Le 30 décembre 1892, Léon XIII publiait un Bref destiné à la Compagnie de Jésus. Dans la ligne de son encyclique Æterni Patris, il enjoignait aux Jésuites de revenir à la pure doctrine thomiste, en s’appuyant sur la volonté de saint Ignace, exprimée dans les Constitutions et rappelée à plusieurs reprises par les autorités de l’Ordre. Il entendait ainsi donner un coup d’arrêt aux déviations inspirées par la philosophie moderne, déjà sensibles dans l’Église, et faisait appel à l’esprit de fidèle obéissance de la Compagnie au Saint-Siège. Hélas, au siècle suivant, de nombreux Jésuites devaient oublier ces sages recommandations – au premier rang desquels Teilhard de Chardin –, ou donner du thomisme une interprétation plus que novatrice…
Nous donnons ici une traduction de notre facture de ce document important du thomisme catholique :
Le grand danger de notre temps : l’appétit effréné de nouveautés
C’est avec la plus grande solennité que, en vertu de notre devoir apostolique, estimant l’Eglise aussi bien que la société humaine menacée comme d’un naufrage dans les questions les plus graves, nous reconnaissons la principale cause d’une telle situation : alors que les fermes principes et institutions qui protègent l’accès à la la foi chrétienne sont de tous côtés négligés et presque méprisés, se répand un appétit effréné de nouveautés qui, sous prétexte de progrès doctrinal, fait obstacle et répugne à la sagesse de la révélation divine. Et il n’a pas été difficile d’en indiquer le remède opportun, à savoir le retour nécessaire aux sources abandonnées de la doctrine authentique. Nous l’avons ordonné dans notre Lettre encyclique Æterni Patris ; nous l’avons à de nombreuses reprises confirmé dans de nombreux actes de notre gouvernement, et dans des entretiens avec des Evêques et des Supérieurs d’ordres religieux, c’est notre résolution ferme et réfléchie de ramener la doctrine de saint Thomas d’Aquin dans tout l’enseignement : cette doctrine que d’amples louanges des Pontifes romains et des Sacrés Conciles recommandent, et à laquelle rien ne de plus solide et de plus riche, de l’avis de tous les âges, ne peut être préféré. Nous sommes conscient que notre projet requiert toutes sortes de préoccupations et de labeurs, puisqu’il exige de réformer l’enseignement de presque toutes les disciplines les plus importantes : nous nous efforçons toutefois de la faire mûrir et progresser, bien confiant également dans les efforts des Ordres religieux, dont la vertu éprouvée ne manque ni d’intelligence ni de volonté pour soutenir et mener à bien notre vœu. Parmi eux ne saurait faire défaut l’illustre Compagnie de Jésus, dont l’éclat se distingue dans l’Eglise et qui a pour tâche essentielle le soin des études de la jeunesse ; nous sommes confortés dans cette espérance non seulement par le perpétuel témoignage de sa piété envers le Siège apostolique, mais aussi par ses vénérables règles qui obligent leurs étudiants à étudier et apprécier la sagesse de l’Aquinate. Afin que la Société de Jésus maintienne fidèlement un si glorieux projet, et qu’elle figure parmi les principaux acteurs de la protection et de la diffusion de cette vraie doctrine, qui nous tient tant à cœur, il paraît bon que les règles de cette même Société, telles qu’elles sont présentées dans les Constitutions de son fondateur saint Ignace, dans les décrets des Congrégations générales, et dans les mandements de ses Supérieurs, soient brièvement rappelées, affermies et approuvées sans limite de temps par notre autorité suprême. Cela nous permettra, s’il demeure des obstacles dus à des causes spécieuses, à des coutumes étrangères ou à une interprétation faussée, de les retirer en fixant une règle et une norme certaines, stables et claires.
