Complément à l’éditorial de juin 2008
Abbé Patrick de La Rocque
Les Raisons historiques
1° Lettre de Mgr Lefebvre au cardinal Ratzinger, 8 juillet 1987
Le 29 juin 1987, lors de la cérémonie d’ordination à Ecône, Mgr Lefebvre manifeste pour la première fois son intention de procéder à des sacres épiscopaux, même sans l’autorisation de Rome si nécessaire. L’enjeu en est la sauvegarde de la Tradition et donc le plus grand bien de l’Eglise, ainsi qu’il l’explique quelques jours après dans une lettre adressée au cardinal Ratzinger, alors Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. En voici les principaux extraits
« Eminence,
[…] Notre refus des principes libéraux de la déclaration conciliaire n’est pas fondé sur des opinions personnelles ou sentimentales, mais sur le Magistère infaillible de l’Eglise […] La doctrine libérale de la liberté religieuse et la doctrine traditionnelle s’opposent radicalement. [A l’occasion du Concile Vatican II] il a fallu faire un choix entre le projet du schéma du cardinal Ottaviani et celui du cardinal Béa sur le même sujet. A la dernière réunion de la Commission centrale préparatoire, ces deux cardinaux se sont opposés avec vigueur. Le cardinal Béa a alors affirmé que sa thèse s’opposait absolument à celle du cardinal Ottaviani. Rien n’a changé depuis. Le Magistère de la Tradition s’oppose à la thèse libérale fondée sur une fausse conception de la dignité humaine, et une définition erronée de la société civile. Il s’agit de savoir qui a raison du cardinal Ottaviani ou du cardinal Béa. Les conséquences pratiques de la thèse libérale adoptée par le Saint-Siège à la suite du Concile sont désastreuses et antichrétiennes. C’est le découronnement de Notre Seigneur Jésus-Christ avec la réduction au droit commun de toutes les religions aboutissant à un œcuménisme apostat comme celui d’Assise.
Afin d’enrayer l’auto-démolition de l’Eglise, nous supplions le Saint-Père, par votre intermédiaire, de procurer le libre exercice de la Tradition en lui procurant les moyens de vivre et de se développer pour le salut de l’Eglise catholique et le Salut des âmes, que soient reconnues les œuvres de la Tradition, en particulier les séminaires, et que S.E. Mgr Castro-Mayer et moi-même puissions nous donner les auxiliaires de notre choix pour garder à l’Eglise les grâces de la Tradition, seule source de rénovation de l’Eglise.
Eminence, après bientôt vingt années de demandes instantes pour que soit encouragé et béni l’expérience de la Tradition, demandes toujours restées sans réponse, c’est sans doute l’ultime appel, et devant Dieu et devant l’histoire de l’Eglise ; le Saint-Père et Vous-même porteriez la responsabilité d’une rupture définitive avec le passé de l’Eglise et avec son Magistère.
Le Magistère d’aujourd’hui ne se suffit pas à lui-même, pour être dit catholique, s’il n’est la transmission du dépôt de la foi, c’est-à-dire de la Tradition. Un Magistère nouveau, sans racine dans le passé, et à plus forte raison contraire au Magistère de toujours, ne peut être que schismatique, sinon hérétique.
Une volonté permanente d’anéantissement de la Tradition est une volonté suicidaire qui autorise par le fait même, les vrais et fidèles catholiques à prendre toutes les initiatives nécessaires à la survie de l’Eglise et au salut des âmes. »
Cette lettre ne resta pas sans réaction de la part de Rome. Le 28 juillet, le cal Ratzinger ouvrait une négociation afin d’éviter des sacres sans mandat pontifical. C’est ainsi qu’eut lieu la visite canonique de la Fraternité Saint Pie X par le Cardinal Gagnon. Elle s’acheva le 8 décembre à Ecône, tandis que le cardinal romain assistait au trône à la messe pontificale célébrée par Mgr Lefebvre – supposé interdit de célébrer depuis 1976 ! – pendant laquelle les séminaristes renouvelaient leurs engagements dans la Fraternité Saint Pie X, proscrite par Rome…
2° Mgr Lefebvre explique la rupture du protocole d’accord
Les négociations romaines aboutirent à un premier protocole d’accord, signé le 5 mai 1988. Le but recherché par Mgr Lefebvre était la sauvegarde de la Tradition de l’Eglise, ce qui se concrétisait : 1° par la création d’une commission romaine dont le but était de protéger l’essor de la Tradition malgré l’opposition des évêques ; 2° par le sacre de plusieurs évêques issus de la Tradition afin d’assurer l’administration des sacrements de confirmation et du sacerdoce. Sur ces deux points, le projet d’accord du 5 mai apparut très vite insuffisant à Mgr Lefebvre, ainsi qu’il s’en explique lui-même par ce texte daté du 19 juin 1988 :
« On comprend difficilement cet arrêt si on ne replace pas les colloques dans leur contexte historique.
