Père André Gouzes-Vidal Dominicain, recteur de l’abbaye de Sylvanès, auteur de la Liturgie chorale du Peuple de Dieu.
Oui à la tentative d’une réconciliation avec des frères chrétiens, mais à condition d’aller au bout du dialogue ! Oui à l’héritage culturel et spirituel de l’Église latine ! Oui à la symbolique profonde de certains de ses rites oubliés ! Oui à la diversité, et pourquoi pas à une particularité latine dans l’expression actuelle de sa prière. L’Orient chrétien en donne un bel exemple. Et l’Occident d’avant la Contre-Réforme connaissait de nombreuses survivances de rites vénérables remontant aux origines de l’Église.
L’universalité de l’Église procède bien plus de l’annonce courageuse de sa foi, de l’espérance qu’elle offre au monde et de l’amour sauveur, que d’une seule culture liturgique. Et le Concile a offert à des peuples nouveaux la libéralité de se construire une personnalité qui leur soit propre dans les formes de leur célébration. Alors au nom de cette « amplitude » de la catholicité, de sa vocation à l’universel, il est possible qu’un courant traditionaliste puisse trouver sa place, dans la paix, dans la pluralité des formes, au sein d’une même communion. Pour ma part, j’atteste ma filiation à la grâce du Concile. Je suis redevable du travail réalisé en France et ailleurs par les grands « sourciers » du mouvement liturgique que furent les Romano Guardini, Duployé, Bouyer, Martimor. J’appartiens à ce courant fragile où mémoire de l’Église, fidélité et création, beauté du culte et convivialité des célébrations, sens du mystère et prédication évangélique à l’homme d’aujourd’hui se conjoignent.
L’abbaye de Sylvanès, où nous diffusons une liturgie en une douzaine de langues, en témoigne. Des courants divers de l’Église s’y rencontrent. Nous témoignons d’une réception heureuse et inventive du Concile, dans sa rigueur autant que dans son ouverture à une création exigeante. Alors pourquoi avec d’autres nous sentons-nous inquiets, comme tant de prêtres, de fidèles et d’évêques ? Parce que les enjeux nous paraissent ailleurs, parce qu’ils sont cachés, tant par le ton de paternelle bienveillance du document que par sa seule insistance aux questions d’ordo liturgique, de rubrique, de langue.
Ce qui en toute franchise nous inquiète, ce sont les collusions idéologiques qui sous-tendent ces tendances religieuses, leur fondamentalisme théologique et ecclésiologique, voire leur goût ancestral pour l’autoritarisme. Tout cela peut donner le change, derrière les douceurs mystiques du latin et des belles cérémonies.
Leurs retrouvailles avec l’Église sont-elles sincères jusqu’au bout ? Jusqu’au point d’accepter les grandes perspectives du Concile sur la « collégialité », sur le dialogue œcuménique, sur la rencontre sincère avec le judaïsme, sur le renouvellement de nos regards envers les religions du monde, sur l’urgence d’une attention à porter aux rapports de l’Église et de la modernité ? Parmi bien des arguments entendus, il y a le « sens du sacré ». Sa supériorité est mise en avant par les défenseurs des anciens rites. Mais quel sacré ? Sacré de révérence et de majesté, sacré de cour, de crainte et de pesanteur ?
S’il y a un sacré typiquement chrétien, il est « de grâce ». Sa beauté est de joie, son obédience naturelle et surnaturelle est de fraternité. Car on ne célèbre pas pour faire advenir le sacré mais « la Présence ». Et dans le mystère du corps du Christ qu’est l’Église, cette présence est tout entière du Christ et du frère. L’Un nous révèle l’Autre. Le même amour qui s’y échange est à la fois la racine et le fruit. Voilà la révolution évangélique du sacré. Le sacré n’existe pas seulement comme culte, mais comme éthique de la rencontre pour la transfiguration de l’homme et du monde. Toute liturgie qui ne creuse pas une « faim d’agape » peut s’évader dans l’irréel, le narcissisme esthète, ou pire : le mensonge pharisien !
Mais ce qui est plus inquiétant dans le texte du motu proprio est le mode de fonctionnement des autorisations de célébrations et les « recours » possibles en cas de refus. La liturgie, signe d’unité d’un corps ecclésial, va connaître des situations de crises et de divisions, aussi bien dans les communautés religieuses que dans les paroisses. L’autorité des pasteurs sera compromise et cela jusqu’à l’évêque. Dans le contexte d’une érosion constante de la pratique, cela peut lui porter un coup fatal.
Ce texte peut amener à des conduites de délation. L’ignorance aidant la confusion, il nous est arrivé cela à propos du pain eucharistique que nous utilisons. Symboliquement parlant, sa dimension et sa texture permettent d’accomplir un rite crédible de fraction. La simple différence de présentation a suffi à déclencher des réflexes d’imprécations et de menaces ! L’autorité s’affaiblit à vouloir trop intervenir dans la gestion de ces choses. La foi s’y rabougrit.
Le motu proprio, que suit de très près le texte Réponses à des questions concernant certains aspects de la doctrine de l’Église, sème découragement et confusion dans l’esprit de nombreux fidèles. Pour certains même, le « pas-de-deux » de ces avancées et de ces reculs, ouvre un doute profond sur les modes d’exercice du magistère. En effet, sans aucun esprit partisan, ils avaient accueilli l’immense souffle d’ouverture et de charité chrétienne de ce Concile, le plus proprement universel et catholique de l’histoire latine. Ils y avaient lu et reçu l’œuvre de l’Esprit.
Ceux-là vont y perdre le peu de latin qui leur reste et beaucoup de leur confiance en Rome et en l’Église.
Père André Gouzes-Vidal