Le mouvement de la Tradition est probablement la meilleure explicitation de la collégialité et du sensus fidei.
Le premier Concile du Vatican a affirmé de manière vigoureuse les prérogatives du souverain pontife : la primauté conférée à saint Pierre, sa transmission aux évêques successifs de Rome, et ses compétences magistérielles, aboutissant à la définition solennelle de l’infaillibilité pontificale.
Empêchés par les événements politiques de poursuivre leurs travaux, les Pères du Concile n’ont pu présenter une doctrine comparable sur le pouvoir des évêques. C’est cette lacune que le deuxième Concile du Vatican voulait combler. Or on sait que la frange progressiste poussait imperturbablement vers un changement de la structure hiérarchique de l’Église vers une aristocratie des évêques, qui auraient gouverné l’Église en faisant du pape un simple président d’honneur. Même le père Schillebeeckx, un théologien peu soupçonné de tendances intégristes, se scandalisa de la manœuvre qui consistait à « dire les choses diplomatiquement » pour se réserver de tirer les conséquences les plus radicales après la clôture du Concile[1]. Pour faire passer l’idée, le maître mot fut celui de « collégialité », par lequel on exploitait au maximum la donnée traditionnelle de la sollicitude commune des évêques sur toute l’Église[2]. L’intervention in extremis de Paul VI via une note explicative préalable à la Constitution Lumen Gentium empêcha le pire.
Aujourd’hui le pape François exploite le thème du sensus fidei, l’instinct de la foi qui anime tout baptisé en état de grâce, pour promouvoir la participation de tous les fidèles au gouvernement de l’Église. Là où les progressistes du Concile visaient une aristocratie épiscopale pour l’Église, ceux d’aujourd’hui visent la démocratie en exploitant outrageusement la donnée traditionnelle du sensus fidei.
Collégialité et sensus fidei correspondent à des données traditionnelles, mais ces contorsionnistes doctrinaux veulent nous en livrer un sens frelaté qui dénature la constitution divine de l’Église. Que faire pour s’en donner une notion juste ?
De doctes théologiens nous expliquent que la doctrine de l’Église doit se conformer à la lex vivendi. On connaissait depuis Prosper d’Aquitaine au 5e siècle la lex orandi et la lex credendi (et la deuxième est censée fixer la première), désormais il faut y ajouter cette lex vivendi qui doit déterminer les autres, sans dépendre, semble-t-il, d’autre chose que du sens du vent synodal[3]. La vie de l’Église doit donc désormais déterminer le dogme. Mais si une partie de l’Église se laisse dévoyer en prétendant être l’authentique voix du Saint Esprit, comment pourra-t-on départager ? Il faudra revenir à saint Paul : « Si quelqu’un, fût-ce nous-même ou un Ange du Ciel, vous annonçait un autre évangile que celui que nous vous avons annoncé, qu’il soit anathème ! » (Gal 1, 8)
Accordons que la vie de l’Église est un critère de jugement en théologie, comme dans le cas de la pratique du baptême des enfants, qui contribua à expliciter la doctrine du péché originel. N’y a‑t-il pas un aspect de la vie de l’Église qui illustre la collégialité et le sensus fidei ?
A vrai dire, lorsque les fidèles, dans les années 70, ont abandonné leurs paroisses où l’on prêchait un autre évangile, pour chercher des prêtres qui transmettaient la foi catholique, ils ont fait preuve d’un authentique sensus fidei.
Et lorsque Mgr Lefebvre procéda aux confirmations et ordinations dans le monde entier – ainsi qu’aux sacres – il fit la preuve d’une authentique sollicitude épiscopale pour le bien de l’Église en général, pour procurer aux fidèles le cadre de la vie chrétienne intégrale qu’ils ne pouvaient plus trouver qu’exceptionnellement dans leurs paroisses et diocèses : pas seulement le rite de la Messe, mais toute la liturgie, la vie paroissiale, le catéchisme, la vie religieuse, etc.
Qui l’eût cru ? Lorsque les théologiens futurs chercheront dans l’histoire de l’Église de quoi nourrir une doctrine juste de la hiérarchie de l’Église et des prérogatives des laïcs, c’est probablement le mouvement de la Tradition qui sera le signe des temps le plus significatif, et un authentique lieu théologique !
- Cité dans Raymond Dulac, La collégialité épiscopale au 2e Concile du Vatican, DMM, 1979, pp.145–146.[↩]
- Cf. parmi les textes du Concile, la Constitution Lumen Gentium n°23 et le décret Christus Dominus n°3.[↩]
- Cf. Grégory Solari, Visite apostolique de la Fraternité Saint-Pierre : « Le traditionalisme veut échapper au vis-à-vis de l’Église », la-croix.com, 3 octobre 2024.[↩]