Une seule doctrine dans la Compagnie de Jésus
En premier lieu, il est bien connu de tous que l’illustre auteur des Constitutions de la Compagnie a statué à de nombreuses reprises qu’il fallait suivre, en chaque discipline, une doctrine solide et sûre, et même « une doctrine plus sûre et mieux approuvée [1] », ce qui est souvent réaffirmé tel quel par les décrets et commandements tant des Congrégations que des Supérieurs. Plus encore, il ordonne que la doctrine suivie par la Compagnie soit unique et identique pour tous et en l’exercice de toute charge : « Ayons la même pensée, ayons autant qu’il sera possible le même discours, selon l’Apôtre. Que les doctrines divergentes ne soient pas admises, ni dans les discussions et les leçons publiques, ni dans les écrits. [2] » De même : « Les Pères désignés dans les diverses nations pour établir le programme des études, lorsqu’ils eurent à traiter le choix des thèses à exposer en premier lieu, et à poser en principe que la doctrine de la Compagnie devait être uniforme, sûre et solide, suivant les Constitutions… [3] » Or, ce précepte d’une doctrine unique ne doit pas être réduit aux sentences communes dans les écoles, mais aussi concerner plus largement les opinions où l’accord des docteurs est moindre : « Sur les questions où les docteurs catholiques divergent entre eux ou sont d’un avis contraire, on prendra soin que règne l’accord dans la Compagnie [4] ». En effet, quand selon la règle « la doctrine d’un seul auteur sera choisie dans la Compagnie [5] » il apparaît par là que ce précepte inclut même les opinions discutées et discutables, puisque dans les thèses communes, quel que soit l’auteur prédominant, rien n’est à changer dans cette consigne. Mais le Père fondateur, en la sainteté et la prévoyance de son esprit, a visé plus haut, pour veiller à la concorde et l’union de la Société comme entre les différents membres d’un même corps : ces vertus sont d’autant plus nécessaires pour nourrir la ferveur de l’esprit religieux et assurer l’abondance des fruits de salut, qu’elles s’affaiblissent et périssent plus facilement dans la variété des opinions, puisque bien souvent une dissemblance dans les thèses entraîne la division dans les cœurs : « L’union des membres de cette société entre eux et avec l’autorité sera facilitée par une doctrine uniforme [6] » Par conséquent, pour assurer ce mode de charité et de concorde qu’il prescrivait à sa Société, saint Ignace considéra avec raison comme insuffisante la pratique ancienne et ordinaire de tolérer la disparité d’opinions : « Dans les questions douteuses, chacun est libre » ; mais il n’estima nullement nécessaire une telle diversité d’opinions et interdit précisément cette coutume. Cependant, afin que nul ne trouve trop difficile ce précepte d’une doctrine uniforme, il décida avec sagesse qu’à chaque membre, avant de faire ses vœux de religion, on demandât « s’il était prêt à soumettre son jugement et à suivre la thèse fixée par la Compagnie [7] ». Ainsi est donnée la possibilité de choisir librement une disposition qui pourrait paraître difficilement acceptable dans la règle que l’on s’engage à suivre désormais.
C’est pourquoi il serait totalement étranger à la nature et aux lois écrites de la Compagnie que quelqu’un réclamât la liberté d’opinion telle que beaucoup la pratiquent au-dehors. Quand bien même il s’agirait de thèses très probables et empruntées à des docteurs faisant autorité, mais qui s’opposeraient aux doctrines prescrites, ceux qui les suivraient éviteraient certes le reproche de nouveauté, de témérité, d’erreur, mais ils s’écarteraient réellement de cette forme de doctrine unique et identique, tant désirée et recommandée. Ce serait plus grave encore si cette libre diversité d’opinions faisait appel aux chapitres doctrinaux que la Société a déjà clairement ordonné à tous d’adopter ou de défendre, dans ses Constitutions et dans les programmes établis par les Préposés généraux, à la demande des Congrégations générales ; cette liberté se changerait en licence et en faute.
