Au début de septembre s’est tenu à Rome le septième congrès de la Société internationale de la transfusion du sang, auquel participèrent plus de cinq cents professeurs, médecins, étudiants venus de quarante nations différentes.
A l’issue de leurs travaux, les congressistes furent reçus en audience par le Saint-Père qui prononça en français le discours suivant :
Le Congrès international pour la transfusion du sang, organisé par l’Association internationale de même nom, Nous donne le plaisir de vous recevoir, Messieurs, et ‑de Nous informer de vos activités. A la suite de vos réunions, se tiendra le septième Congrès international d’hématologie. Nous n’ignorons pas l’importance accrue que prennent dans la société contemporaine les problèmes du sang, ni la portée pratique des conclusions et des résolutions, que vous serez amenés à adopter. Aussi sommes-Nous heureux de vous manifester Notre estime et de vous souhaiter une cordiale bienvenue. D’ailleurs la gravité des questions en cause appelle particulièrement Notre attention ; l’Eglise ne reste point indifférente, vous le ‑savez, toutes les fois que sont en jeu des problèmes, qui engagent la destinée humaine individuelle et sociale, temporelle et éternelle, toutes les fois qu’elle peut, par ‑sa présence ou par une intervention opportune, faire beaucoup de bien ou éviter beaucoup de mal.
L’hématologie — la science du sang et de ses maladies — intéresse au plus haut degré la biologie, la physiologie, la médecine. Le sang, en effet, est en quelque sorte le milieu, où s’opèrent les échanges de la vie organique ; il porte à toutes les cellules l’oxygène et les éléments qui assurant leur nutrition, en même temps qu’il assure l’élimination des déchets. Longtemps on le considéra comme intimement lié à la vie elle-même, qui semblait s’écouler avec lui par les plaies ouvertes. Aujourd’hui encore, l’expression « verser son sang » désigne le sacrifice, qu’un homme fait de sa vie pour une cause qu’il croit digne de cette offrande suprême, et qui s’identifie parfois avec les idéals les plus élevés que l’humanité puisse se proposer.
Puisque les participants du prochain Congrès d’hématologie Nous ont prié de traiter certaines questions de morale, qui se posent dans le domaine de la génétique du sang, Nous avons l’intention d’aborder maintenant les aspects généraux de ces problèmes et de préparer ainsi la réponse que Nous leur donnerons. Nous exposerons donc ici quelques aspects biologiques de la génétique du sang et les problèmes qu’elle soulève.
I. Quelques aspects médico-biologiques de la génétique du sang
Nous avons eu déjà l’occasion de parler du mécanisme de l’hérédité dans Notre allocution du 8 septembre 1953 au premier Symposium international de génétique médicale [1], et d’énoncer alors les importants principes, qui s’appliquaient aux données scientifiques de la génétique dans leur interférence avec les questions morales et religieuses. Toutefois, pour éclairer Nos développements ultérieurs, Nous devons mentionner encore quelques acquisitions récentes, dont vous avez bien voulu Nous informer.
La découverte du facteur « Rhésus ».
On sait assez généralement à l’heure actuelle que les globules rouges du sang possèdent des caractères propres et que l’humanité se divise en quatre groupes sanguins : (A – B – O – AB). Si l’on appelle « antigène » la capacité de provoquer dans un organisme la formation de substances dites « anticorps », susceptibles de s’unir à l’antigène et de déterminer d’abord l’agglutination, puis la destruction des globules rouges, on peut expliquer l’existence des quatre groupes de la manière suivante : les groupes A et B possèdent chacun un antigène propre, mais non l’anticorps qui y répond, tandis qu’ils possèdent l’anticorps de l’antigène qu’ils n’ont pas ; le groupe AB possède les deux antigènes, mais aucun anticorps du système ; le groupe O ne possède aucun antigène, mais bien les deux anticorps. Pendant ces dernières décades, la découverte d’autres systèmes a introduit une complexité considérable dans la détermination exacte des types de sang humain. Mais ce qui Nous intéresse davantage, c’est la découverte du facteur « Rhesus », qui permit d’éclaircir la pathogénèse de la maladie hémolytique du nouveau-né, restée jusqu’alors d’origine inconnue. Une mère possédant le « Rh négatif » produira des anticorps pour les globules « Rh positifs », et si l’enfant qu’elle porte en elle est « Rh positif », elle lui causera du dommage. Puisque les groupes sanguins s’héritent suivant le mécanisme de l’hérédité conforme pour l’essentiel aux lois de Mendel, il est évident que pour avoir un fils « Rh positif », la mère devra avoir un époux « Rh positif » ; si celui-ci est le fils de parents, dont l’un est « Rh positif », et l’autre « Rh négatif », il aura une probabilité de 50% d’avoir des fils « Rh positifs » ; mais si les parents sont tous deux « Rh positifs », tous ses fils le seront aussi. Quand une femme « Rh négatif » épouse un homme « Rh positif », elle se trouve dans ce qu’on appelle la « situation Rh » et en danger potentiel d’avoir des enfants malades.
