Les anciens maîtres spirituels avaient un dicton : « Age quod agis », que l’on pourrait paraphraser : « Sois là où tu es, et non ailleurs, fais ce que tu fais, et non autre chose, ce que tu dois faire, ce que toi seul peux faire ». Au contraire, l’homme moderne n’est jamais là où il est, il est ailleurs, dans le passé ou le futur, le rêve ou la distraction. Un chrétien doit donc avoir à cœur de revenir au réel.
Tout d’abord, il faut vivre au rythme de la Providence, qui nous protège chaque jour. Il faut raisonnablement penser au lendemain, non pas nous affoler de ce qui pourrait éventuellement arriver dans un futur imaginaire. Il est des gens qui anticipent à tout instant des catastrophes, des guerres, des persécutions, voire la fin du monde. Et qui, en attendant, se dispensent d’accomplir leur modeste devoir d’état.
Les médias, pour leur part, nous font connaître des réalités dramatiques et horribles, mais qui se déroulent au Tibet, en Somalie ou en Alaska. Bien sûr, les malheurs d’autrui nous émeuvent : mais pouvons-nous porter à nous seuls le malheur du monde ? Le plus raisonnable, pour combattre la misère, ne serait-il pas de nous intéresser d’abord à celle qui est à notre porte, la misère que Dieu nous a en quelque sorte confiée puisqu’il nous a fait naître ici, en France ?
Les réseaux sociaux bruissent de rumeurs sur la crise de l’Église. On veut tout savoir de ce qui se passe dans telle chapelle lointaine, telle paroisse inconnue. N’importe quel acte de n’importe quel ecclésiastique est désormais commenté, jugé, condamné. L’internaute s’érige en policier, en procureur, en juge, sur la foi de rumeurs invérifiables, de phrases sorties de leur contexte et d’affirmations péremptoires.
Le Saint-Esprit nous a‑t-il mandatés pour remplir le (saint) office de l’Inquisition romaine et universelle ? Avons-nous reçu mission divine de convertir le Pape, la Curie romaine, les évêques ? Sommes-nous chargés par le Ciel de nous occuper des affaires internes de la Fraternité Saint-Pie X et de chacune des chapelles de la Tradition ?
En vérité, Dieu nous a bien confié une charge spirituelle, réelle et non fictive : celle de veiller, avec sa grâce, sur notre propre salut, sur celui de notre famille, celle de contribuer, selon notre statut, à l’amélioration de la vie spirituelle du lieu où nous menons notre vie chrétienne. Et si chacun de nous faisait ainsi, les familles de la Tradition deviendraient chaque jour plus fidèles à Dieu, nos prieurés et nos chapelles seraient des foyers rayonnants de foi et de charité, et chacun apporterait sa contribution, selon les plans de la Providence, à la rénovation de l’Église.
Le retour au réel passe surtout par l’espérance surnaturelle. Il est vrai qu‘à part l’Église, rien ni personne n’a déjà, sur cette terre, la certitude du salut ou de la pérennité : « Que celui qui croit être debout prenne garde de tomber », nous dit saint Paul (1 Co 10, 12).
Il serait en soi possible que la Fraternité Saint-Pie X se rallie aux pires erreurs du modernisme. Il serait en soi possible que le prêtre traditionnel le plus zélé, que le fidèle le plus persévérant abandonne le combat, déserte la Tradition, apostasie de la vraie foi. Cela est toujours possible en soi, parce que l’homme est fragile et changeant. Mais cela signifie-t-il qu’un tel désastre va advenir ? Aucunement. « Dieu ne meurt pas », disait Garcia Moreno.
Le Seigneur est là, il veille sur chacun de nous, il veille sur la Fraternité Saint-Pie X, il veille sur la Tradition, il veille sur l’Église. Même si nous subissons une crise terrible, le bon Dieu ne nous a nullement abandonnés, sa grâce puissante ne manque pas de nous secourir, de nous soutenir.
Le retour au réel s’identifie ainsi avec la volonté d’accomplir notre devoir d’état quotidien, là où le Seigneur nous a placés, sans nous laisser illusionner par ces moyens électroniques qui nous confèrent un fallacieux don d’ubiquité. Plus encore, le retour au réel coïncide avec l’espérance surnaturelle que le bon Dieu nous donnera chaque jour sa grâce et sa protection et, parce que nous aurons fait bon usage de ces moyens, la récompense céleste dans le Paradis.
Abbé Christian Bouchacourt †, Supérieur du District de France de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X
Sources : Fideliter n° 238 de juillet-août 2017