Continuant la série impressionnante des radiomessages qui étudient les problèmes posés par la guerre, la paix, la reconstruction d’un monde nouveau, les devoirs des chefs d’Etat responsables, Pie XII a consacré son sixième message de Noël à la démocratie, aux devoirs des citoyens et des personnalités responsables qui vivent en régions démocratiques.
Le sixième Noël de guerre.
Benignitas et humanitas apparuit Salvatoris nostri Dei, « Dieu notre Sauveur a fait paraître sa bonté et son amour pour les hommes » (Tite, iii, 4). Pour la sixième fois déjà depuis le début de cette horrible guerre, la liturgie sainte de Noël salue de ces paroles, qui respirent une paix sereine, la venue parmi nous du Dieu Sauveur. L’humble et pauvre crèche de Bethléem attire de toutes parts, avec une force inexprimable, la pensée de tous les croyants.
Au fond des cœurs enveloppés de ténèbres, affligés, abattus, descend, pour les envahir en entier, un grand torrent de lumière et de joie. Les fronts abaissés se relèvent sereins, car Noël est la fête de la dignité humaine, la fête de « l’admirable échange par lequel le Créateur du genre humain, en prenant un corps vivant, a daigné naître de la Vierge, et par sa venue nous a dispensé sa divinité » [1].
Mais notre regard se porte spontanément de l’Enfant lumineux de la crèche sur le monde qui nous entoure, et le soupir douloureux de l’évangéliste saint Jean monte à nos lèvres : Lux in tenebris lucet et tenebrae eam non comprehenderunt, « la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas accueillie » (Jean, 1, 5).
Car, hélas ! pour la sixième fois encore, l’aube de Noël se lève sur des champs de bataille toujours plus vastes, sur des cimetières où s’accumulent toujours plus nombreuses les dépouilles des victimes, sur des terres désertes où quelques rares tours vacillantes marquent dans leur silencieuse tristesse les ruines de villes naguère florissantes et prospères, où des cloches tombées ou enlevées ne réveillent plus les habitants de leur chant joyeux de Noël. Ce sont autant de témoins muets qui dénoncent cette tache dans l’histoire de l’humanité qui, volontairement aveugle devant la clarté de Celui qui est la splendeur et la lumière du Père, volontairement éloignée du Christ, est descendue et tombée dans la ruine et dans l’abdication de sa propre dignité. La petite lampe elle-même s’est éteinte dans beaucoup d’églises majestueuses, dans beaucoup de modestes chapelles, où, près du tabernacle, elle avait partagé les veilles de l’Hôte divin sur le monde endormi. Quelle désolation ! Quel contraste ! N’y aurait-il donc plus espoir pour l’humanité ?
Aurore d’espérance.
Béni soit le Seigneur ! Des lugubres gémissements de la douleur, du sein même de l’angoisse déchirante des individus et des pays opprimés, se lève une aurore d’espérance. Dans une partie toujours croissante de nobles esprits surgissent une pensée, une volonté de plus en plus claire et ferme : faire de cette guerre mondiale, de cet universel bouleversement, le point de départ d’une ère nouvelle pour le renouvellement profond, la réorganisation totale du monde. A cet effet, tandis que les armées continuent à s’épuiser en luttes meurtrières avec des moyens de combat toujours plus cruels, les hommes de gouvernement, représentants responsables des nations, se réunissent pour des conversations, pour des conférences afin de déterminer les droits et les devoirs fondamentaux sur lesquels devrait être reconstruite une communauté des Etats, de tracer le chemin vers un avenir meilleur, plus sûr, plus digne de l’humanité.
Antithèse étrange que cette coïncidence d’une guerre dont l’âpreté tend au paroxysme et du remarquable progrès des aspirations et des projets vers une entente pour une paix solide et durable ! On peut bien sans doute discuter la valeur, l’applicabilité, l’efficacité de tel ou tel projet, le jugement à porter sur eux peut bien rester en suspens ; mais il n’en est pas moins vrai que le mouvement est en cours.
Le problème de la démocratie.
