Le Saint-Père a reçu en audience quelques centaines d’ouvriers des cordonneries de Vigevano, et leur a adressé un discours en italien, dont voici la traduction :
Nous vous souhaitons paternellement la bienvenue, chers fils et filles, travailleurs des fabriques de chaussures de Vigevano. Et tout en vous remerciant pour vos dons – d’autant plus précieux qu’ils sont faits de vos propres mains – Nous vous exprimons de vives félicitations et des vœux fervents pour votre travail si décisif pour la prospérité de vos familles et de votre belle et industrieuse cité.
Tout ce que la vie de la renaissance vous apporta d’heureux n’a pas complètement disparu à Vigevano : il suffit pour s’en convaincre de s’arrêter sur votre merveilleuse place, qui est peut-être le modèle le plus parfait de cour ducale dans le style lombard et certainement le plus grandiose ; il suffit d’observer ce qu’on appelle la « Tour de Bramante » et de réfléchir sur les restes du Château ; s’il ne montre plus désormais que peu de chose de son antique splendeur, il n’en donne pas moins une idée suffisante de ce que fut la superbe construction primitive. L’intérieur de votre Cathédrale est également grandiose et solennel, et votre Musée municipal est riche dans sa partie paléontologique et préhistorique.
A l’époque de la conquête romaine, Vigevano fut un château, « castrum », qui devait servir d’avant-poste armé, ainsi que de point de ravitaillement pour les troupes de passage. Ce n’est que bien plus tard que se développa de façon organique sa vie économique ; limitée au début à l’activité commerciale, avec la construction d’un marché qui eut une fortune peu ordinaire. A côté de l’économie agricole, une activité textile avait surgi entre temps, avec les formes industrielles que permettait l’époque. A travers des événements nombreux et variés et après le merveilleux épanouissement durant la période napoléonique, on arriva à 1872 : année où apparut à Vigevano la première industrie de la chaussure.
Histoire de la chaussure.
L’usage des chaussures – comme vous le savez bien – a son origine dans le besoin qu’éprouvèrent les hommes d’adapter au pied une protection contre tout ce qui pouvait l’endommager, spécialement quand ils durent se mettre en marche d’une zone à une autre à la recherche de lieux plus hospitaliers. Chez les peuples grecs la chaussure fut, au début, une simple semelle de bois liée sur le dessus du pied. Tout de suite après vinrent les sandales ; puis la chaussure et enfin, la bottine. C’est à cette période qu’appartiennent la « crépide » et le « cothurne ».
Chez les Romains on a en revanche : les « solae » et les « calcei » ; les « zoccoli » et les « caligae », qu’utilisaient les soldats.
Au Moyen Age, la chaussure reflète tour à tour l’ascétisme chrétien, le faste byzantin, le lourd esprit barbare et la chevalerie naissante.
Mais en 1500, tandis que pour les usages les plus pratiques et courants on trouve le type « haut-de-chasses », la chaussure de société s’enrichit de nouveau jusqu’au type, très décoratif, au talon haut et coloré : les « talons rouges » dont le nom caractérise tout à fait cette période de l’histoire ; puis la chaussure blanche, aux larges et riches boucles de métal.
Avec la révolution française, toute mode raffinée se simplifie ; la chaussure devient utilitaire.
1900, dès ses débuts, renouvelle tous les types et formes ; la ligne devient plus légère et élancée.
A Vigevano, l’industrie de la chaussure s’établit résolument après les premiers pas : aujourd’hui, votre cité est désormais au premier rang sur le plan national et est appelée, à juste titre, « la capitale italienne de la chaussure ».
Trois cents fabriques de chaussures – selon ce que Nous avons appris d’après le matériel qui Nous a été courtoisement envoyé – avec les deux cents ateliers auxiliaires et de mécanique, donnent du travail à environ vingt mille ouvriers et peuvent produire journellement soixante mille paires de chaussures. Cela contribue efficacement à la valeur de la chaussure italienne et donne un apport notable à l’actif du bilan commercial. On doit ajouter qu’à Vigevano, on ne fabrique pas seulement des chaussures, mais tout ce qui leur est inhérent et surtout les machines qui dépassent les limites du marché intérieur et atteignent l’étranger, où des fabriques de chaussures entières ont été installées par des maisons de Vigevano.
Aujourd’hui également, de l’avis de beaucoup, on peut dire ce qu’il y a plus de quatre siècles le célèbre humaniste Ermolao Barbaro écrivait à propos de la terre des Sforza autour de Vigevano : « Villa gleba fui, modo sum ditissima tellus » [1]. En effet, votre terre est riche par la fécondité des champs, par l’ardeur du travail industriel et artisan, mais surtout par les hommes capables et constants, auxquels est due, plus qu’aux circonstances fortuites, la prospérité qui, à travers les siècles, est restée à peu près sans changement.