La prééminence de saint Thomas d’Aquin
Le Père fondateur fixa, comme principe dans la Compagnie, d’un jugement par ailleurs excellent, le choix d’une seule forme de doctrine bien définie, comme la plus authentique et éminente, de l’avis unanime des sages, éprouvée par un long usage, préférée par l’Eglise, et put à bon droit l’imposer à ses fils, sans faire nulle violence à leur intelligence, mais au contraire en leur fournissant une nourriture saine et salutaire : ce fut la doctrine de saint Thomas d’Aquin : « En théologie, l’on étudiera (…) la doctrine scolastique de saint Thomas [8] ». Il faut admettre, d’après plusieurs passages des Constitutions, que le saint fondateur, restant sauf le précepte de l’uniformité de doctrine, et pour cela la préférence pour le thomisme, laissa cependant à ses successeurs, par une bénigne prudence, la faculté de désigner une doctrine que l’époque et les méthodes propres de la Compagnie désigneraient comme plus adaptée. Il faut également reconnaître que ces mêmes successeurs ont depuis longtemps fait usage de cette faculté, tout à leur honneur, comme il convenait aux héritiers de son esprit et de ses vertus. Ainsi, à la cinquième Congrégation générale, les capitulants, rappelant le conseil des Constitutions de « choisir la doctrine d’un seul auteur » décidèrent unanimement qu’il fallait « suivre la doctrine de saint Thomas en Théologie scolastique, en tant que plus solide, plus sûre, plus approuvée et mieux conforme aux Constitutions [9] ». Pour donner d’autant plus de fermeté à cette décision, ils voulurent ajouter : « Nos membres auront toujours saint Thomas comme docteur propre », et plus encore : « Nul ne sera désigné pour enseigner la Théologie, qui n’ait sérieusement étudié la doctrine de saint Thomas ; quant à ceux qui ne la connaissent pas, qu’ils soient purement et simplement écartés [10]. » Toutes ces décisions prises avec tant de réflexion et de prudence ont été confirmées fréquemment et une à une, surtout à la XXIIIe Congrégation, où un Décret spécial fut élaboré ; ce Décret, lorsqu’il nous fut présenté le 16 novembre 1883, fut jugé par nous digne d’encouragement, et nous lui ajoutâmes volontiers ces mots : « Le Décret concernant l’adoption de la doctrine de saint Thomas d’Aquin dans les études de la Société de Jésus, renouvelé récemment par un chapitre général de l’Ordre, reçoit notre pleine approbation, et Nous exhortons vivement à ce qu’il soit à l’avenir observé par tous. »
Pas de théologie thomiste sans philosophie de saint Thomas !
De surcroît, à qui examinera attentivement les prescriptions de la Compagnie sur les études, il paraîtra évident que la doctrine de saint Thomas doit être absolument suivie non seulement en théologie, mais aussi dans le domaine philosophique. La Règle impose de suivre Aristote en philosophie, mais la Philosophie de saint Thomas n’est autre que l’aristotélisme : le Docteur angélique, avec une sagesse sans pareille, l’adapta, la débarrassa des erreurs facilement échappées à un auteur païen, la christianisa, l’utilisa pour exposer et défendre la vérité catholique. Il est à compter parmi les plus grands bienfaits que l’Eglise doit à saint Thomas d’avoir associé la Théologie chrétienne à la Philosophie péripatétique, désormais prédominante, avec tant de justesse que nous ne verrons plus jamais Aristote comme un adversaire du Christ [11]. Il ne pouvait en être autrement du prince des Théologiens scolastiques, car, comme chacun sait, cette discipline a pour caractéristique de tirer ses sources propres des enseignements divinement révélés, et de les amener vers son champ d’étude avec piété et attention, mais elle s’appuie en cette grande œuvre sur la Philosophie comme sur le soutien le plus solide pour protéger comme pour éclairer la foi. Tous ceux donc qui étudient Aristote et doivent trouver une voie sûre n’ont qu’à embrasser la philosophie de l’Aquinate, d’autant plus que dans la Compagnie les professeurs commandent d’interpréter la Philosophie de telle sorte « qu’ils la rendent subordonnée et servante de la vraie Théologie scolastique recommandée par les Constitutions [12] », et à cette fin un programme d’études aristotéliciennes a été choisi, car elle paraît mieux répondre à cette résolution : « Puisque la Société a adopté la Philosophie d’Aristote comme la plus utile à la Théologie, on s’y tiendra absolument [13]. » La philosophie que les étudiants de la Compagnie professent, si elle n’est pas conforme aux vues du Docteur angélique, ne peut servir en rien à cette Théologie scolastique que tous sont réellement « tenus de suivre ». Que ceux-là se le tiennent d’abord pour dit, qui, voyant les interprètes d’Aristote ou les docteurs catholiques diverger en opinions diverses et variées, trouveraient peut-être légitime de choisir la doctrine qu’ils préfèrent, sans se préoccuper de l’avis de saint Thomas : par le fait même, à l’évidence ils s’éloigneraient de lui y compris en Théologie, et pour la même raison ils abandonneraient la « doctrine uniforme » que le Père fondateur ordonna de tenir avec la plus grande constance.
C’est pourquoi une louable décision a été prise par la XXIIIe Congrégation générale, réunie peu après la publication de Notre Encyclique Aeterni Patris, en ce point important : « La Compagnie de Jésus a jugé nécessaire de manifester par un témoignage public et solennel sa complète soumission [à cette Encyclique] en esprit de filiale obéissance et approbation [14] », notre Lettre ne visant rien d’autre que de rétablir la Philosophie de saint Thomas dans tous les lieux d’étude.
Les Jésuites peuvent-ils suivre… les Jésuites ?