En outre – et ceci est peut-être le point le plus important – à la lueur sinistre de la guerre qui les enveloppe, dans la chaleur cuisante de la fournaise où ils se trouvent emprisonnés, les peuples se sont comme réveillés d’une longue torpeur. Ils ont pris en face de l’Etat, en face des gouvernants, une attitude nouvelle, interrogative, critique, défiante. Instruits par une amère expérience, ils s’opposent avec plus de véhémence aux monopoles d’un pouvoir dictatorial, incontrôlable et intangible, et ils réclament un système de gouvernement qui soit plus compatible avec la dignité et la liberté des citoyens.
Ces multitudes inquiètes, bouleversées par la guerre jusqu’en leurs assises les plus profondes, ont acquis aujourd’hui l’intime persuasion – auparavant peut-être vague et confuse, mais désormais incoercible – que, si la possibilité de contrôler et de corriger l’activité des pouvoirs publics n’avait pas fait défaut, le monde n’aurait pas été entraîné dans le tourbillon désastreux de la guerre, et qu’afin d’éviter à l’avenir qu’une pareille catastrophe se répète il faut créer dans le peuple lui-même des garanties efficaces.
Dans cet état d’esprit, faut-il s’étonner que la tendance démocratique envahisse les peuples et obtienne largement le suffrage et le consentement de ceux qui aspirent à collaborer plus efficacement aux destinées des individus et de la société ?
Il est à peine nécessaire de rappeler que, selon l’enseignement de l’Eglise, « il n’est pas défendu de préférer des gouvernements modérés de forme populaire, pourvu que reste sauve la doctrine catholique sur l’origine et l’exercice du pouvoir public », et que « l’Eglise ne réprouve aucune des formes variées de gouvernement, pourvu qu’elles soient aptes en elles-mêmes à procurer le bien des citoyens » [2].
Si donc, en cette solennité qui commémore à la fois la bonté du Verbe incarné et la dignité de l’homme (dignité entendue non seulement sous l’aspect de la personne, mais aussi dans la vie sociale), Nous portons Notre attention sur le problème de la démocratie, pour examiner selon quels principes elle doit être réglée pour pouvoir se dire une vraie et saine démocratie, répondant aux circonstances de l’heure présente, il est clairement indiqué que la sollicitude diligente de l’Eglise ne va pas tant à sa structure et à son organisation extérieure – qui dépendent des aspirations propres de chaque peuple – qu’à l’homme lui-même qui, loin d’être l’objet et comme un élément passif de la vie sociale, en est au contraire et doit en être et demeurer le sujet, le fondement et la fin.
Si l’on admet que la démocratie, entendue dans son sens large, admet des formes diverses, et peut se réaliser aussi bien dans des monarchies que dans des républiques, deux questions se présentent à Notre examen :
1° Quels doivent être les caractères distinctifs des hommes vivant en démocratie et sous le régime démocratique ? 2° Quels sont les caractères distinctifs des hommes qui, dans une démocratie, détiennent le pouvoir public ?
I. – Caractères particuliers des citoyens en régime démocratique
Exprimer son opinion personnelle sur les devoirs et les sacrifices qui lui sont imposés ; ne pas être contraint d’obéir sans avoir été entendu, voilà deux droits du citoyen qui trouvent dans une démocratie, comme le nom l’indique, leur expression. C’est à la solidité, à l’harmonie, aux bons résultats de ce contact entre les citoyens et le gouvernement de l’Etat qu’on peut reconnaître si une démocratie est vraiment saine et équilibrée, et quelle est sa force de vie et de développement. Pour ce qui touche ensuite à l’extension et à la nature des sacrifices réclamés de tous les citoyens – en un temps comme le nôtre où l’activité de l’Etat est si vaste et si décisive – la forme démocratique du gouvernement apparaît à beaucoup comme un postulat naturel imposé par la raison elle-même. Cependant, quand on réclame « plus de démocratie et une meilleure démocratie », cette exigence ne peut avoir d’autre sens que de mettre le citoyen toujours plus en mesure d’avoir une opinion personnelle propre, de l’exprimer et de la faire valoir d’une manière conforme au bien commun.
Peuple et « masse ».
De là découle une première conclusion nécessaire avec sa conséquence pratique. L’Etat ne contient pas en lui-même et ne réunit pas mécaniquement dans un territoire donné une agglomération amorphe d’individus. Il est, et doit être en réalité, l’unité organique et organisatrice d’un vrai peuple.
