Cardinal Joseph Ratzinger, futur Pape Benoît XVI
Introduction
1. La vérité qui libère est un don de Jésus-Christ (cf. Jn 8, 32). La recherche de la vérité est appelée par la nature de l’homme, tandis que l’ignorance le maintient dans la servitude. L’homme en effet ne peut être vraiment libre que s’il est éclairé sur les questions centrales de son existence, notamment sur celle de savoir d’où il vient et où il va. Il devient libre lorsque Dieu se donne à lui comme un Ami, selon la parole du Seigneur : « Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ignore ce que fait son maître. Je vous appelle amis, car tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jn 15, 15).La délivrance de l’aliénation du péché et de la mort advient à l’homme lorsque le Christ, qui est la Vérité, devient pour lui le « chemin » (cf. Jn 14, 6).
Dans la foi chrétienne, connaissance et vie, vérité et existence, sont intrinsèquement liées. Assurément, la vérité donnée dans la révélation de Dieu dépasse la propre capacité de connaissance de l’homme, mais elle ne s’oppose pas à la raison de l’homme ; elle la pénètre plutôt, l’élève et fait appel à la responsabilité de chacun (cf. 1 P 3, 15).Ainsi, dès le commencement de l’Église, la « règle de doctrine » (Rm 6, 17) a‑t-elle été liée, avec le baptême, à l’entrée dans le mystère du Christ. Le service de la doctrine, comportant la recherche croyante de l’intelligence de la foi qu’est la théologie, est donc une exigence à laquelle l’Église ne peut renoncer.
À toute époque, la théologie est importante pour que l’Église puisse répondre au dessein de Dieu qui veut « que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (1 Tm 2, 4). Mais en des temps de bouleversements spirituels et culturels, elle est encore plus importante, même si elle est exposée à des risques, car elle doit s’efforcer de « demeurer » dans la vérité (cf. Jn 8, 31) tout en tenant compte des nouvelles questions posées par l’esprit humain. C’est ainsi qu’en notre siècle, en particulier lors de la préparation du Concile Vatican II et de sa mise en œuvre, la théologie a beaucoup contribué à une plus profonde « compréhension des réalités et des paroles transmises » [1] , mais a aussi connu et connaît encore des moments de crise et de tension.
C’est pourquoi la Congrégation pour la Doctrine de la Foi estime opportun d’adresser aux évêques de l’Église catholique, et par leur intermédiaire aux théologiens, la présente Instruction qui se propose d’éclairer la mission de la théologie dans l’Église. Après avoir considéré la vérité comme don de Dieu à son peuple (I), elle décrira la fonction des théologiens (II), puis s’arrêtera au mandat particulier des Pasteurs (III), pour proposer enfin des indications sur le juste rapport des uns avec les autres (IV). Elle entend ainsi servir le progrès dans la connaissance de la vérité (cf. Col 1, 10), qui nous introduit dans la liberté en vue de laquelle le Christ est mort et ressuscité (cf. Ga 5,1).
I. LA VÉRITÉ DON DE DIEU À SON PEUPLE
2. Mû par un amour sans mesure, Dieu a voulu s’approcher de l’homme en quête de sa propre identité et faire route avec lui (cf. Le 24, 15). Il l’a aussi libéré des ruses du « père du mensonge » (cf. Jn 8, 44) et lui a donné accès à son intimité pour qu’il y trouve, comme par surcroît, sa vérité définitive, et sa liberté véritable. Ce dessein d’amour conçu par le « Père des lumières » (Jc 1, 17 ; cf. 1 P 2, 9 ; 1 Jn 1, 5), réalisé par le Fils affranchi de la mort (cf. Jn 8, 36) est perpétué par l’Esprit qui conduit « vers la vérité tout entière » (Jn 16, 13).
3. La vérité possède en soi une force unifiante : elle délivre les hommes de l’isolement et des oppositions dans lesquelles les enferme l’ignorance de la vérité et, tandis qu’elle ouvre le chemin vers Dieu, elle les unit les uns aux autres. Le Christ a détruit le mur de séparation qui les avait rendus étrangers à la promesse de Dieu et à la communion de l’Alliance (cf. Ep 2, 12–14). Il envoie dans le cœur des croyants son Esprit, par lequel tous en Lui, nous ne sommes plus qu”« un seul » (cf. Rm 5, 5 ; Ga 3, 28). Ainsi devenons-nous, grâce à la nouvelle naissance et à l’onction du Saint-Esprit (cf. Jn 3, 5 ; 1 Jn 2,20. 27), le Peuple de Dieu unique et nouveau qui, par les diverses vocations et charismes, a la mission de conserver et de transmettre le don de la vérité. En effet, l’Église tout entière doit, comme « sel de la terre » et « lumière du monde » (cf. Mt 5,13s), rendre témoignage à la vérité du Christ qui libère.
4. À cet appel, le Peuple de Dieu répond « avant tout par une vie de foi et de charité et en offrant à Dieu un sacrifice de louange ». En ce qui a trait plus spécifiquement à la « vie de foi », le Concile Vatican II précise que « l’ensemble des fidèles qui ont reçu l’onction du Saint (cf. 1 Jn 2, 20. 27) ne peut pas errer dans la foi », et qu’« il manifeste cette prérogative au moyen du sens surnaturel de la foi commun à tout le peuple, lorsque, « depuis les évêques jusqu’au dernier des fidèles laïcs », il fait entendre son accord universel dans les domaines de la foi et de la morale » [2] .
5.Afin d’exercer sa fonction prophétique dans le monde, le Peuple de Dieu doit constamment réveiller ou « raviver » en lui sa vie de foi (cf. 2 Tm 1, 6), en particulier par une réflexion toujours plus approfondie, guidée par l’Esprit Saint, sur le contenu de la foi elle-même, et par un effort pour la justifier aux yeux de ceux qui lui en demandent raison (cf. 1 P 3, 15). Pour cette mission, l’Esprit de vérité dispense, parmi les croyants de tout ordre, des grâces spéciales données « en vue du bien commun » ( 1 Co 12, 7–11).
II. LA VOCATION DU THÉOLOGIEN
6. Parmi les vocations ainsi suscitées par l’Esprit dans l’Église se distingue celle du théologien qui, d’une manière particulière, a pour fonction d’acquérir, en communion avec le Magistère, une intelligence toujours plus profonde de la Parole de Dieu contenue dans l’Écriture inspirée et transmise par la Tradition vivante de l’Église.