Le bien que Nous désirons pour tous Nos fils, spécialement pour les plus humbles, Nous fait Nous réjouir quand Nous voyons dans votre pays une situation qui supprime – tout au moins comme cela Nous a été rapporté – le problème du pain quotidien pour la plupart des habitants. Vous êtes en réalité des spectateurs et des acteurs d’un progrès, qui se vérifie chaque année et dont témoignent entre autres les chiffres qui apparaissent dans la documentation qui Nous a été également remise. En 1955, plus de trois millions de paires de chaussures furent exportées, pour une valeur de six milliards de lires ; en 1956, l’exportation s’éleva à près de cinq millions de paires pour une valeur de plus de dix milliards de lires ; pendant le premier semestre de 1957, on avait déjà exporté cinq millions et demi de paires de chaussures atteignant une valeur d’environ onze milliards de lires.
Le Seigneur sait avec quelle pensée paternelle et avec quelle joie Nous avons appris tout cela. Il sait également avec quelle insistance affectueuse Nous avons prié et continuons à prier pour que votre prospérité se maintienne et même s’accroisse dans les limites du possible. Mais Nous sommes avant tout Père et Pasteur de vos âmes ; votre bien spirituel Nous intéresse donc encore davantage et personne ayant du bon sens et de la conscience ne pourra s’en étonner.
Aussi vous confions-Nous non sans tristesse que les éléments en Notre possession Nous obligent à penser que tout n’est pas lumière, que tout n’est pas vie dans votre cité, dans votre diocèse. Ce qui ne signifie nullement que tout y soit ténèbres, que tout y soit mort ; cela signifie seulement que Nous ne pouvons Nous dispenser de vous exhorter paternellement à méditer sur ce que devrait être – et n’est pas encore – l’état religieux de votre ville. Nous avons confiance qu’un réveil graduel sera suscité par la grâce divine dans chaque âme, dans les familles, dans les paroisses et dans tout le diocèse ; Nous avons le ferme espoir que vous serez tous vigilants et que vous agirez avec empressement et courage. Votre zélé Pasteur, les prêtres et toutes les âmes consacrées à Dieu ont certes l’anxiété de voir le mal arrêté ; ils ont la volonté résolue de faire triompher le bien ; mais il est d’autre part nécessaire d’avoir l’aide de laïcs préparés, capables, hardis et disposés à tout faire, à tout oser, pour être un ferment efficace dans le peuple au milieu duquel ils vivent. Car une partie de celui-ci est plus d’une fois indifférent ou même hostile. Hostile à l’Eglise ; souvent hostile aussi au Christ ; parfois hostile à Dieu même. Pourquoi ?
Nous pensions à ce douloureux phénomène, tandis que, comme déjà d’autres fois, Nous cherchions dans la Liturgie sacrée de ces jours comme l’inspiration pour Nos brèves et simples paroles.
Le problème religieux à Vigevano.
1. – Demain, chers fils, l’Eglise évoque l’entrée, le triomphe de Jésus à Jérusalem. Ce furent sans doute les enfants qui le suscitèrent ; ayant les yeux limpides et le cœur pur, ils virent et sentirent plus intensément le besoin d’élever le cri : Hosanna à Jésus (Matth., xxi, 15–16). Et ce fut alors toute la cité qui accourut pour étendre vêtements et branches de palmiers sur le chemin, avec des acclamations, des cris : « Hosanna au Fils de David ! Béni soit Celui qui vient au nom du Seigneur ! ».
A l’écart de cette scène, spectateurs irrités et frémissants, se trouvaient quelques ennemis de Jésus, qui depuis longtemps cherchaient l’occasion de le perdre, mais ce jour-là ils n’eurent pas le courage de se mêler à la foule ; ils tentèrent alors de faire cesser les hosannas et s’adressèrent directement à Jésus, en lui disant : « Maître, imposez silence à vos disciples ! », et Jésus répondit : « Je vous le déclare, si ces gens-là se taisent, les pierres se mettront à crier » (Luc, xix, 39–40).
Mais voici : quelques jours passent et une autre scène se déroule devant Pilate ; Jésus se trouve debout, enchaîné : couronné d’épines, couvert des plaies de la flagellation, objet d’insultes, souillé par les crachats. Regardez maintenant, en bas : sur la place, il y a une grande foule. Selon toute probabilité, il y avait également certains de ceux qui étaient si joyeux quelques jours plus tôt. De toute façon, la multitude n’a plus maintenant l’aspect d’alors : elle a un autre visage, parce qu’elle a un autre cœur, une autre âme. Quelqu’un l’a retournée, l’a transformée, en l’empoisonnant par ses insinuations, par ses instigations. Observez encore chers fils : Pilate cherche à sauver Jésus ; et comme c’était la coutume que pour chaque fête de Pâques on libérât un détenu, selon les désirs du peuple, il en offrit deux au choix : Jésus et un détenu fameux, séditieux et homicide, Barabbas.