Peuple et multitude amorphe, ou, comme on a coutume de dire, « masse », sont deux concepts différents. Le peuple vit et se meut par sa vie propre ; la masse est de soi inerte, et elle ne peut être mue que de l’extérieur. Le peuple vit de la plénitude de la vie des hommes qui le composent, dont chacun, à la place et de la manière qui lui sont propres, est une personne consciente de ses propres responsabilités et de ses propres convictions. La masse, au contraire, attend l’impulsion du dehors, jouet facile entre les mains de quiconque en exploite les instincts et les impressions, prompte à suivre, tour à tour, aujourd’hui tel drapeau et demain tel autre. L’exubérance vitale d’un vrai peuple répand la vie, abondante et riche, dans l’Etat et dans tous ses organes, leur infusant, avec une vigueur sans cesse renouvelée, la conscience des propres responsabilités, le sens vrai du bien commun. La force élémentaire de la masse peut n’être aussi qu’un instrument au service d’un Etat qui sait habilement en faire usage. L’Etat lui-même, aux mains d’un ou de plusieurs ambitieux, groupés artificiellement par leurs tendances égoïstes, peut, en s’appuyant sur la masse, devenir une simple machine, imposer arbitrairement sa volonté à la meilleure partie du peuple : l’intérêt commun en reste lésé gravement et pour longtemps, et la blessure ainsi faite est bien souvent difficile à guérir.
Il résulte clairement de là une autre conclusion : la masse, telle que Nous venons de la définir, est l’ennemie principale de la vraie démocratie et de son idéal de liberté et d’égalité.
Dans un peuple digne de ce nom, le citoyen a conscience de sa propre personnalité, de ses devoirs et de ses droits ; la conscience de sa propre liberté se joint au respect de la liberté et de la dignité des autres. Dans un peuple digne de ce nom, toutes les inégalités, qui dérivent non du libre caprice, mais de la nature même des choses, inégalités de culture, de richesses, de position sociale, sans préjudice, bien entendu, de la justice et de la charité mutuelle, ne sont nullement un obstacle à l’existence et à la prédominance d’un authentique esprit de communauté et de fraternité. Bien au contraire, loin de nuire aucunement à l’égalité civile, elles lui confèrent son sens légitime, à savoir que chacun a le droit, en face de l’Etat, de vivre honorablement sa propre vie personnelle, au poste et dans les conditions où l’ont placé les desseins et les dispositions de la Providence.
Par opposition à ce tableau de l’idéal démocratique de liberté et d’égalité dans un peuple gouverné par des mains honnêtes et prévoyantes, quel spectacle offre un Etat démocratique laissé au caprice arbitraire de la masse ! La liberté, en tant que devoir moral de la personne, se transforme en une prétention tyrannique de donner libre essor aux impulsions et aux appétits humains aux dépens d’autrui. L’égalité dégénère en un nivellement mécanique, en une uniformité sans nuance aucune : sentiment de l’honneur vrai, activité personnelle, respect de la tradition, dignité, tout ce qui, en un mot, donne à la vie sa valeur, s’effondre peu à peu et disparaît. Il y survit seulement, d’une part, les victimes trompées par la fascination apparente de la démocratie, confondue ingénuement avec l’esprit même de la démocratie, avec la liberté et l’égalité, et, d’autre part, des profiteurs plus ou moins nombreux qui ont su, grâce à la puissance de l’argent ou de l’organisation, s’assurer par-dessus les autres une condition privilégiée et le pouvoir lui-même.
II. – Caractère des hommes qui dans la démocratie détiennent le pouvoir public
L’Etat démocratique, qu’il soit monarchique ou républicain, doit, comme n’importe quelle autre forme de gouvernement, être investi du pouvoir de commander avec une autorité vraie et effective. L’ordre absolu des êtres et des fins, qui montre dans l’homme une personne autonome, c’est-à-dire un sujet de devoirs et de droits inviolables d’où dérive et où tend sa vie sociale, comprend également l’Etat comme société nécessaire, revêtue de l’autorité sans laquelle il ne pourrait ni exister ni vivre. Si donc les hommes, en se prévalant de la liberté personnelle, niaient toute dépendance par rapport à une autorité supérieure munie du droit de coercition, ils saperaient par le fait même le fondement de leur propre dignité et liberté, c’est-à-dire cet ordre absolu des êtres et des fins.