De par sa nature, la foi tend à l’intelligence, car elle ouvre à l’homme la vérité concernant sa destinée et la voie pour l’atteindre. Même si la vérité révélée surpasse notre discours, et si nos concepts sont imparfaits face à sa grandeur à la fin du compte insondable (cf. Ep 3, 19), elle invite pourtant notre raison – don de Dieu pour percevoir la Vérité – à entrer en sa lumière et à devenir ainsi capable de comprendre dans une certaine mesure ce qu’elle croit. La science théologique, qui recherche l’intelligence de la foi en réponse à la voix de la Vérité qui appelle, aide le Peuple de Dieu, selon le commandement apostolique (cf. 1 P 3, 15), à rendre compte de son espérance à ceux qui le demandent.
7. Le travail du théologien répond ainsi au dynamisme présent dans la foi elle-même : de par sa nature, la vérité veut se communiquer, car l’homme a été créé pour percevoir la Vérité, et désire au plus profond de lui-même la connaître pour se trouver en elle et y trouver son salut (cf. 1 Tm 2, 4). C’est pourquoi le Seigneur a envoyé ses Apôtres pour qu’ils fassent de toutes les nations des « disciples » et les enseignent (cf. Mt 28, 19 s.). La théologie, qui recherche la « raison de la foi » et offre cette raison comme une réponse à ceux qui cherchent, fait intégralement partie de l’obéissance à ce commandement, car les hommes ne peuvent devenir disciples si la Vérité contenue dans la parole de foi ne leur est pas présentée (cf. Rm 10, 14 s.).
La théologie offre donc sa contribution pour que la foi devienne communicable, pour que l’intelligence de ceux qui ne connaissent pas encore le Christ puisse rechercher et trouver la foi. Obéissant ainsi à l’impulsion de la Vérité qui tend à se communiquer, la théologie naît aussi de l’amour et de son dynamisme : dans l’acte de foi, l’homme connaît la bonté de Dieu et commence à l’aimer, mais l’amour désire connaître toujours mieux celui qu’il aime [3]. De cette double origine de la théologie, qui s’inscrit dans la vie interne du Peuple de Dieu et dans sa vocation missionnaire, découle la manière dont elle doit être élaborée pour satisfaire aux exigences de sa propre nature.
8. Puisque l’objet de la théologie est la Vérité, le Dieu vivant et son dessein de salut révélé en Jésus-Christ, le théologien est appelé à intensifier sa vie de foi et à unir toujours recherche scientifique et prière [4] . Il sera ainsi plus ouvert au « sens surnaturel de la foi » dont il dépend et qui lui apparaîtra comme une règle sûre pour guider sa réflexion et mesurer la justesse de ses conclusions.
9. Au cours des siècles, la théologie s’est progressivement constituée en un véritable savoir scientifique. Il est donc nécessaire que le théologien soit attentif aux exigences épistémologiques de sa discipline, aux exigences de rigueur critique, c’est-à-dire au contrôle rationnel de chaque étape de sa démarche. Mais l’exigence critique ne doit pas être identifiée avec l’esprit critique, qui naît plutôt de motifs affectifs ou de préjugés. Le théologien doit discerner en lui-même l’origine et les motivations de son attitude critique et laisser purifier son regard par la foi. L’exercice de la théologie requiert un effort spirituel de rectitude et de sanctification.
10. Bien qu’elle transcende la raison humaine, la vérité révélée est en profonde harmonie avec elle. Cela suppose que la raison soit par sa nature ordonnée à la Vérité de sorte que, illuminée par la foi, elle puisse pénétrer la signification de la Révélation. En dépit des affirmations de plusieurs courants philosophiques, mais conformément à une saine philosophie confirmée par l’Écriture, il faut reconnaître la capacité que possède la raison humaine d’atteindre la vérité, ainsi que sa capacité métaphysique de connaître Dieu à partir du créé [5] .
C’est pourquoi la tâche, propre à la théologie, de comprendre le sens de la Révélation exige l’utilisation d’acquisitions philosophiques qui fournissent « une connaissance solide et correcte de l’homme, du monde et de Dieu »[6] , dont les affirmations puissent être assumées dans la réflexion sur la doctrine révélée. Les sciences historiques sont également nécessaires aux études du théologien, en premier lieu à cause du caractère historique de la Révélation, qui nous a été livrée dans une « histoire du salut ». On doit enfin avoir aussi recours aux « sciences humaines », pour mieux saisir la vérité révélée sur l’homme et sur les normes morales de son agir, en mettant en rapport avec elle les résultats valables de ces sciences.
Dans cette perspective, il est de la tâche du théologien d’emprunter à la culture qui est la sienne des éléments lui permettant de mettre mieux en lumière tel ou tel aspect des mystères de la foi. Une telle tâche est certes ardue et comporte des risques, mais elle est en soi légitime et doit être encouragée.
Il importe à ce propos de souligner que l’utilisation par la théologie d’éléments et instruments conceptuels provenant de la philosophie ou d’autres disciplines exige un discernement qui trouve son principe normatif ultime dans la doctrine révélée. C’est elle qui doit fournir les critères pour le discernement de ces éléments et instruments conceptuels, et non l’inverse.
11. N’oubliant jamais qu’il est lui aussi membre du Peuple de Dieu, le théologien doit le respecter et s’attacher à lui dispenser un enseignement qui n’altère en rien la doctrine de la foi.
La liberté propre à la recherche théologique s’exerce à l’intérieur de la foi de l’Église. C’est pourquoi l’audace qui s’impose souvent à la conscience du théologien ne peut porter de fruits et « édifier » que si elle s’accompagne de la patience du mûrissement. Les propositions nouvelles avancées par l’intelligence de la foi « ne sont qu’une offre faite à toute l’Église. Il faut beaucoup de corrections et d’élargissements dans un dialogue fraternel jusqu’à ce que toute l’Église puisse les accepter ». En conséquence, « le service très désintéressé à la communauté des croyants » qu’est la théologie « comporte essentiellement un débat objectif, un dialogue fraternel, une ouverture et une disponibilité à modifier ses propres opinions » [7] .
12. La liberté de recherche, à laquelle la communauté des scientifiques tient justement comme à l’un de ses biens les plus précieux, signifie la disponibilité à accueillir la vérité telle qu’elle se présente au terme d’une recherche dans laquelle n’est intervenu aucun élément étranger aux exigences d’une méthode correspondant à l’objet étudié.
En théologie, cette liberté de recherche s’inscrit à l’intérieur d’un savoir rationnel dont l’objet est donné par la Révélation, transmise et interprétée dans l’Église sous l’autorité du Magistère, et reçu par la foi. Omettre ces données, qui ont valeur de principe, serait comme cesser de faire de la théologie. Afin de bien préciser les modalités de ce rapport avec le Magistère, il convient de réfléchir maintenant sur le rôle de celui-ci dans l’Église.