A côté de l’hérédité morbide, on peut également considérer celle, dont les résultats sont positifs. Mais comme la médecine s’occupe principalement des conséquences nuisibles, on comprend que l’on ait pu croire et affirmer la prédominance de celles-ci. En réalité les exemples ne manquent pas de familles richement douées, où se transmettent d’une génération à l’autre de remarquables qualités physiques et psychiques.
Le mal hématologique méditerranéen.
Qu’il Nous soit permis de signaler encore un cas particulier, à cause de l’importance qu’il revêt dans les régions méditerranéennes. Il s’agit de deux maladies, qui se présentent sous deux aspects cliniques profondément différents, mais qui sont caractérisées par des altérations semblables du système sanguin. La première frappe certaines zones de la population italienne, toute la population grecque et toutes les zones du bassin méditerranéen, où la colonisation phénicienne a laissé des traces. Un enfant naît, apparemment normal, mais le médecin distingue déjà en lui les stigmates du mal, qui le conduira à la mort plus ou moins rapidement, et d’habitude avant la dixième année. Son développement sera notablement ralenti, son teint pâle ; l’abdomen toujours plus proéminent dénote un grossissement énorme de la rate, qui l’occupe souvent presque en entier. La thérapeutique la plus attentive ne pourra que prolonger une vie de malaises et de souffrances ; malgré de nombreuses transfusions de sang, qui représentent pour les familles une charge très coûteuse, l’issue fatale sera inévitable.
Au moment où Cooley et Lée réussissaient à diagnostiquer exactement cette maladie chez des descendants d’Italiens immigrés en Amérique, Rietti, Greppi et Micheli en Italie, décrivaient une maladie apparemment toute différente. Chez des adultes conduisant une vie relativement normale, se présentaient des symptômes, que l’on interpréta comme une diminution de la durée de vie des globules rouges. Ceux-ci portaient aussi des altérations morphologiques, de caractère congénital, affectant leur forme et leur structure intime, ainsi que l’hémoglobine qu’ils contiennent. Ces formes cliniques de la maladie sont aujourd’hui considérées comme des variétés d’un groupe qu’on appelle « désordre hématologique méditerranéen ». Des chercheurs américains, italiens et grecs ont démontré que les altérations de la maladie grave et mortelle des enfants, telle que Cooley l’avait décrite, ressemblaient à celles de la maladie de Rietti, Greppi et Micheli et des formes qui s’en rapprochent. On en vint alors à la conclusion que les enfants malades avaient été engendrés par deux porteurs du mal hématologique méditerranéen. Ce qu’il faut souligner ici, c’est que des individus, qui se croient parfaitement sains, peuvent par leur union provoquer la tragédie familiale que l’on devine.
II. Problèmes de la génétique du sang
Les situations douloureuses que Nous avons décrites et d’autres analogues que l’on rencontre dans le domaine de la génétique du sang, méritaient un effort particulier pour résoudre des problèmes d’ordre physique et moral, particulièrement graves. Nous en exposerons quelques-uns, d’après les informations que vous Nous avez fournies, ainsi que les remèdes qu’on a tenté d’y apporter, en considérant les implications morales qu’ils comportent. D’une manière générale, il faut souligner d’abord la nécessité de fournir au public les informations indispensables sur le sang et son hérédité, afin de permettre aux individus et aux familles de se mettre en garde contre de terribles accidents. Dans ce but, on peut organiser, à la manière du « Dight Institute » américain, des services d’information et de consultation, que les fiancés et les époux interrogeraient en toute confiance sur les questions de l’hérédité, afin de mieux assurer le bonheur et la sécurité de leur union.
La consultation génétique.