Ainsi établis sur cette même base, la personne, l’Etat, le pouvoir public avec leurs droits respectifs se trouvent tellement liés et unis entre eux qu’ils se soutiennent ou s’écroulent tous ensemble.
Et comme cet ordre absolu, aux yeux de la saine raison et surtout de la foi chrétienne, ne peut avoir d’autre origine qu’en un Dieu personnel, notre Créateur, il suit de là que la dignité de l’homme est la dignité de l’image de Dieu, que la dignité de l’Etat est la dignité de la communauté morale voulue par Dieu, que la dignité de l’autorité politique est la dignité de sa participation à l’autorité de Dieu.
Aucune forme d’Etat ne saurait se dispenser d’avoir égard à cette intime et indissoluble connexion ; moins que toute autre la démocratie. Par conséquent, si celui qui détient le pouvoir public ne la voit pas, ou s’il la néglige plus ou moins, il ébranle dans ses bases sa propre autorité. De même, s’il ne tient pas suffisamment compte de cette relation, s’il ne voit pas dans sa charge la mission de réaliser l’ordre voulu par Dieu, le danger surgira que l’égoïsme du pouvoir ou des intérêts l’emporte sur les exigences essentielles de la morale politique et sociale, que les vaines apparences d’une démocratie de pure forme ne servent souvent que de masque à tout ce qu’il y a en réalité de moins démocratique.
Seule la claire intelligence des fins assignées par Dieu à toute société humaine, jointe au sentiment profond des sublimes devoirs de l’œuvre sociale, peut mettre ceux à qui est confié le pouvoir en mesure d’accomplir leurs propres obligations dans l’ordre législatif, judiciaire ou exécutif, avec cette conscience de leur propre responsabilité, avec cette objectivité, cette impartialité, cette loyauté, cette générosité, cette incorruptibilité, sans lesquelles un gouvernement démocratique réussirait difficilement à obtenir le respect, la confiance et l’adhésion de la meilleure partie du peuple.
Le sens profond des principes d’un ordre politique et social, sain et conforme aux règles du droit et de la justice, est de particulière importance chez ceux qui, dans n’importe quelle forme de régime démocratique, possèdent, complètement ou en partie, comme représentants du peuple, le pouvoir législatif. Et puisque le centre de gravité d’une démocratie normalement constituée réside dans cette représentation populaire, dont les courants politiques rayonnent dans tous les domaines de la vie publique, tant pour le bien que pour le mal, la question de l’élévation morale, de l’aptitude pratique, de la capacité intellectuelle des députés au parlement, est pour tout peuple de régime démocratique une question de vie ou de mort, de prospérité ou de décadence, d’assainissement ou de perpétuel malaise.
Pour accomplir une action féconde, pour se concilier l’estime et la confiance, tout corps législatif doit, comme l’attestent d’incontestables expériences, accueillir dans son sein une élite d’hommes spirituellement éminents et au caractère ferme, qui se considèrent comme les représentants du peuple tout entier et non pas comme les mandataires d’une foule, aux intérêts particuliers de laquelle sont souvent, hélas ! sacrifiés les vrais besoins et les vraies exigences du bien commun. Une édite d’hommes qui ne soit restreinte à aucune profession ni à aucune condition, mais qui soit l’image de la vie multiple de tout le peuple. Une élite d’hommes de conviction chrétienne solide, de jugement juste et sûr, de sens pratique et équitable, et qui, dans toutes les circonstances, restent conséquents avec eux-mêmes ; des hommes de doctrine claire et saine, aux desseins solides et droits ; avant tout, des hommes qui, par l’autorité qui émane de leur conscience pure et rayonne largement autour d’eux, soient capables d’être des guides et des chefs, spécialement dans les temps où les nécessités pressantes surexcitent l’impressionnabilité du peuple et le rendent plus facile à être dévoyé et à s’égarer ; des hommes qui, dans l’es périodes de transition, généralement travaillées et déchirées par les passions, par les divergences d’opinions et par les oppositions de programmes, se sentent doublement tenus de faire circuler dans les veines enfiévrées du peuple et de l’Etat l’antidote spirituel des vues claires, de la bonté empressée, de la justice également favorable à tous, et la tendance résolue à l’union et à la concorde nationale dans un esprit de sincère fraternité.