III. LE MAGISTÈRE DES PASTEURS
13. « Avec une grande bienveillance, Dieu a pris des dispositions pour que la Révélation donnée pour le salut de toutes les nations demeurât toujours en son intégrité et fût transmise à toutes les générations » [8] . Il a conféré à son Église par le don de l’Esprit Saint une participation à sa propre infaillibilité[9]. Par le « sens surnaturel de la foi », le Peuple de Dieu jouit de cette prérogative, sous la conduite du Magistère vivant de l’Église qui, en vertu de l’autorité exercée au nom du Christ, est le seul interprète authentique de la Parole de Dieu, écrite ou transmise [10].
14. Comme successeurs des apôtres, les Pasteurs de l’Église « reçoivent du Seigneur […] la mission d’enseigner toutes les nations et de prêcher l’Évangile à toute créature, afin que les hommes […] obtiennent le salut » [11]. La tâche leur est donc confiée de conserver, d’exposer et d’annoncer la Parole de Dieu, dont ils sont les serviteurs[12].
La mission du Magistère est d’affirmer, d’une manière cohérente avec la nature « eschatologique » propre à l’événement de Jésus-Christ, le caractère définitif de l’Alliance instaurée par Dieu dans le Christ avec son Peuple ; il doit le protéger des déviations et des défaillances, et lui garantir la possibilité objective de professer sans erreurs la foi authentique, en tout temps et dans les diverses situations. Il en découle que la signification du Magistère et sa valeur ne sont compréhensibles que par rapport à la vérité de la doctrine chrétienne et à la prédication de la Parole véritable. La fonction du Magistère n’est donc pas quelque chose d’extrinsèque à la vérité chrétienne ni de superposé à la foi ; elle émerge directement de l’économie de la foi elle-même parce que le Magistère est, au service de la Parole de Dieu, une institution voulue positivement par le Christ comme élément constitutif de l’Église. Le service rendu à la vérité chrétienne par le Magistère s’exerce donc en faveur de tout le Peuple de Dieu, appelé à être introduit dans la liberté de la vérité que Dieu a révélée dans le Christ.
15. Afin qu’ils puissent accomplir pleinement la tâche qui leur est confiée d’enseigner l’Évangile et d’interpréter authentiquement la Révélation, Jésus-Christ a promis aux Pasteurs de l’Église l’assistance de l’Esprit Saint. Il les a en particulier dotés du charisme d’infaillibilité en matière de foi et de mœurs. L’exercice de ce charisme peut revêtir plusieurs modalités. Il s’exerce en particulier quand les évêques en union avec leur chef visible, par un acte collégial, comme dans le cas de conciles œcuméniques, proclament une doctrine, ou quand le Pontife romain, exerçant sa mission de Pasteur et de Docteur suprême de tous les chrétiens, proclame une doctrine « ex cathedra » [13].
16. Le devoir de conserver saintement et d’exposer fidèlement le dépôt de la divine Révélation implique, de par sa nature, que le Magistère puisse proposer « d’une manière définitive »[14] des énoncés qui, même s’ils ne sont pas contenus dans les vérités de foi, leur sont cependant intimement connexes, de sorte que le caractère définitif de telles affirmations dérive, en dernier ressort, de la Révélation elle-même [15].
Ce qui concerne la morale peut être l’objet du magistère authentique, car l’Évangile, qui est Parole de vie, inspire et dirige tout le domaine de l’agir humain. Le Magistère a donc la tâche de discerner, par des jugements normatifs pour la conscience des fidèles, les actes qui sont en eux-mêmes conformes aux exigences de la foi et en promeuvent l’expression dans la vie, et ceux qui au contraire, de par leur malice intrinsèque, sont incompatibles avec ces exigences. En raison du lien qui existe entre l’ordre de la création et l’ordre de la rédemption, et en raison de la nécessité de connaître et observer toute la loi morale en vue du salut, la compétence du Magistère s’étend aussi à ce qui regarde la loi naturelle [16].
D’ailleurs, la Révélation elle-même contient des enseignements moraux qui de soi pourraient être connus par la raison naturelle, mais auxquels la condition pécheresse de l’homme rend l’accès difficile. C’est une doctrine de foi que ces règles morales peuvent être infailliblement enseignées par le Magistère [17].
17. L’assistance divine est encore donnée aux successeurs des apôtres, enseignant en communion avec le successeur de Pierre, et, d’une manière particulière, au Pontife romain, Pasteur de toute l’Église, lorsque, sans arriver à une définition infaillible et sans se prononcer d’une « manière définitive », ils proposent dans l’exercice du magistère ordinaire un enseignement qui conduit à une meilleure intelligence de la Révélation en matière de foi et de mœurs, et des directives morales découlant de cet enseignement.
On doit donc tenir compte du caractère propre de chacune des interventions du Magistère et de la mesure dans laquelle son autorité est engagée, mais aussi du fait qu’elles découlent toutes de la même source, c’est-à-dire du Christ qui veut que son peuple marche dans la vérité tout entière. Pour la même raison, les décisions magistérielles en matière de discipline, même si elles ne sont pas garanties par le charisme de l’infaillibilité, ne sont pas dépourvues de l’assistance divine, et requièrent l’adhésion des fidèles.
18. Le Pontife romain s’acquitte de sa mission universelle à l’aide des organismes de la Curie romaine et en particulier, pour ce qui regarde la doctrine sur la foi et sur la morale, de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Il découle de là que les documents de cette Congrégation approuvés expressément par le Pape participent au magistère ordinaire du successeur de Pierre [18].
19. Dans les Églises particulières, il revient à l’évêque de garder et d’interpréter la Parole de Dieu et de juger avec autorité de ce qui lui est conforme ou non. L’enseignement de chaque évêque, pris singulièrement, s’exerce en communion avec celui du Pontife romain, Pasteur de l’Église universelle, et avec les autres évêques dispersés à travers le monde ou réunis en Concile œcuménique. Cette communion est condition de son authenticité.
Membre du collège épiscopal par son ordination sacramentelle et par la communion hiérarchique, l’évêque représente son Église, comme tous les évêques en union avec le Pape représentent l’Église universelle dans le lien de la paix, de l’amour, de l’unité et de la vérité. Convergeant dans l’unité avec leur propre patrimoine, les Églises locales manifestent la catholicité de l’Église. Pour leur part, les Conférences épiscopales contribuent à la réalisation concrète du sentiment (« affectus ») collégial [19].