Cependant, notre propos n’est pas de retirer quoi que ce soit aux mérites des remarquables auteurs que la Compagnie a formés de tous temps : au contraire, cette gloire propre est à maintenir et à conserver, de sorte que tous, surtout parmi les membres de la Compagnie, « magnifient et recommandent soigneusement les docteurs sûrs et remarquables issus de la Société en honneur dans l’Eglise [15] ». Eminents en vertu comme en intelligence, ils mirent tous leurs efforts à étudier les écrits du Docteur angélique, ils exposèrent brillamment et longuement sa pensée, ils ornèrent sa doctrine d’un appareil d’une parfaite érudition, par suite ils développèrent de nombreux arguments justes et précis pour réfuter les erreurs nouvelles, y ajoutant par la suite tout ce que l’Eglise eut dans les mêmes matières affirmé plus longuement ou décidé plus précisément. Nul ne saurait sans dommage mépriser une œuvre si magistrale. Mais il faut surtout prendre garde que, de l’opinion par laquelle brillent ces excellents auteurs et de la somme de travail que représentent leurs écrits, il ne sorte un obstacle à l’uniformité de doctrine plutôt qu’une aide pour répandre le véritable enseignement de saint Thomas, comme on se l’est justement proposé. Cette unité n’est à espérer d’aucune manière, à moins que les étudiants de la Compagnie n’adhèrent à un seul auteur, éprouvé comme il se doit, auquel seul se rapporte le précepte : « Ils suivront saint Thomas, et le considèreront comme leur propre maître ». Par conséquent, si sur une question ces mêmes auteurs que nous avons loués sont en désaccord avec les écrits du Docteur commun, il n’y a pas à hésiter sur la voie à suivre ; et il ne sera pas difficile de s’y tenir, puisque, concernant les œuvres certainement attribuées à saint Thomas, il n’arrivera pas facilement que les auteurs de la Compagnie soient d’un autre avis. Il suffira, pour autant que la question l’exige, de choisir parmi ces auteurs ceux qui sont d’accord avec lui, pour faire d’une pierre deux coups : suivre à la fois le Docteur angélique et les meilleurs savants jésuites.
Les limites de la liberté de doctrine
« Que nul ne s’imagine avoir le droit d’employer sans discernement des thèses qu’il aurait trouvées dans les livres écrits par les auteurs de la Compagnie ou publiés avec l’autorisation des supérieurs. Outre que nombre d’entre eux ont été édités avant que la Compagnie eût fixé précisément le règlement des Études, les Supérieurs de l’Ordre n’ont jamais cessé de s’opposer à une telle liberté, et ce fréquemment et clairement, même à notre époque, jugeant qu’il fallait faire preuve de plus de diligence et de sévérité quant à la censure de certains ouvrages. [16] » Nous ne sommes pas sans savoir, il est vrai, qu’en certains passages des Constitutions une certaine indulgence est de mise, et qu’il est même affirmé ouvertement que la Compagnie n’est pas tenue d’adhérer à la doctrine de saint Thomas si strictement que « en aucune matière il n’est permis de s’en écarter [17] ». Mais qui se reportera sérieusement aux passages des Constitutions en question, comprendra facilement qu’il s’en faut de beaucoup que cette exception déroge en quoi que ce soit aux lois fixées, et qu’au contraire elle les renforce. Une certaine liberté est laissée, d’abord, « si jamais la position de saint Thomas est ambiguë, ou dans les matières dont il n’a pas traité [18] ». Par conséquent, sur les points qu’il a abordés et où son opinion apparaît clairement, il n’est pas même permis de s’en écarter. Ici il est utile de rappeler toutes les précautions de jugement données par le P. Aquaviva : « Il ne suffit pas non plus de faire valoir deux ou trois passages pris çà et là, et de les tirer à soi en montrant leurs conséquences ou leurs incohérences, voire en les forçant ; comme s’il fallait y voir l’opinion du grand Docteur, car d’une manière ou d’une autre c’est une argumentation différente qu’il exprime dans ces passages. Il faut