Pilate dit à la foule : « Lequel des deux voulez-vous que je vous relâche ? ». Au milieu de la foule, il y avait les scribes et les anciens, qui persuadèrent le peuple de demander Barabbas et d’envoyer Jésus à la mort. Pilate répéta la demande : « Qui voulez-vous que je relâche ?» ; et la réponse du peuple vint immédiate, précise, unanime : « Nous voulons que Barabbas soit libéré ». Pilate demeura comme étourdi. Il insista donc : « Alors que faut-il faire de Jésus, dit le Christ ? ». Nouvelle agitation de la foule et nouvelle suggestion des ennemis : et, encore une fois, de ces lèvres jaillit un cri unanime : « Qu’il soit crucifié ! » Pilate, au comble de la consternation, demanda encore à la foule : « Quel mal a‑t-il donc fait ? ». Jésus n’avait rien fait de mal ; il avait accompli tout le bien qu’il avait eu l’occasion de faire : « bene omnia fecit ». Il était passé en bénissant tout le monde, en guérissant tout le monde : « pertransiit benefaciendo et sanando omnes ». Où étaient donc en ce moment les aveugles qui avaient recouvré la vue, les paralytiques dont les membres s’étaient dénoués ? Où étaient les témoins des innombra-
bles prodiges, tous accomplis pour le bien des hommes ? Hélas ! personne n’osa prendre la défense de l’innocent ! Les disciples, timides et craintifs, s’étaient enfuis ; les autres partisans du Christ s’étaient soustraits au tumulte et se cachaient inquiets de l’événement inattendu. Désormais, l’effet des insinuations et des instigations était complètement obtenu. 11 n’y eut donc plus besoin de rien d’autre, et la foule cria encore : « Qu’il soit crucifié ! ». Pilate tenta de protester : « Je suis innocent du sang de ce juste » s’écria-t-il ; mais ses paroles furent couvertes par un cri infernal : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants »,
La versatilité des foules et le danger des faux-prophètes.
2. – Cette page tragique de l’Evangile attire encore une fois notre attention sur la nécessité de rendre sans cesse plus réelle et active la présence d’âmes vraiment capables et apostoliques au milieu de la foule des hommes. En effet, si les insinuations et les instigations de quelques malheureux sont suffisantes pour troubler les cœurs, pour semer la discorde et pour inciter à la rébellion, il est également possible de prévoir qu’une phalange d’âmes généreuses réussira – pourvu qu’elle le veuille – à induire et conduire au bien ceux qui hésitent encore et sont comme dans l’attente de quelqu’un qui vienne leur indiquer le but à poursuivre et le chemin à parcourir.
Le rôle décisif des apôtres laïcs dans le redressement spirituel d’une région.
Pensez, chers fils et filles, aux innombrables hameaux dispersés dans vos campagnes ; ne serait-il donc pas hautement utile et tout à fait providentiel que leur parvienne la parole d’une âme discrète, mais soucieuse du salut et de la sanctification de ses frères ? Et dans vos ateliers ? Dans ceux-ci – malheureusement – la semence de l’erreur et de la haine fut jetée plus facilement et plus abondamment ; employez-vous donc à y ramener la lumière de la vérité et la flamme de l’amour. Rapprochez-vous avec une sollicitude affectueuse de vos frères égarés, mais pas mauvais ; faites tous vos efforts pour vous substituer à ceux qui – ceux-là, oui, sont des pervers, il Nous est pénible de le dire – ont réussi à les tromper, à leur fermer les yeux, à les enchaîner solidement. Donnez-leur la certitude que c’est seulement en Jésus qu’ils trouveront la paix de l’âme ; seulement avec Jésus qu’ils obtiendront la sérénité pour les familles ; aidez-les à se rendre compte de leurs propres yeux de toute la rancœur, de toute la tristesse que cause le fait d’être loin du Christ. Qu’ils ne craignent rien pour leur bien-être matériel convenable ; pour la réalisation des justes aspirations en employant des moyens légitimes, il n’est nullement nécessaire de se remettre entre les mains des négateurs de Dieu. Celui qui nie Dieu, en effet nie la justice, comme il nie l’amour. L’Eglise a toujours protégé l’ouvrier et son travail. Particulièrement en ce moment, elle désire que l’on arrive, en réalité, à une augmentation du revenu national, de telle sorte que les prix se maintiennent substantiellement et que soit en même temps élevé le revenu auquel a droit chaque individu. A ceux qui cherchent le ciel, la possession de la terre sera également donnée dans une juste mesure. Celle-ci ne deviendra jamais un paradis, mais elle cessera d’être, comme Nous l’espérons, ce lieu de tourment, qui fatigue tant et remplit de découragement.
Ainsi, tout en continuant à progresser sur la voie du bien-être matériel, votre population saura avancer avec rapidité également sur les voies de l’esprit : comme il convient à des créatures humaines, comme il convient spécialement à des chrétiens conscients et fidèles.
Source : Document Pontificaux de S. S. Pie XII, Editions Saint-Augustin Saint Maurice – D’après le texte italien de Discorsi e radiomessaggi, XX ; traduction française de l’Osservatore Romano, du 11 avril 1958.
- Cf. Ermolao Barbara, Epistolae, Orationes et Carmina, édition critique de Vittore Branca, Florence 1943, vol. 2, p. 124.[↩]