20. Ordonnée à veiller à ce que le Peuple de Dieu demeure dans la vérité qui libère, la charge pastorale du Magistère est donc une réalité complexe et diversifiée. Dans son engagement au service de la vérité, le théologien aura, pour rester fidèle à sa fonction, à tenir compte de la mission propre au Magistère et à collaborer avec lui. Comment faut-il concevoir cette collaboration ? Comment se réalise-t-elle concrètement et quels obstacles peut-elle rencontrer ? C’est ce qu’il faut maintenant examiner de plus près.
IV. MAGISTÈRE ET THÉOLOGIE
A. Les rapports de collaboration
21. Tout en ayant des charismes et des fonctions différentes, le Magistère vivant de l’Église et la théologie ont en définitive un même but : garder le Peuple de Dieu dans la vérité qui libère et en faire ainsi la « lumière des nations ». Ce service de la communauté ecclésiale met en relations réciproques le théologien et le Magistère. Ce dernier enseigne authentiquement la doctrine des apôtres et, tirant profit du travail théologique, réfute les objections et les déformations de la foi, proposant en outre, avec l’autorité reçue de Jésus-Christ, des approfondissements, des explicitations et des applications nouvelles de la doctrine révélée. La théologie au contraire acquiert, par la réflexion, une intelligence toujours plus profonde de la Parole de Dieu contenue dans l’Écriture et fidèlement transmise par la Tradition vivante de l’Église sous la conduite du Magistère ; elle cherche à éclairer l’enseignement de la Révélation face aux instances de la raison, et lui donne enfin une forme organique et systématique [20].
22. La collaboration entre le théologien et le Magistère se réalise d’une manière spéciale quand le théologien reçoit la mission canonique ou le mandat d’enseigner. Elle devient alors, dans un certain sens, une participation à l’œuvre du Magistère auquel la rattache un lien juridique. Les règles de déontologie qui découlent par elles-mêmes et avec évidence du service de la Parole de Dieu se trouvent renforcées par l’engagement que le théologien a pris en acceptant sa tâche ainsi qu’en émettant la profession de foi et le serment de fidélité [21]. À partir de ce moment, il est investi officiellement de la charge de présenter et d’illustrer dans toute son exactitude et son intégralité la doctrine de la foi.
23. Lorsque le Magistère de l’Église se prononce infailliblement pour déclarer solennellement qu’une doctrine est contenue dans la Révélation, l’adhésion requise est celle de la foi théologale. Une telle adhésion s’étend à l’enseignement du Magistère ordinaire et universel quand il propose à croire une doctrine de foi comme divinement révélée.
Lorsque celui-ci propose « d’une manière définitive » des vérités concernant la foi et les mœurs qui, même si elles ne sont pas divinement révélées, sont toutefois étroitement et intimement connexes avec la Révélation, celles-ci doivent être fermement acceptées et tenues [22].
Lorsque le Magistère, même sans l’intention de poser un acte « définitif », enseigne une doctrine pour aider à l’intelligence plus profonde de la Révélation ou de ce qui en explicite le contenu, ou encore pour rappeler la conformité d’une doctrine avec les vérités de foi, ou enfin pour mettre en garde contre des conceptions incompatibles avec ces mêmes vérités, un assentiment religieux de la volonté et de l’intelligence est requis [23]. Celui-ci ne peut pas être purement extérieur et disciplinaire, mais doit se situer dans la logique et sous la mouvance de l’obéissance de la foi.
24. Enfin le Magistère, dans le but de servir le mieux possible le Peuple de Dieu, et en particulier pour le mettre en garde contre des opinions dangereuses pouvant conduire à l’erreur, peut intervenir sur des questions débattues dans lesquelles sont impliqués, à côté de principes fermes, des éléments conjecturaux et contingents. Et ce n’est souvent qu’avec le recul du temps qu’il devient possible de faire le partage entre le nécessaire et le contingent.
La volonté d’acquiescement loyal à cet enseignement du Magistère en matière de soi non-irréformable doit être la règle. Il peut cependant arriver que le théologien se pose des questions portant, selon les cas, sur l’opportunité, sur la forme ou même le contenu d’une intervention. Cela le conduira avant tout à vérifier soigneusement quelle est l’autorité de cette intervention, telle qu’elle résulte de la nature des documents, de l’insistance à proposer une doctrine et de la manière même de s’exprimer [24].
Dans ce domaine des interventions d’ordre prudentiel, il est arrivé que des documents magistériels ne soient pas exempts de déficiences. Les Pasteurs n’ont pas toujours perçu aussitôt tous les aspects ou toute la complexité d’une question. Mais il serait contraire à la vérité de conclure, à partir de certains cas déterminés, que le Magistère de l’Église puisse se tromper habituellement dans ses jugements prudentiels, ou qu’il ne jouisse pas de l’assistance divine dans l’exercice intégral de sa mission. En effet, le théologien, qui ne peut bien exercer sa discipline sans une certaine compétence historique, est conscient de la décantation qui s’opère avec le temps. Ceci ne doit pas être entendu dans le sens d’une relativisation des énoncés de la foi. Il sait que certains jugements du Magistère ont pu être justifiés à l’époque où ils furent prononcés, parce que les affirmations visées mêlaient inextricablement des assertions vraies et d’autres qui n’étaient pas sûres. Seul le temps a permis d’opérer le discernement et, à la suite d’études approfondies, d’aboutir à un vrai progrès doctrinal.
25. Même lorsque la collaboration se déroule dans les meilleures conditions, il n’est pas exclu que naissent des tensions entre le théologien et le Magistère. La signification qu’on leur confère et l’esprit avec lequel on les affronte ne sont pas choses indifférentes : si elles ne procèdent pas d’un sentiment d’hostilité et d’opposition, elles peuvent représenter un facteur de dynamisme et un stimulant qui incite le Magistère et les théologiens à remplir leurs fonctions respectives en pratiquant le dialogue.
26. Une double règle s’impose dans le dialogue : là où la communion de foi est en cause, vaut le principe de l”« unitas veritatis » ; là où demeurent des divergences qui ne mettent pas en cause cette communion, on sauvegardera l”« unitas caritatis ».
27. Même si la doctrine de foi ne lui apparaît pas être en cause, le théologien ne présentera pas ses opinions ou ses hypothèses divergentes comme s’il s’agissait de conclusions indiscutables. Cette discrétion est commandée par le respect de la vérité ainsi que par le respect du Peuple de Dieu (cf. Rm 14, 1–15 ; 1 Co 8 ; 10, 23–33). Pour les mêmes raisons, il renoncera à leur expression publique intempestive.
28. Ce qui précède trouve une application particulière dans le cas du théologien qui aurait de sérieuses difficultés à accueillir, pour des raisons qui lui paraissent fondées, un enseignement magistériel non-irréformable.