Les peuples dont le tempérament spirituel et moral est suffisamment sain et fécond trouvent en eux-mêmes et peuvent donner au monde les hérauts et les instruments de la démocratie, qui vivent dans ces dispositions et savent les mettre réellement en pratique. Au contraire, là où manquent ces hommes, d’autres viennent occuper leur place pour faire de l’activité politique l’arène de leur ambition, une course au gain pour eux-mêmes, pour leur caste ou pour leur classe, et c’est ainsi que la chasse aux intérêts particuliers fait perdre de vue et met en péril le vrai bien commun.
L’absolutisme d’Etat.
Une saine démocratie fondée sur les principes immuables de la loi naturelle et des vérités révélées sera résolument contraire à cette corruption qui attribue à la législation de l’Etat un pouvoir sans frein ni limites, et qui, malgré de vaines apparences contraires, fait aussi du régime démocratique un pur et simple système d’absolutisme.
L’absolutisme d’Etat (qui ne saurait se confondre, comme tel, avec la monarchie absolue, dont il n’est pas question ici) consiste en effet dans le principe erroné que l’autorité de l’Etat est illimitée, et qu’en face d’elle, même quand elle donne libre cours à ses vues despotiques en dépassant les frontières du bien et du mal, on n’admet aucun appel à une loi supérieure qui oblige moralement.
Un homme pénétré d’idées justes sur l’Etat, l’autorité et le pouvoir dont il est revêtu en tant que gardien de l’ordre social, ne pensera jamais à léser la majesté de la loi positive dans les limites de sa compétence naturelle. Mais cette majesté du droit positif humain n’est sans appel que s’il se conforme, ou du moins ne s’oppose pas, à l’ordre absolu établi par le Créateur et mis en une nouvelle lumière par la révélation de l’Evangile. Elle ne peut subsister qu’autant qu’elle respecte le fondement sur lequel s’appuient également la personne humaine, l’Etat et le pouvoir public. C’est là le critère fondamental de toute forme saine de gouvernement, y compris la démocratie, critère qui doit servir à juger la valeur morale de toute loi particulière.
III. – Nature et conditions d’une organisation efficace de la paix
L’unité du genre humain et la société des peuples.
Nous avons voulu, chers fils et chères filles, profiter de l’occasion de la fête de Noël pour indiquer par quels chemins une démocratie qui corresponde à la dignité humaine peut, en harmonie avec la loi naturelle et avec les desseins que Dieu manifeste dans la Révélation, parvenir à de bienfaisants résultats. Nous sentons profondément, en effet, l’importance capitale de ce problème pour le progrès pacifique de la famille humaine ; mais Nous connaissons en même temps les hautes exigences que cette forme de gouvernement impose à la maturité morale de chaque citoyen. C’est une maturité à laquelle on se flatterait en vain de pouvoir parvenir pleinement et sûrement, si la lumière de la grotte de Bethléem n’éclairait pas le sentier obscur par lequel les peuples, au sortir de la tempête présente, s’acheminent vers un avenir qu’ils espèrent plus serein.
Jusqu’à quel point pourtant les représentants et les pionniers de la démocratie seront-ils convaincus dans leurs délibérations que l’ordre absolu des êtres et des fins, rappelé par Nous à plusieurs reprises, implique aussi, comme exigence morale et comme couronnement du développement social, l’unité du genre humain et de la famille des peuples ? De la reconnaissance de ce principe dépend l’avenir de la paix. Aucune réforme mondiale, aucune garantie de paix ne peut en faire abstraction sans s’affaiblir et se renier elle-même. Si au contraire cette même exigence morale trouvait sa réalisation dans une société des peuples qui saurait éviter les défauts de structure et les faiblesses des solutions précédentes, alors, la majesté de cet ordre réglerait et dominerait également les délibérations de cette société et l’application de ses moyens de sanction.
Pour la même raison, on comprend que l’autorité d’une telle société des peuples devra être réelle et effective sur les Etats qui en sont les membres, de manière pourtant que chacun d’entre eux conserve un droit égal à sa souveraineté relative. C’est seulement de cette manière que l’esprit d’une saine démocratie pourra pénétrer également dans le domaine vaste et épineux de la politique extérieure.
Contre la guerre d’agression comme solution des controverses internationales.