Ces services ne donneraient pas seulement des informations, mais aideraient les intéressés à appliquer les remèdes efficaces. Dans un ouvrage qui, Nous assure-t-on, fait autorité en la matière[2], Nous avons pu lire que la formation principale de la consultation est de faire comprendre aux intéressés les problèmes de génétique, qui se présentent dans leurs familles [3]. Dans presque tous les foyers, semble-t-il, on rencontre des situations difficiles, concernant l’hérédité d’un ou de plusieurs de leurs membres. Il peut arriver même que le mari et la femme s’accusent réciproquement d’une anomalie, qui s’est manifestée chez leur enfant. Souvent le spécialiste consulté peut intervenir avec succès pour atténuer la difficulté. Avertis du danger et de sa portée, les parents prendront alors une décision qui sera « eugénique » ou « dysgénique » à l’égard du caractère héréditaire considéré. S’ils décident de ne plus avoir d’enfants, leur décision est « eugénique », c’est-à-dire qu’ils ne propageront plus le gène défectueux, en engendrant soit des enfants malades, soit des porteurs normaux. Si, comme il arrive d’habitude, les probabilités d’engendrer un enfant porteur de ce défaut sont moindres qu’ils ne le craignaient, il se peut qu’ils décident d’accepter d’autres enfants. Cette décision est « dysgénique », parce qu’ils propageront le gène défectueux au lieu d’arrêter sa diffusion. En définitive, l’effet de la consultation génétique est d’encourager les parents à avoir plus d’enfants qu’ils n’en auraient eu sans elle, puisque les probabilités d’avoir un cas malheureux sont inférieures à ce qu’ils pensaient. Si la consultation peut sembler « dysgénique » à l’égard du gène anormal, il faut considérer que les personnes, suffisamment préoccupées de l’avenir pour demander conseil, ont une haute conception de leurs devoirs de parents ; au point de vue moral, il serait souhaitable que ces cas se multiplient.
On demande fréquemment au « Dight Institute », s’il existe des relations entre la consultation et les devoirs religieux du consultant[4]. En réalité la consultation génétique fait abstraction des principes religieux. Elle ne répond pas aux parents qui demandent s’ils doivent avoir encore des enfants, et leur abandonne la responsabilité de la décision. L’Institut Dight n’est donc pas une clinique destinée à réprimer la fécondité ; on n’y fournit pas d’informations sur la manière de « planifier » les familles, car cette question ne rentre pas dans ses objectifs.
Une âme saine dans un corps sain.
L’ouvrage, auquel Nous empruntons ces indications, souligne avec force et netteté l’importance du travail qui reste à accomplir en ce domaine : « La mort, dit-il, est le prix de l’ignorance de la génétique des groupes sanguins ». Heureusement, le médecin dispose actuellement de connaissances suffisantes pour aider les hommes à réaliser plus sûrement le désir — si intime et si puissant chez bon nombre d’entre eux — d’avoir une famille heureuse d’enfants bien portants ! Si le couple est stérile, le médecin tentera de lui assurer la fécondité ; il le mettra en garde contre des dangers qu’il ne soupçonne pas ; il l’aidera à engendrer des enfants normaux et bien constitués.
Mieux avertis des problèmes posés par la génétique et de la gravité de certaines maladies héréditaires, les hommes d’aujourd’hui ont, plus que par le passé, le devoir de tenir compte de ces acquisitions pour éviter eux-mêmes et éviter à d’autres de nombreuses difficultés physiques et morales. Ils doivent être attentifs à tout ce qui pourrait causer à leur descendance des dommages durables et l’entraîner dans une suite interminable de misères. Rappelons à ce propos que la communauté de sang entre les personnes, soit dans les familles, soit dans les collectivités, impose certains devoirs. Bien que les éléments formels de toute communauté humaine soient d’ordre psychologique et moral, la descendance en forme la base matérielle qu’il faut respecter et ne point endommager.
Ce que Nous disons de l’hérédité, pourrait s’appliquer en un sens large aux communautés que constituent les races humaines. Mais le danger vient davantage ici d’une insistance exagérée sur le sens et la valeur du facteur racial. On ne sait que trop, hélas ! à quels excès peuvent conduire l’orgueil de la race et les haines raciales ; l’Eglise s’y est toujours apposée avec énergie, qu’il s’agisse de tentatives de génocide, ou des pratiques inspirées par ce qu’on appelle le « colour-bar ». Elle désapprouve aussi toute expérience de génétique, qui ferait bon marché de la nature spirituelle de l’homme et le traiterait à l’égal de n’importe quel représentant d’une espèce animale.
Nous vous souhaitons, Messieurs, de poursuivre avec succès des travaux si utiles à la communauté humaine. Aux enseignements pratiques de ce Congrès s’ajoutera une conscience plus vive de l’aide efficace, que vous apportez à tant de malades. Vous puiserez dans cette conviction plus d’ardeur à vous acquitter des tâches quotidiennes et la certitude d’avoir mérité l’estime et la reconnaissance de ceux qui vous devront d’avoir conservé la vie et la santé.
En gage des faveurs divines, que Nous appelons sur vous, Nous vous accordons à vous-mêmes, à vos familles, à tous ceux qui vous sont chers, Notre Bénédiction apostolique.
Source : Document Pontificaux de S. S. Pie XII, Edition Saint-Maurice Saint-Augustin. – D’après le texte français des A. A. S., L, 1958, p. 726.