au contraire considérer ce qu’il pense, où il traite le problème directement, et comparer attentivement tout ce qu’il déclare avec le reste de son corps de doctrine, que ce soit en cohérence ou avec quelque dissonance [19]. » Autrement dit, que nul ne se persuade par de vaines subtilités que la position du Docteur angélique montre quelque ambiguïté. Quant aux questions qu’il n’aurait pas traitées, il importe que les principes et les thèses fondamentales de sa doctrine soient connus à fond, de peur que les conclusions qu’on en tire ne contredisent en quoi que ce soit ceux-ci : ce que facilitent les recommandations de la XXIIIe Congrégation : « Que nos professeurs et étudiants de Théologie aussi bien que de Philosophie soient sérieusement avertis de ne pas se fier avec excès à leur jugement personnel, et de ne pas avoir l’audace et la légèreté de prendre les interprétations nouvelles qu’ils auraient conçues pour la vraie et authentique doctrine de saint Thomas [20]. »
En second lieu, une semblable libre faculté semble laissée « dans les questions purement philosophiques, ou encore dans celles qui relèvent de l’Ecriture et du droit canonique [21] ». En vérité, si nous mettons de côté le reste, il est évident que les questions philosophiques, lorsqu’elles touchent par quelque raison à la Théologie, sont exclues de cette liberté ; et on n’en pourra guère trouver chez saint Thomas qu’il ne rapporterait pas à la Théologie. En ces matières « purement philosophiques », deux remarques semblent opportunes : premièrement, « sur les problèmes de quelque importance, on ne s’éloignera pas d’Aristote [22] [et pour le même motif de saint Thomas] » ; par suite de quoi il n’y aura pas de liberté d’opinion sauf sur les questions d’importance mineure ou nulle. Deuxièmement, on estimera qu’il est interdit de s’écarter de saint Thomas « dans les thèses fondamentales et celles qui servent de principe à plusieurs autres [23] ».
Enfin, en quoi il ne serait pas téméraire d’être d’un avis contraire au même Maître, c’est-à-dire lorsqu’une thèse doctrinale opposée à son opinion « serait reçue dans les universités catholiques [24] », il n’est pas même besoin de le rappeler : en effet à notre époque de telles universités sont rares, et en aucune ou presque, si elles sont dociles au Siège apostolique, on ne peut trouver de doctrine qui s’oppose au Docteur angélique, dans les traces duquel au contraire toutes se font un devoir de marcher. On se contentera de citer la règle d’or, qui confirme définitivement ces consignes : « Au reste, de peur que ce qu’on vient de dire ne serve de prétexte à certains pour facilement s’écarter de la doctrine de saint Thomas, il paraît bon de prescrire que nul ne soit désigné pour enseigner la Théologie, qui n’ait sérieusement étudié la doctrine de saint Thomas ; quant à ceux qui ne la connaissent pas, qu’ils soient purement et simplement écartés. Car ceux qui se seront pleinement consacrés à suivre l’esprit de saint Thomas ne s’éloigneront certainement pas de lui, sauf à contrecœur et exceptionnellement [25] ». Ces deux conditions méritent d’être estimées avec soin. Si ce n’est pas permis sauf « à contrecœur », nul ne s’y risquera pour une raison seulement probable, mais forcé par des motifs très graves, et l’on préfèrera dans les opinions probables être d’accord avec saint Thomas, pour suivre la doctrine « uniforme » et « sûre » évoquée plus haut. Et ce ne sera possible qu’exceptionnellement, à condition qu’on ait jugé droitement de son avis, de manière, évidemment, que l’on ne remette pas tout l’ensemble en cause, mais seulement les questions disputées entre théologiens catholiques, avec les restrictions que nous venons d’indiquer : nul ne pourra sans danger s’écarter de la doctrine de saint Thomas, sauf « sur l’une ou l’autre conclusion, qui n’ait pas une importance spéciale », et en aucun cas « dans les thèses fondamentales et celles qui servent de principe à plusieurs autres ».
