Notre espoir et toute Notre confiance en Jésus-Christ, Sauveur du genre humain, Nous souvenant des grandes choses que put accomplir autrefois la folie de la Croix et de sa prédication, à la face de la sagesse de ce monde, stupéfaite et confondue.
Nous supplions en particulier les princes, les gouvernants, au nom de leur clairvoyance politique et de leur sollicitude pour les intérêts de leurs peuples, de vouloir apprécier équitablement Nos desseins et les seconder de leur bienveillance et de leur autorité. Une partie seulement des fruits que Nous attendons parvînt-elle à maturité, ce ne serait pas un léger bienfait, au milieu d’un si rapide déclin de toutes choses, quand le malaise du présent se joint à l’appréhension de l’avenir.
Le siècle dernier laissa l’Europe fatiguée de ses désastres, tremblant encore des convulsions qui l’avaient agitée. Ce siècle qui marche à sa fin, ne pourrait-il pas, en retour, transmettre comme un héritage, au genre humain, quelques gages de concorde et l’espérance des grands bienfaits que promet l’unité de la foi chrétienne ?
Qu’il daigne exaucer Nos vœux, ce Dieu riche en miséricorde, qui tient en sa puissance les temps et les heures propices, et que, dans son infinie bonté, il hâte l’accomplissement de cette promesse de Jésus-Christ : « Il n’y aura qu’un seul bercail et qu’un seul pasteur, Fiet unum ovile et unus pastor [6]. »
Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le vingtième jour de juin, de l’année 1894, de Notre Pontificat la dix- septième.
Source : Lettres apostoliques de S. S. Léon XIII, tome 4, La Bonne Presse – Note de LPL : Nous avons corrigé quelques imperfections de traduction à partir du latin.