L’autorité selon Vatican II ? « Un parti au pouvoir et tous les autres en prison »[1] (Mikhaïl Tomski).
1. « L’injustice réussie d’un fait ne porte pas préjudice au caractère inviolable du droit ». Cette proposition condamnée, la 61e du Syllabus de Pie IX, décrit assez bien la pastorale du Pape François, du moins, en tout cas, en ce qu’elle ne renie pas dans la pratique l’admission des pécheurs publics à la réception de la sainte eucharistie. Et bientôt peut-être la bénédiction des unions LGBT ? Nous pourrions aussi mettre en parallèle cette proposition du Syllabus avec la récente destitution de Mgr Strickland. Mais déjà, en 1976, le catholique perplexe et stupéfait avait pu voir la condamnation d’un « Séminaire sauvage », le Séminaire d’Ecône, où Mgr Lefebvre, l’ancien archevêque de Dakar ne faisait pourtant qu’appliquer les décrets du saint concile de Trente.
2. Cette manière d’exercer l’autorité correspond à un changement de définition dans la nature même de l’autorité. En effet, si celle-ci consacre et impose le fait, c’est parce qu’il est l’expression brute du Nombre, la volonté d’une majorité. L’autorité devient alors ce qu’elle est dans le Contrat social de Rousseau, c’est-à-dire l’expression de la volonté générale. Elle devient aussi ce qu’elle est dans le modernisme, c’est-à-dire l’expression de la Conscience commune du Peuple de Dieu.
3. Le bien commun n’est donc plus exactement, dans le modernisme de Vatican II, ce qu’il était jusqu’ici, dans la doctrine de l’Église, basée sur l’explication qu’en ont donnée Aristote et saint Thomas. Pour ces derniers, le bien commun est la Fin, c’est-à-dire la première cause à laquelle tout le reste est suspendu et en vue de laquelle tout le reste doit s’organiser ; et cette Fin, cette cause, est d’abord la transmission du dépôt de la foi, l’expression de la double loi divine, naturelle et révélée, à laquelle les hommes doivent conformer leurs actes s’ils veulent obtenir le salut éternel de leurs âmes. Avec Vatican II et François, le bien commun est celui d’une « Fraternité universelle », c’est-à-dire d’une communion voulue pour elle-même, ou plutôt voulue comme le signe d’espérance de l’unité de tout le genre humain. Non pas une Fin mais un signe – ou un sacrement. La constitution pastorale Gaudium et spes affirme en effet que « en proclamant la très noble vocation de l’homme et en affirmant qu’un germe divin est déposé en lui, ce saint Synode offre au genre humain la collaboration sincère de l’Église pour l’instauration d’une fraternité universelle qui réponde à cette vocation » (Avant-propos, n° 3). En conséquence de quoi la constitution dogmatique Lumen gentium définit l’Église comme un « Peuple messianique », c’est à dire : « pour tout l’ensemble du genre humain le germe le plus sûr d’unité, d’espérance et de salut », envoyé « au monde entier […] comme lumière du monde et sel de la terre » (chapitre II, n° 9). La mission de l’Église est celle d’un témoignage, expression de la conscience commune du Peuple de Dieu qui cristallise les besoins de l’humanité, et c’est pourquoi l’autorité se définit dans l’Église comme un service, dans la mesure où elle sanctionne cette expression et en assure la permanence.
4. Le Compendium du Catéchisme de l’Église catholique publié en 2005 sous la responsabilité de Benoît XVI disait d’ailleurs déjà, au n° 15 : « À qui est confié le dépôt de la foi ? Depuis les Apôtres, le dépôt de la foi est confié à l’ensemble de l’Église. Avec le sens surnaturel de la foi, le Peuple de Dieu tout entier, assisté de l’Esprit Saint et guidé par le Magistère de l’Église, accueille la Révélation divine, la comprend toujours plus profondément et s’attache à la vivre ». Révélation qui s’identifie avec la conscience commune, rebaptisée « sens surnaturel de la foi ». Le Compendium reprend ici le n° 91 du Catéchisme de l’Église catholique : « Tous les fidèles ont part à la compréhension et à la transmission de la vérité. Ils ont reçu l’onction de l’Esprit-Saint qui les instruit et les conduit vers la vérité tout entière ». Et dans l’Exhortation Verbum Domini, qui tire en 2010 les conclusions du synode de 2008, le Pape Benoît XVI déclarait aussi que « La Parole du Verbe fait de nous non seulement les destinataires de la Révélation divine, mais aussi ses messagers »[2]. […] « Puisque tout le Peuple de Dieu est un peuple » envoyé « , le Synode a réaffirmé que » la mission d’annoncer la Parole de Dieu est le devoir de tous les disciples de Jésus-Christ, comme conséquence de leur baptême « . Aucun croyant dans le Christ ne peut se sentir étranger à cette responsabilité qui provient de l’appartenance sacramentelle au Corps du Christ. Cette conscience doit être réveillée dans chaque famille, paroisse, communauté, association et mouvement ecclésial. L’Église, comme mystère de communion, est donc tout entière missionnaire et chacun, selon son état de vie, est appelé à donner une contribution décidée à l’annonce chrétienne »[3].