Du reste, un devoir oblige tout le monde, un devoir qui ne souffre aucun retard, aucun délai, aucune hésitation, aucune tergiversation : celui de faire tout ce qui est possible pour proscrire et bannir une fois pour toutes la guerre d’agression comme solution légitime des controverses internationales et comme moyen de réalisation des aspirations nationales. On a vu dans le passé beaucoup de tentatives entreprises dans ce but. Toutes ont échoué. Et elles échoueront toujours toutes, aussi longtemps que la partie plus saine du genre humain ne sera pas fermement résolue et saintement obstinée, comme par un devoir de conscience, à remplir la mission que les temps passés avaient commencée sans assez de sérieux et de résolution.
Si jamais une génération a dû entendre s’élever au fond de la conscience le cri : « guerre à la guerre », c’est certainement la présente. Elle est passée à travers un océan de sang et de larmes, comme peut-être n’en ont jamais connu les temps passés ; elle en a vécu si intensément les indicibles atrocités que le souvenir de tant d’horreurs devra rester imprégné dans sa mémoire et jusqu’au plus profond de son âme, comme l’image d’un enfer, dont quiconque conserve au cœur des sentiments d’humanité ne pourra jamais avoir de plus ardent désir que d’en fermer les portes pour toujours.
Formation d’un organisme commun pour le maintien de la paix.
Les résolutions jusqu’ici connues des commissions internationales permettent de conclure qu’un point essentiel de tout aménagement futur du monde serait la formation d’un organisme chargé du maintien de la paix, d’un organisme investi d’un commun accord d’une autorité suprême et qui aurait aussi dans ses attributions d’étouffer dans son germe toute menace d’agression isolée ou collective. Personne ne pourrait saluer cette évolution avec plus de joie que celui qui a défendu depuis longtemps le principe que la théorie de la guerre, comme moyen apte et proportionné de solution pour les conflits internationaux, est désormais dépassée. Personne ne saurait souhaiter plus ardemment plein et heureux succès à cette collaboration commune, qui est à entreprendre avec un sérieux d’intention inconnu jusqu’ici, que celui qui s’est employé consciencieusement à amener la mentalité chrétienne et religieuse à réprouver la guerre moderne et ses monstrueux moyens de lutte.
Monstrueux moyens de lutte ! On ne saurait contester que le progrès des inventions humaines, qui devait marquer l’avènement d’un plus grand bien-être pour toute l’humanité, a été détourné de son but pour être employé à détruire ce que les siècles avaient édifié. Mais par là même s’est manifestée toujours plus évidente l’immoralité de cette guerre d’agression. Et si maintenant, à la reconnaissance de cette immoralité s’ajoute la menace d’une intervention juridique des nations et d’un châtiment infligé à l’agresseur par la société des Etats, en sorte que la guerre se sente toujours sous le coup de la proscription et toujours sous la surveillance d’une action préventive, alors, l’humanité sortant de la nuit obscure où elle est restée si longtemps submergée, pourra saluer l’aurore d’une nouvelle et meilleure époque de son histoire.
Son statut excluant toute imposition injuste.
A une condition toutefois : c’est que l’organisation de la paix à laquelle les garanties mutuelles et, si besoin est, les sanctions économiques et même l’intervention armée devant donner force et stabilité, ne consacre définitivement aucune injustice, ne lèse aucun droit au détriment d’aucun peuple (qu’il appartienne au groupe des vainqueurs, des vaincus ou des neutres), ne perpétue aucune imposition ou charge, en dehors de celles qui sont seules temporairement permises comme réparation des dommages de guerre.
Que certains peuples aux gouvernants desquels, ou peut-être aussi à eux-mêmes en partie, on attribue la responsabilité de la guerre aient à supporter durant quelque temps les rigueurs de mesures de sécurité, jusqu’au moment où les liens de confiance mutuelle violemment brisés se seront peu à peu renoués, est chose humainement explicable et, selon toute probabilité, pratiquement inévitable. Néanmoins, ces peuples devront avoir, eux aussi, l’espoir bien fondé, d’ans la mesure de leur loyauté et de leur coopération effective aux efforts pour la restauration future, de pouvoir devenir, tout comme les autres Etats, avec la même considération et les mêmes droits, associés à la grande communauté des nations. Leur refuser cet espoir serait le contraire d’une sagesse prévoyante, assumer la grave responsabilité de barrer le chemin à une libération générale de toutes les conséquences désastreuses, matérielles, morales et politiques du gigantesque cataclysme qui a secoué jusque dans ses dernières profondeurs la pauvre famille humaine, mais qui en même temps lui a indiqué la route vers de nouveaux buts.