Un tel désaccord ne pourrait être justifié s’il se fondait seulement sur le fait que la validité de l’enseignement donné n’est pas évidente, ou sur la persuasion que la position contraire est plus probable. De même, le jugement de la conscience subjective du théologien ne saurait suffire, car celle-ci ne constitue pas une instance autonome et exclusive pour juger de la vérité d’une doctrine.
29. Jamais en tout cas ne pourra manquer une attitude fondamentale de disponibilité à accueillir loyalement l’enseignement du Magistère, comme il convient à tout croyant au nom de l’obéissance de la foi. C’est pourquoi le théologien s’efforcera de comprendre cet enseignement dans son contenu, dans ses raisons et dans ses motifs. À cela il consacrera une réflexion approfondie et patiente, prompt à revoir ses propres opinions et à examiner les objections qui lui seraient faites par ses pairs.
30. Si, en dépit d’efforts loyaux, les difficultés persistent, c’est un devoir pour le théologien de faire connaître aux autorités magistérielles les problèmes que soulève un enseignement en lui-même, dans les justifications qui en sont proposées ou encore dans la manière selon laquelle il est présenté. Il le fera dans un esprit évangélique, avec le désir profond de résoudre les difficultés. Ses objections pourront alors contribuer à un réel progrès, en stimulant le Magistère à proposer l’enseignement de l’Église d’une manière plus approfondie et mieux argumentée.
Dans ces cas, le théologien évitera de recourir aux mass-media plutôt que de s’adresser à l’autorité responsable, car ce n’est pas en exerçant ainsi une pression sur l’opinion publique que l’on peut contribuer à la clarification des problèmes doctrinaux et servir la vérité.
31. Il peut aussi arriver qu’au terme d’un examen de l’enseignement du Magistère, sérieux et mené dans une volonté d’écoute sans réticences, la difficulté demeure, car les arguments en sens opposé semblent au théologien l’emporter. Devant une affirmation à laquelle il ne pense pas pouvoir donner son adhésion intellectuelle, son devoir est de rester disponible pour un examen plus approfondi de la question.
Pour un esprit loyal et animé par l’amour de l’Église, une telle situation peut assurément représenter une épreuve difficile. Ce peut être un appel à souffrir dans le silence et la prière, avec la certitude que si la vérité est vraiment en cause, elle finira nécessairement par s’imposer.
B. Le problème du dissentiment
32. À plusieurs reprises, le Magistère a attiré l’attention sur les graves inconvénients causés à la communion de l’Église par les attitudes d’opposition systématique, qui en viennent même à se constituer en groupes organisés [25]. Dans l’Exhortation apostolique Paterna cum benevolentia, Paul VI a proposé un diagnostic qui conserve toute sa pertinence. On veut ici parler en particulier de cette attitude publique d’opposition au magistère de l’Église, appelé encore « dissentiment », et qu’il convient de bien distinguer de la situation de difficulté personnelle dont on a parlé plus haut. Le phénomène du dissentiment peut avoir diverses formes, et ses causes lointaines ou proches sont multiples.
Parmi les facteurs qui peuvent exercer leur influence d’une façon lointaine ou indirecte, il convient de rappeler l’idéologie du libéralisme philosophique qui imprègne aussi la mentalité de notre époque. De là provient la tendance à considérer qu’un jugement a d’autant plus de valeur qu’il procède de l’individu s’appuyant sur ses propres forces. Ainsi on oppose la liberté de pensée à l’autorité de la tradition, considérée comme source de servitude. Une doctrine transmise et reçue est d’emblée frappée de suspicion et sa valeur de vérité contestée. À la limite, la liberté de jugement ainsi entendue importe plus que la vérité elle-même. Il s’agit donc de tout autre chose que de l’exigence légitime de la liberté, au sens d’absence de contrainte, comme condition requise pour la recherche loyale de la vérité, exigence en vertu de laquelle l’Église a toujours tenu que « personne ne doit être contraint à embrasser la foi malgré lui » [26].
Le poids d’une opinion publique intentionnellement dirigée et de ses conformismes exerce aussi son influence. Souvent les modèles sociaux répandus par les mass-media tendent à devenir une valeur normative, et l’opinion se répand en particulier que l’Église ne devrait se prononcer que sur des problèmes que l’opinion publique tient pour importants et dans le sens qui plaît à celle-ci. Par exemple, le Magistère pourrait intervenir dans les questions économiques et sociales, mais devrait laisser au jugement individuel celles qui regardent la morale conjugale et familiale.
Enfin la pluralité des cultures et des langues, qui est en soi une richesse, peut indirectement conduire à des malentendus ouvrant la voie à des désaccords.
Dans ce contexte, un discernement critique et avisé et une réelle maîtrise des problèmes sont requis du théologien, s’il veut remplir sa mission ecclésiale et ne pas perdre, en se modelant sur le monde présent (cf. Rm 12, 2 ; Ep 4, 23), l’indépendance de jugement qui doit être celle des disciples du Christ.
33. Le dissentiment peut revêtir divers aspects. Sous sa forme la plus radicale, il vise à changer l’Église suivant un modèle de contestation inspiré par ce qui se fait dans la société politique. Plus fréquemment, on estime que le théologien ne serait tenu d’adhérer qu’à l’enseignement infaillible du Magistère, tandis que, dans la perspective d’une sorte de positivisme théologique, les doctrines proposées sans qu’intervienne le charisme d’infaillibilité n’auraient nullement un caractère obligatoire, de sorte que l’esprit serait libre d’y adhérer ou non. Ainsi le théologien aurait toute liberté pour mettre en doute ou refuser l’enseignement non-infaillible du Magistère, notamment en matière de normes morales particulières, et par cette opposition critique, il pourrait même contribuer au progrès de la doctrine.
34. La justification du dissentiment s’appuie généralement sur différents arguments, dont deux ont un caractère plus fondamental. Le premier est d’ordre herméneutique : les documents du Magistère ne seraient rien d’autre que le reflet d’une théologie discutable. Le second invoque le pluralisme théologique, poussé parfois jusqu’à un relativisme qui met en cause l’intégrité de la foi : les interventions magistérielles émaneraient d’une théologie parmi d’autres, alors qu’aucune théologie particulière ne peut prétendre s’imposer universellement. En opposition au magistère authentique et en concurrence avec lui prend ainsi naissance une sorte de « magistère parallèle » des théologiens [27].