5. Dans le Discours qu’il a prononcé lors du Synode, le mercredi 25 octobre dernier, le Pape François est revenu sur cette idée, en des termes imagés dont il a le secret. « « J’aime penser à l’Église comme ce peuple simple et humble qui marche en présence du Seigneur, le peuple fidèle de Dieu. […] L’une des caractéristiques de ce Peuple fidèle est son infaillibilité ; oui, il est infaillible in credendo. (In credendo falli nequit, dit Lumen gentium, n° 12) Infallibilitas in credendo. […] Il me vient à l’esprit une image : le Peuple fidèle réuni à l’entrée de la cathédrale d’Ephèse. L’histoire (ou la légende) raconte que les gens se trouvaient sur les deux côtés de la rue vers la cathédrale, tandis que les évêques faisaient leur entrée en procession, et ils répétaient en chœur « Mère de Dieu », en demandant à la hiérarchie de déclarer dogme cette vérité qu’ils possédaient déjà comme Peuple de Dieu. (Certains disent qu’ils avaient en main des bâtons et les montraient aux évêques). Je ne sais pas si c’est une histoire ou une légende, mais l’image est bonne. […] Nous, membres de la hiérarchie, provenons de ce Peuple et avons reçu la foi de ce peuple, en général de leurs mères et grands-mères, « ta mère et ta grand-mère », dit Paul à Timothée ». Sur ce point, donc, François continue Benoît XVI et le Synode de 2023–2024 est en continuité de celui de 2008.
6. Dans l’Encyclique Pascendi, saint Pie X explique très clairement quel est le principe radical, qui aboutit à faire de l’autorité, dans l’Église, le porte-parole de la Conscience commune. Ce principe n’est qu’une variation (ou une adaptation) du principe protestant, principe de l’autonomie de la conscience – ou du libre examen – en raison duquel la Révélation est identifiée à la conscience – ou au « sens surnaturel de la foi » ou encore à « l’onction de l’Esprit Saint ». Si la Révélation divine (c’est-à-dire la communication de la vérité et de la loi faite par Dieu aux hommes) est identique à la conscience (ou à une prise de conscience), alors l’autorité dans l’Église devient logiquement l’organe de la conscience. Le protestantisme identifie la Révélation à la conscience individuelle et c’est pourquoi il introduit une ferment de division et d’anarchie, tant intellectuelle que morale. Les protestants ne peuvent le neutraliser qu’au prix d’une contradiction, en réintroduisant dans l’Église la règle d’une autorité que leur principe du libre examen rend impossible. Le modernisme identifie la Révélation à la conscience commune, et avec Vatican II le « sens surnaturel de la foi » ou « l’onction de l’Esprit Saint » est la prérogative du Peuple de Dieu tout entier. Cette variation du thème protestant rend possible le maintien de l’autorité comme principe d’unité, sans tomber dans la contradiction. Mais c’est au prix d’un changement complet de la définition de l’autorité, changement qui équivaut à une inversion. L’autorité ne descend plus d’en-haut ; elle émerge d’en-bas. Saint Pie X, lorsqu’il évoque cette « équivalence entre la conscience et la Révélation » et « la loi qui érige la conscience religieuse en règle universelle, entièrement de pair avec la Révélation » précise que tout doit lui être assujetti, « jusqu’à l’autorité suprême dans sa triple manifestation, doctrinale, culturelle, disciplinaire ».
7. Si l’autorité, dans l’Église, se fait le porte-parole de la Conscience commune du Peuple de Dieu, alors, dit encore saint Pie X, « bâillonner la critique, l’empêcher de pousser aux évolutions nécessaires, ce n’est donc plus l’usage d’une puissance commise pour des fins utiles, c’est un abus d’autorité ». Nous voyons que le Pape François laisse toute leur liberté d’expression à ceux qu’il désigne comme les « périphériques de l’Église » et qui poussent, justement, à ces évolutions nécessaires, dont le dernier Synode a voulu manifester la prise de conscience. Et s’il bâillonne la critique d’un Mgr Strickland, c’est justement parce que celui-ci se met en opposition aux dites évolutions, et par le fait même aussi en opposition au Synode.
8. Avec François et le dernier Synode, l’autorité du Pape dans l’Église est donc bien à la croisée des chemins.