Exhortation à tous les professeurs
Ce que nous venons d’exposer sur le choix des doctrines dans le programme des études, c’est précisément ce que la Compagnie de Jésus, selon les prescriptions de son Père fondateur, a donné à ses étudiants afin de les former au mieux à procurer la gloire de Dieu et l’utilité de l’Eglise et du prochain, non moins qu’à assurer leur progrès personnel. Cet agencement nous a paru si juste et à propos que, quand même il ne serait pas imposé par les règles de la Compagnie, nous l’eussions nous-même prescrit ; ce qu’en vertu de notre autorité apostolique nous établissons et édictons dès à présent. Et il nous vient joie et espérance à l’idée que, lorsque nous aurons gagné les étudiants de la Compagnie à la cause de l’œuvre que nous recherchons, à savoir l’établissement de la philosophie thomiste, il ne restera plus qu’à les exhorter à préserver leurs règles disciplinaires. Que si nos commandements susdits réclament des mêmes étudiants de la Compagnie une obéissance pieuse et diligente, c’est avec plus encore de piété et de diligence que les maîtres de collège, en y formant la jeunesse confiée à leurs soins, aussi bien que les responsables des études, par leur vigilance et leur application, se consacreront à leur donner force et les observeront intégralement. En particulier, les responsables s’y efforceront par un devoir de conscience, qui sont chargés de choisir les candidats aux fonctions d’enseignement : qu’ils n’hésitent pas en ces matières à se couvrir de notre autorité, pour favoriser et promouvoir judicieusement ceux qui leur paraîtraient d’un caractère obéissant et appliqués à la doctrine de saint Thomas, et pour exclure de l’enseignement sans égard de personne ceux dont ils constateront un moindre empressement. Ainsi, à l’université pontificale grégorienne, qui se trouve pour ainsi dire sous nos yeux, et en faveur de laquelle nous n’avons pas ménagé nos soucis et nos soins, nous nous réjouissons qu’il en soit selon nos vœux et nos ordres, et nous la voyons en conséquence fleurir de l’affluence de nombreux étudiants et d’une réputation de bonne et solide doctrine. Des fruits si excellents ne se feront certes pas désirer longtemps, partout où la doctrine sera répandue par des hommes que ce même esprit anime et que ces mêmes études auront nourris.
Pour finir, afin d’assurer la durée de nos consignes, ainsi que leur durable affermissement et leur succès le plus large et le plus profitable, nous décrétons que cette Lettre apostolique promulguée sous forme de Bref, serve de loi stricte et définitive concernant le choix de la doctrine au sein de toute la Compagnie de Jésus, et qu’elle soit tenue pour telle par tous ; qu’elle s’ajoute aux autres documents pontificaux complétant les statuts de la même Compagnie, et qu’on s’y réfère comme à une règle certaine si quelque question est soulevée sur l’ordonnancement des études ; que des exemplaires en soient distribués à tous et chacun des membres, qu’ils soient supérieurs, Préfets des études, professeurs de théologie ou de philosophie, ou censeurs de livres ; qu’elle soit lue en commun à table dès qu’elle aura été reçue, et répétée chaque année à la reprise des cours, dans toutes les universités et les maisons de la Compagnie où l’on étudie la philosophie ou la théologie. Par ailleurs, que nos affirmations et décisions contenus dans cette lettre demeurent toutes invariables et fermes à perpétuité : nous déclarons vain et sans valeur ce que quiconque pourrait y opposer à l’avenir, rien ni personne ne pouvant y faire légitime obstacle.
Donné à Rome près saint Pierre, sous l’anneau du Pêcheur, le 30 décembre de l’an 1892, de notre pontificat le quinzième.
S. Card. Vannutelli.
Source : Texte traduit par nos soins à partir du texte latin dans Sanctus Thomas Aquinas “Doctor communis” Ecclesiæ, Fr. J. J. Berthier O.P. – Les titres ont été ajoutés par LPL.
- Const. p. IV, cap. V, § 4.[↩]
- Const. p. III, cap. I, § 13.[↩]
- Congr. V, décr. 56[↩]
- Const. p. III, cap. I, decl. O.[↩]
- Const. p. VIII, cap. I, litt. K ; Cong. V, decr. 56[↩]
- Const. p. X, § 9.[↩]
- Exam. Cap. III, § 11.[↩]
- Const. p. IV cap. XIV, § 1[↩]
- Congr. V, decr. 41[↩]
- Ibid. decr. 56[↩]
- Card. Sfortia Pallavicini, Vindicationes Soc. Jesu, cap. 24[↩]
- Congr. III, can. 8[↩]
- Congr. XVI, decr. 36[↩]
- Congr. XXIII, decr. 15[↩]
- Ibid. decr. 18[↩]
- Lettre du P. C. Acquaviva, 1613 : De observanda ratione studiorum deque doctrina sancti Thomae ; Ordonnance du P. F. Piccolomini : Pro studiis superioribus, 1651 ; Ordonnance du P. P. Beckx, 1858.[↩]
- Congr. V, decr. 56[↩]
- Ibid. Decr. 41[↩]
- De soliditate et uniformitate doctrinae, 24 mai 1611.[↩]
- Decr. 18[↩]
- Congr. V, decr. 56[↩]
- Ib. decr. 41[↩]
- RP C. Aquaviva, Lettre de 1611, op. cit.[↩]
- Congr. V, decr. 41[↩]
- Congr. V, decr. 56[↩]