Les austères leçons de la douleur.
Nous ne voulons pas renoncer à la confiance que les peuples, qui sont tous passés par l’école de la douleur, auront su en retenir les austères leçons. Et pour Nous confirmer dans cet espoir, Nous avons des paroles d’hommes qui ont éprouvé davantage les souffrances de la guerre et qui ont trouvé des accents généreux pour exprimer, en même temps que l’affirmation des exigences propres de sécurité contre toute future agression, leur respect des droits vitaux des autres peuples et leur aversion pour toute usurpation des mêmes droits. Il serait vain d’attendre que ce jugement sage, dicté par l’expérience de l’histoire et par un sens politique élevé, soit, dans l’effervescence actuelle des esprits, généralement accepté par l’opinion publique, ou même seulement par une majorité. La haine, l’incapacité de se comprendre réciproquement ont fait se lever entre les peuples qui ont combattu les uns contre les autres un nuage trop dense pour pouvoir espérer que l’heure soit déjà venue où un faisceau de lumière commence à éclairer le tragique panorama des deux côtés de l’obscure muraille. Mais il y a une chose que Nous savons, c’est que le moment viendra et peut-être plus tôt qu’on ne le pense, où les uns et les autres reconnaîtront que, tout considéré, il n’y a qu’un moyen de sortir du réseau embrouillé dans lequel la lutte et la haine ont enlacé le monde, c’est-à-dire le retour à une solidarité trop longtemps oubliée, à une solidarité qui ne se limite pas à tels ou tels peuples, mais qui soit universelle, fondée sur la connexion intime de leurs destinées et sur les droits qui appartiennent également à chacun d’eux.
La punition des délits.
Personne, certes, ne pense à désarmer la justice à l’égard de qui a profité de la guerre pour commettre des délits réels et prouvés de droit commun ; les soi-disant nécessités militaires pouvaient tout au plus y servir de prétexte ; elles ne sauraient jamais les justifier. Mais si elle prétendait juger et punir, non plus des individus, mais collectivement des communautés tout entières, qui pourrait ne pas voir dans un pareil procédé une violation des règles qui président à n’importe quel jugement humain ?
IV. – L’Église, protectrice de la vraie dignité et de la liberté humaine
En un temps où les peuples se trouvent en face de devoirs tels qu’ils n’en ont peut-être jamais rencontré à aucun tournant de leur histoire, ils sentent bouillonner dans leurs cœurs tourmentés le désir impatient et comme inné de prendre les rênes de leur propre destin avec plus d’autonomie que par le passé. Ils espèrent réussir ainsi plus facilement à se défendre contre les irruptions périodiques de l’esprit de violence qui, comme un torrent de lave incandescente, n’épargne rien de tout ce qui leur est cher et sacré.
Grâce à Dieu, on peut croire passé le temps où l’appel aux principes de la morale et de l’Evangile pour la vie des Etats et des peuples était dédaigneusement exclu comme utopique. Les événements de ces années de guerre se sont chargés de réfuter, d’une manière plus dure qu’on ne l’aurait jamais pu penser, les propagateurs de semblables doctrines. Le dédain montré par eux contre ce prétendu irréalisme s’est changé en une épouvantable réalité : brutalité, injustice, destruction, anéantissement.
Si l’avenir appartient à la démocratie, un rôle de premier ordre dans sa mise en œuvre devra revenir à la religion du Christ et à l’Eglise, messagère de la parole du Rédempteur et continuatrice de sa mission de salut. C’est elle, en effet, qui enseigne et qui défend la vérité ; c’est elle qui communique les forces surnaturelles de la grâce, pour réaliser l’ordre des êtres et des fins établi par Dieu, fondement dernier et règle directrice de toute démocratie.
Par son existence même, l’Eglise se dresse en face du monde comme un phare resplendissant qui rappelle constamment cet ordre divin. Son histoire porte le clair reflet de sa mission providentielle. Les luttes que, contrainte par l’abus de la force, elle a dû soutenir pour la défense de la liberté reçue de Dieu furent, en même temps, des luttes pour la vraie liberté de l’homme.