C’est assurément une des tâches du théologien que d’interpréter correctement les textes du Magistère, et il dispose pour cela de règles herméneutiques, où figure le principe selon lequel, grâce à l’assistance divine, l’enseignement du Magistère vaut par-delà l’argumentation, parfois empruntée à une théologie particulière, qu’il utilise. Quant au pluralisme théologique, il n’est légitime que dans la mesure où est sauvegardée l’unité de la foi dans sa signification objective [28] Des liens essentiels relient en effet entre eux les niveaux distincts que sont l’unité de la foi, l’unité-pluralité des expressions de la foi, et la pluralité des théologies. La raison d’être de la pluralité est l’insondable mystère du Christ qui transcende toute systématisation objective. Cela ne peut signifier que soient acceptables des conclusions qui lui sont contraires, et cela ne met nullement en cause la vérité d’assertions par lesquelles le Magistère s’est prononcé[29]. Quant au « magistère parallèle », il peut causer de grands maux spirituels en s’opposant à celui des Pasteurs. Lorsqu’en effet le dissentiment réussit à étendre son influence jusqu’à inspirer une opinion commune, il tend à devenir règle d’action, ce qui ne peut que troubler gravement le Peuple de Dieu et conduire au mépris de l’autorité véritable[30].
35. Le dissentiment fait parfois appel aussi à une argumentation sociologique, selon laquelle l’opinion d’un grand nombre de chrétiens serait une expression directe et adéquate du « sens surnaturel de la foi ».
En réalité, les opinions des fidèles ne peuvent pas être purement et simplement identifiées au « sensus fidei » [31]. Celui-ci est une propriété de la foi théologale qui, parce qu’elle est un don de Dieu faisant adhérer personnellement à la Vérité, ne peut se tromper. Cette foi personnelle est aussi foi de l’Église, puisque Dieu a confié à l’Église la garde de la Parole et qu’en conséquence, ce que le fidèle croit, c’est ce que croit l’Église. C’est pourquoi le « sensus fidei » implique, de par sa nature, l’accord profond de l’esprit et du cœur avec l’Église, le « sentire cum Ecclesia ».
Si donc la foi théologale en tant que telle ne peut se tromper, le croyant peut par contre avoir des opinions erronées, car toutes ses pensées ne procèdent pas de la foi [32]. Les idées qui circulent dans le Peuple de Dieu ne sont pas toutes en cohérence avec la foi, d’autant qu’elles peuvent facilement subir l’influence d’une opinion publique véhiculée par des moyens modernes de communication. Ce n’est pas sans raison que le Concile Vatican II souligne le rapport indissoluble entre « sensus fidei » et conduite du Peuple de Dieu par le magistère des Pasteurs : les deux réalités ne peuvent être séparées l’une de l’autre [33]. Les interventions du Magistère servent à garantir l’unité de l’Église dans la vérité du Seigneur. Elles aident à « demeurer dans la vérité » face au caractère arbitraire des opinions changeantes, et sont l’expression de l’obéissance à la Parole de Dieu [34] . Même lorsqu’il peut sembler qu’elles entravent la liberté des théologiens, elles instaurent, par la fidélité à la foi transmise, une liberté plus profonde qui ne peut venir que de l’unité dans la vérité.
36. La liberté de l’acte de foi ne saurait justifier le droit au dissentiment. En effet, elle ne signifie nullement la liberté à l’égard de la vérité, mais la libre détermination de la personne conformément à son obligation morale d’accueillir la vérité. L’acte de foi est un acte volontaire, puisque l’homme, racheté par le Christ Rédempteur et appelé par lui à l’adoption filiale (cf. Rm 8, 15 ; Ga 4, 5 ; Ep 1, 5 ; Jn 1, 12), ne peut adhérer à Dieu que si, « attiré par le Père » (Jn 6, 44), il lui fait l’hommage raisonnable de sa foi (cf. Rm 12, 1). Comme l’a rappelé la Déclaration Dignitatis humanae [35] ‚aucune autorité humaine n’a le droit d’intervenir, par contrainte ou pression, dans ce choix qui dépasse les limites de ses compétences. Le respect du droit à la liberté religieuse est le fondement du respect de l’ensemble des droits de l’homme.
On ne peut pourtant faire appel à ces droits de l’homme pour s’opposer aux interventions du Magistère. Un tel comportement méconnaît la nature et la mission de l’Église, qui a reçu de son Seigneur le mandat d’annoncer à tous les hommes la vérité du salut, et le réalise en marchant sur les traces du Christ, sachant que « la vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même, qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance » [36].
37. En vertu du mandat divin qui lui a été donné dans l’Église, le Magistère a pour mission de proposer l’enseignement de l’Évangile, de veiller à son intégrité et par là de protéger la foi du Peuple de Dieu. Ce faisant, il peut être parfois amené à prendre des mesures onéreuses, comme par exemple lorsqu’il retire à un théologien qui s’écarte de la doctrine de la foi la mission canonique ou le mandat d’enseigner qu’il lui avait confié, ou encore déclare des écrits non-conformes à cette doctrine. En agissant ainsi, il entend être fidèle à sa mission, car il défend les droits du Peuple de Dieu à recevoir le message de l’Église dans sa pureté et son intégralité, et donc à n’être pas troublé par une opinion particulière dangereuse.
Le jugement porté en de telles circonstances par le Magistère, au terme d’un examen approfondi fixé par des procédures déterminées et après que l’intéressé ait pu dissiper les possibles malentendus sur sa pensée, ne porte pas sur la personne du théologien, mais sur ses positions intellectuelles publiquement exposées. Que ces procédures puissent être perfectionnées ne signifie pas qu’elles soient contraires à la justice et au droit. Parler en l’occurrence d’atteinte aux droits de l’homme est hors de propos, car on méconnaît alors l’exacte hiérarchie de ces droits tout autant que la nature de la communauté ecclésiale et de son bien commun. Du reste, le théologien qui n’est pas en accord avec le « sentire cum Ecclesia » se met en contradiction avec l’engagement qu’il a pris librement et consciemment d’enseigner au nom de l’Église[37].
38. Enfin le recours au devoir de suivre la conscience ne peut légitimer le dissentiment. Tout d’abord parce que ce devoir s’exerce lorsque la conscience éclaire le jugement pratique en vue d’une décision à prendre, alors qu’il s’agit ici de la vérité d’un énoncé doctrinal. Ensuite parce que si le théologien doit, comme chaque croyant, suivre sa conscience, il est aussi tenu de la former. La conscience n’est pas une faculté indépendante et infaillible, elle est un acte de jugement moral porté sur un choix responsable. La conscience droite est une conscience dûment éclairée par la foi et la loi morale objective, et suppose aussi la rectitude de la volonté dans la poursuite du vrai bien.