L’Eglise a la mission d’annoncer au monde, désireux de formes meilleures et plus parfaites de démocratie, le message le plus élevé et le plus nécessaire qui puisse être : la dignité de l’homme, la vocation à la filiation de Dieu. C’est le cri puissant qui, de la crèche de Bethléem, résonne jusqu’aux extrémités de la terre aux oreilles des hommes, en un temps où cette dignité est le plus douloureusement abaissée.
Le mystère de Noël proclame cette dignité inviolable de l’homme avec une vigueur et une autorité sans appel qui dépasse infiniment celle à laquelle pourraient parvenir toutes les déclarations possibles des droits de l’homme. Noël, la grande fête du fils de Dieu apparu dans la chair, la fête où le ciel se penche vers la terre avec une grâce et une bienveillance ineffables, Noël est aussi le jour où la chrétienté et l’humanité, devant la crèche, dans la contemplation de la benignitas et humanitas Salvatoris nostri Dei, « bonté et de l’humanité de Dieu notre Sauveur », deviennent plus intimement conscientes de l’unité étroite que Dieu a établie entre elles. Le berceau du Sauveur du monde, qui a restauré la dignité humaine dans toute sa plénitude, est le point indiqué où se peut sceller l’alliance entre tous les hommes de bonne volonté. C’est là qu’au pauvre monde déchiré par les discordes, divisé par les égoïsmes, empoisonné par les haines, la lumière sera accordée, l’amour rendu, et qu’il lui sera donné de s’acheminer, dans l’harmonie cordiale, vers le but commun, afin de trouver finalement la guérison de ses blessures dans la paix du Christ.
V. – Croisade de charité
Nous ne voulons pas achever Notre message de Noël sans dire un mot vibrant de gratitude à tous ceux, Etats, gouvernements, évêques, peuples, qui, en ces temps d’inexprimables malheurs, Nous ont puissamment aidé à entendre le cri de douleur qui Nous parvient de tant de parties ‑du monde et à tendre Notre main secourable à tant de fils et de filles aimés, que les vicissitudes de la guerre ont réduits à une extrême pauvreté et à la misère.
Il est juste de rappeler, en premier lieu, l’œuvre immense d’assistance déployée, malgré la difficulté extraordinaire des transports, par les Etats-Unis d’Amérique et, pour ce qui concerne particulièrement l’Italie, par l’excellentissime représentant personnel auprès de Nous de M. le président de cette Union.
Il Nous est agréable d’exprimer autant d’éloge et de reconnaissance à la générosité du chef de l’Etat, du gouvernement et du peuple espagnols, du gouvernement irlandais, de l’Argentine, de l’Australie, de la Bolivie, du Brésil, du Canada, du Chili, de l’Italie, de la Lithuanie, du Pérou, de la Pologne, de la Roumanie, de la Slovaquie, de la Hongrie et de l’Uruguay, qui ont rivalisé de nobles sentiments de fraternité et de charité, dont l’écho ne résonnera pas en vain dans le monde.
Tandis que les hommes de bonne volonté s’efforcent de jeter un pont spirituel pour unir les peuples, cette action pure et désintéressée revêt un aspect et une valeur de particulière importance.
Lorsque les dissonances de la haine et de la discorde, qui dominent l’heure présente, ne seront plus, nous le souhaitons tous, qu’un triste souvenir, on verra mûrir avec plus d’abondance encore les fruits de cette victoire de l’amour vivant et magnanime sur le poison de l’égoïsme et des inimitiés.
Puissent tous ceux qui ont participé à cette croisade de charité trouver un stimulant et une récompense dans Notre Bénédiction apostolique et dans la pensée qu’au jour de la fête de l’amour monte pour eux vers le ciel, du fond d’innombrables cœurs angoissés, mais non point oublieux dans leur misère, la prière de reconnaissance : « Daignez accorder, Seigneur, à tous ceux qui nous font du bien à cause de votre nom, la vie éternelle ».
Source : Document Pontificaux de S. S. Pie XII, Editions Saint-Augustin Saint Maurice – D’après le texte italien des A. A. S., XXXVII, 1945, p. 10 ; cf. la traduction française des Actes de S. S. Pie XII, t. VI, p. 245. Les sous-titres sont ceux du texte original.