C’est pourquoi la conscience droite du théologien catholique suppose la foi dans la Parole de Dieu dont il doit pénétrer les richesses, mais aussi l’amour de l’Église dont il tient sa mission et le respect du Magistère divinement assisté. Opposer au magistère de l’Église un magistère suprême de la conscience, c’est admettre le principe du libre examen, incompatible avec l’économie de la Révélation et de sa transmission dans l’Église, comme avec une conception correcte de la théologie et de la fonction du théologien. Car les énoncés de la foi ne résultent pas d’une recherche purement individuelle et d’une libre critique de la Parole de Dieu, mais constituent un héritage ecclésial. Si on se sépare des Pasteurs qui veillent à maintenir vivante la tradition apostolique, c’est le lien avec le Christ qui se trouve irréparablement compromis [38].
39. Tirant son origine de l’unité du Père, du Fils et de l’Esprit Saint[39], l’Église est un mystère de communion organisée, selon la volonté de son Fondateur, autour d’une hiérarchie établie pour le service de l’Evangile et du Peuple de Dieu qui en vit. À l’image des membres de la première communauté, tous les baptisés, avec les charismes qui leur sont propres, doivent tendre d’un cœur sincère vers l’unité harmonieuse de doctrine, de vie et de culte (cf. Ac 2, 42). C’est là une règle qui découle de l’être même de l’Église. C’est pourquoi on ne saurait appliquer à celle-ci purement et simplement des critères de conduite qui ont leur raison d’être dans la société civile ou dans les règles de fonctionnement d’une démocratie. Encore moins peut-on, dans les rapports à l’intérieur de l’Église, s’inspirer de la mentalité du monde ambiant (cf. Rm 12, 2). Demander à l’opinion majoritaire ce qu’il convient de penser et de faire, recourir contre le Magistère à des pressions exercées par l’opinion publique, se prévaloir d’un « consensus » des théologiens, prétendre que le théologien est le porte-parole prophétique d’une « base » ou communauté autonome qui serait ainsi l’unique source de la vérité, tout cela dénote une grave perte du sens de la vérité et du sens de l’Église.
40. L’Église est « comme le sacrement ou le signe et l’instrument de l’intime union avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » [40]. En conséquence, rechercher la concorde et la communion, c’est augmenter la force de son témoignage et sa crédibilité ; céder au contraire à la tentation du dissentiment, c’est laisser se développer des « ferments d’infidélité à l’Esprit Saint » [41].
Si la théologie et le magistère sont de nature différente et ont des missions diverses qui ne peuvent être confondues, il s’agit pourtant de deux fonctions vitales dans l’Église, qui doivent se compénétrer et s’enrichir mutuellement pour le service du Peuple de Dieu.
En vertu d’une autorité qu’ils tiennent du Christ lui-même, il revient aux Pasteurs de veiller à cette unité et d’empêcher que les tensions liées à la vie ne dégénèrent en divisions. Transcendant les positions particulières ou les oppositions, leur autorité doit les unifier toutes dans l’intégrité de l’Évangile, qui est « la parole de la réconciliation » (cf. 2 Co 5, 18–20).
Quant aux théologiens, en vertu de leur charisme propre, il leur revient de participer eux aussi à l’édification du Corps du Christ dans l’unité et la vérité, et leur contribution est plus que jamais requise par une évangélisation à l’échelle du monde, qui appelle les efforts du Peuple de Dieu tout entier [42]. S’il leur arrive de se heurter à des difficultés en raison du caractère de leur recherche, ils doivent en chercher la solution grâce au dialogue confiant avec les Pasteurs, dans l’esprit de vérité et de charité qui est celui de la communion de l’Église.
41. Tous se souviendront que le Christ est la Parole définitive du Père (cf. He 1, 2) en qui, comme le note saint Jean de la Croix, « Dieu nous a tout dit ensemble et en une seule fois » [43], et que, comme tel, il est la Vérité qui libère (cf. Jn 8, 36 ; 14, 6). Les actes d’adhésion et d’assentiment à la Parole confiée à l’Église sous la garde du Magistère remontent en définitive vers Lui et introduisent dans l’espace de la vraie liberté.
Conclusion
42. Mère et parfaite Icône de l’Église, la Vierge Marie a été dès le seuil du Nouveau Testament proclamée bienheureuse, à cause de son adhésion de foi immédiate et sans défaillance à la Parole de Dieu (cf. Lc 1, 38.45), qu’elle conservait et méditait continuellement dans son cœur (cf. Lc 2, 19.51). Aussi est-elle devenue pour tout le Peuple de Dieu confié à sa sollicitude maternelle un modèle et un soutien. Elle lui indique la voie de l’accueil et du service de la Parole, en même temps que le but ultime à ne jamais perdre de vue : l’annonce à tous les hommes et la réalisation du salut apporté au monde par son Fils Jésus-Christ.
En concluant cette Instruction, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi invite instamment les Évêques à maintenir et développer des liens confiants avec les théologiens, dans le partage d’un esprit d’accueil et de service de la Parole, et dans une communion de charité où seront plus facilement surmontés certains obstacles inhérents à la condition humaine ici-bas. Ainsi tous seront toujours davantage serviteurs de la Parole et serviteurs du Peuple de Dieu, pour que celui-ci, demeurant dans la doctrine de vérité et de liberté entendue dès le début, demeure aussi dans le Fils et dans le Père, et obtienne la vie éternelle, réalisation de la Promesse (cf. 1 Jn 2, 24–25).
Au cours d’une audience accordée au Préfet soussigné, Sa Sainteté le Pape Jean-Paul II a approuvé la présente Instruction élaborée en réunion plénière de la Congrégation, et en a ordonné la publication.
À Rome, au siège de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, le 24 mai 1990, en la solennité de l’Ascension du Seigneur.
Joseph Card. Ratzinger, Préfet
+ Alberto Bovone, Archevêque tit. de Césarée de Numidie , Secrétaire
- Const. dogm. Dei Verbum,n. 8.[↩]
- Const. dogm. Lumen gentium, n. 12. [↩]
- Cf. Saint Bonaventure, Prooem. in I Sent., q. 2, ad 6 : « Quando fides non assentit propter rationem, sed propter amorem eius cui assentit, desiderat habere rationes ».[↩]
- Cf. Jean-Paul II, Discours à l’occasion de la remise du prix international Paul VI à Hans Urs von Balthasar, 23 juin 1984 : Insegnamenti di Giovanni Paolo II, VII, 1 (1984) 1911–1917.[↩]
- Cf. Conc. Vatican I, Const. dogm. De fide catholica, De revelatione, can. 1 : DS 3026. [↩]
- Décret Optatam totius, n. 15.[↩]
- Jean-Paul II, Discours aux théologiens à Altöting, 18 novembre 1980 : AAS 73 (1981) 104 ; cf. aussi Paul VI, Allocution aux membres de la Commission théologique internationale, 11 octobre 1972 : AAS 64 (1972) 682–683 ; Jean-Paul II, Allocution aux membres de la Commission théologique internationale, 26 octobre 1979 : AAS 71 (1979) 1428–1433.[↩]
- Const. dogm.Dei Verbum,n. 7.[↩]
- Cf. Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Décl. Mysterium Ecclesiae, n. 2 : AAS 65 (1973) 398 s. [↩]
- Const. dogm. Dei Verbum,n. 10.[↩]
- Const. dogm.Lumen gentium, n. 24.[↩]
- Cf. Const. dogm. Dei Verbum, n. 10. [↩]
- Cf. Const. dogm. Lumen gentium, n. 25 ; Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Décl. Mysterium Ecclesiae, n. 3 : AAS 65 (1973) 400 s. [↩]
- Cf. Professio Fidei et Iusiurandum fidelitatis : AAS 81 (1989) 104s : « omnia et singula quae circa doctrinam de fide vel moribus ab eadem definitive proponuntur ». [↩]
- Cf. Const. dogm. Lumen gentium, n. 25 ; Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Décl. Mysterium Ecclesiae, nn. 3–5 : AAS 65 (1973) 400–404 ; Professio fidei et Iusiurandum fidelitatis : AAS 81 (1989) 104 s. [↩]
- Cf. Paul VI, Encycl. Humanae vitae n. 4 : AAS 60 (1968) 483. [↩]
- Cf. Conc. Vatican I, Const. dogm. Dei Filius, chap. 2 : DS 3005.[↩]
- Cf. C.I.C., can. 360–361 ; Paul VI, Const. apost. Regimini Ecclesiae universae, 15 août 1967, nn. 29–40 : AAS 59 (1967) 897–899 ; Jean-Paul II, Const. apost. Pastor bonus, 28 juin 1988, art. 48–55 : AAS 80 (1988) 873–874.[↩]
- Cf. Const. dogm. Lumen gentium, nn. 22–23. Comme on le sait, à la suite de la seconde Assemblée générale extraordinaire du Synode des Évêques, le Saint-Père a confié à la Congrégation pour les Évêques la tâche d’approfondir le « Statut théologico-juridique des Conférences épiscopales ». [↩]
- Cf. Paul VI, Discours aux participants au Congrès international sur la théologie du Concile Vatican II, 1 octobre 1966 : AAS 58 (1966) 892 s. [↩]
- Cf. C.I.C. ;: AAS 81 (1989) 104 s.[↩]
- Le texte de la nouvelle Profession de foi (cf. n. 15) précise l’adhésion à ces enseignements en ces termes : « Firmiter etiam amplector et retineo ». Professio fidei et Iusiurandum fidelitatis[↩]
- Cf. Const. dogm. Lumen gentium, n. 25 ; C.I.C. can. 752. [↩]
- Cf. Const. dogm. Lumen gentium, n. 25 § 1. [↩]
- Paul VI, Exhort. apost. Paterna cum benevolentia,8 décembre 1974 ; AAS 67 (1975) 5–23. Voir aussi Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Déclar. Mysterium Ecclesiae : AAS 65 (1973) 396–408.[↩]
- Déclar. Dignitatis humanae, n. 10. [↩]
- L’idée d’un « magistère parallèle » des théologiens en opposition et en concurrence avec le magistère des Pasteurs se prévaut parfois de certains textes où saint Thomas d’Aquin distingue entre « magisterium cathedrae pastoralis » et « magisterium cathedrae magisterialis » (Contra impugnantes, c. 2 ; Quodlib. III, q. 4, a. 1 (9); In IV Sent. 19, 2, 2, q. 3 sol. 2 ad 4). En réalité, ces textes n’offrent aucun fondement à cette position, parce que saint Thomas est absolument certain que le droit de juger en matière de doctrine revient seulement à l”« officium praelationis ». [↩]
- Cf. Paul VI, Exhort. apost. Paterna cum benevolentia, n. 4 : AAS 67 (1975) 14–15.[↩]
- Cf. Paul VI, Allocution aux membres de la Commission théologique internationale, 11 octobre 1973 : AAS 65 (1973) 555–559. [↩]
- Cf. Jean-Paul II, Encycl.Redemptor hominis, n. 19 : AAS 71 (1979) 308 ; Allocution aux fidèles à Managua, 4 mars 1983, n. 7 : AAS 75 (1983) 723 ; Allocution aux religieux à Guatemala, 8 mars 1983, n. 3 : AAS 75 (1983) 746 ; Allocution aux évêques à Lima, 2février 1985, n. 5 : AAS 77 (1985) 874 ; Allocution à la Conférence des évêques belges à Malines, 18 mai 1985, n. 5 : Insegnamenti di Giovanni Paolo II, VIII, 1 (1985) 1481 ; Allocution à des évêques américains en visite ad limina, 15 octobre 1988, n. 6 : L’Osservatore Romano, 16 octobre 1988, p. 4. [↩]
- f. Jean-Paul II, Exhort. Apost. Familiaris consortio, n. 5 : AAS 74 (1982) 85–86. [↩]
- Cf. la formule du Concile de Trente, sess. VI, chap. 9 : fides « cui non potest subesse falsum » : DS 1534 ; cf. Saint Thomas d’Aquin, Summa theologiae,II-II, q. 1, a. 3, ad 3 : « Possibile est enim hominem fidelem ex coniectura humana falsum aliquid aestimare. Sed quod ex fide falsum aestimet, hoc est impossibile ».[↩]
- Cf. Const. dogm. Lumen gentium, n. 12. [↩]
- Cf. Const. dogm.Dei Verbum, n. 10. [↩]
- Cf. Déclar. Dignitatis humanae, nn. 9–10. [↩]
- Ibid., n. 1. [↩]
- Cf. Jean-Paul II, Const. apost.Sapientia christiana, 15 avril 1979, n. 27, 1 : AAS 71 (1979) 483 ; C.I.C. can. 812. [↩]
- Cf. Paul VI, Exhort. apost. Paterna cum benevolentia, n. 4 : AAS 67 (1975) 15. [↩]
- Cf. Const. dogm. Lumen gentium, n. 4.[↩]
- Cf..ibid., n. 1. [↩]
- Cf. Paul VI, Exhort. apost. Paterna cum benevolentia, n. 2–3 : AAS 67 (1975) 10–11. [↩]
- Cf. Jean-Paul II, Exhort. apost. post-synodale Christifideles laici, n. 32–35 : AAS 81 (1989) 451–459.[↩]
- Saint Jean de la Croix, La montée au Carmel, II, 22, 3.[↩]