Bien que nous n’ayons jamais voulu rompre les relations avec la Rome Conciliaire, même après que la première visite de Rome le 11 novembre 1974 ait été suivie par des mesures sectaires et nulles – la fermeture de l’œuvre le 6 mai 1975 et la « suspense » en juillet 76 – ces relations ne pouvaient avoir lieu que dans un climat de méfiance.
Louis Veuillot dit qu’il n y a pas plus sectaire qu’un libéral ; en effet, compromis avec l’erreur et la Révolution, il se sent condamné par ceux qui demeurent dans la Vérité et c’est ainsi que, s’il possède le pouvoir, il les persécute avec acharnement. C’est notre cas et celui de tous ceux qui se sont opposés aux textes libéraux et aux réformes libérales du Concile. Ils veulent absolument que nous ayons un complexe de culpabilité vis-à-vis d’eux, alors que ce sont eux qui sont coupables de duplicité.
C’est donc dans un climat toujours tendu, quoique poli, que les relations avaient lieu avec les cardinaux Seper et Ratzinger entre l’année 76 et l’année 87, mais aussi avec un certain espoir que, l’auto-démolition de l’Eglise s’accélérant, on finisse par nous regarder avec bienveillance.
Jusque là, pour Rome, le but des relations était de nous faire accepter le Concile et les réformes et de nous faire reconnaître notre erreur. La logique des événements devait m’amener à demander un successeur sinon deux ou trois pour assurer les ordinations et confirmations. Devant le refus persistant de Rome, j’annonçais le 29 juin 1987 ma décision de consacrer des évêques.
Le 28 juillet, le cardinal Ratzinger ouvrait de nouveaux horizons qui pouvaient légitimement faire penser qu’enfin Rome nous regardait d’un œil plus favorable. Il n’était plus question de document doctrinal à signer, plus question de demande de pardon, mais un visiteur était enfin annoncé, la société pourrait être reconnue, la Liturgie serait celle d’avant le Concile, les séminaristes demeureraient dans le même esprit !…
Nous avons accepté alors d’entrer dans ce nouveau dialogue, mais à la condition que notre identité soit bien protégée contre les influences libérales par des évêques pris dans la Tradition, et par une majorité de membres dans la commission romaine pour la Tradition. Or après la visite du Cardinal Gagnon, dont nous ne savons toujours rien, les déceptions se sont accumulées.
Les colloques qui ont suivi en avril et mai nous ont bien déçus. On nous remet un texte doctrinal, on y ajoute le nouveau Droit Canon, Rome se réserve 5 membres sur 7 dans la commission romaine, dont le Président (le cal Ratzinger) et le Vice-Président. La question de l’Evêque est solutionnée avec peine : on insistait pour nous montrer que nous n’en avions pas besoin. Le Cardinal nous fait savoir qu’il faudrait laisser alors célébrer une Messe nouvelle à S. Nicolas du Chardonnet. Il insiste sur l’unique Eglise, celle de Vatican II.
Malgré ces déceptions, je signe le protocole le 5 mai. Mais déjà la date de la consécration épiscopale fait problème. Puis un projet de lettre de demande de pardon au Pape m’est mis dans les mains. Je me vois obligé d’écrire une lettre menaçant de faire les consécrations épiscopales pour arriver à avoir la date du 15août pour la consécration épiscopale. Le climat n’est plus du tout à la collaboration fraternelle et à une pure et simple reconnaissance de la Fraternité. Pour Rome le but des colloques est la réconciliation, comme le dit le Cardinal Gagnon, dans un entretien accordé au journal italien L’Avvenire, c’est-à-dire le retour de la brebis égarée dans la bergerie. C’est ce que j’exprime dans la lettre au Pape du 2 juin : « Le but des colloques n’est pas le même pour vous que pour nous. »
Et quand nous pensons à l’histoire des relations de Rome avec les Traditionalistes de 1965 à nos jours, nous sommes bien obligés de constater que c’est une persécution sans répit et cruelle pour nous obliger à la soumission au Concile. Le dernier exemple en date est celui du Séminaire Mater Ecclesiæ des transfuges d’Ecône, qui en moins de 2 ans ont été mis au pas de la Révolution conciliaire, contrairement à toutes les promesses !
La Rome actuelle conciliaire et moderniste ne pourra jamais tolérer l’existence d’un vigoureux rameau de l’Eglise catholique qui la condamne par sa vitalité. Il faudra donc encore attendre quelques années sans doute pour que Rome retrouve sa Tradition bimillénaire. Pour nous, nous continuons à faire la preuve, avec la grâce de Dieu, que cette Tradition est la seule source de sanctification et de salut pour les âmes, et la seule possibilité de renouveau pour l’Eglise.
3° Lettre de Mgr Lefebvre au Pape, 2 juin 1988
Devant l’impossibilité d’arriver à des accords avec Rome permettant la sauvegarde de la Tradition, Mgr Lefebvre se voit dans le devoir, pour le bien de l’Eglise, de procéder au sacres épiscopaux même sans l’accord de Rome. Il l’annonce officiellement à Jean-Paul II par un courrier daté du 2 juin 1988 :
« Très Saint Père,
[…] C’est pour garder intacte la foi de notre baptême que nous avons dû nous opposer à l’esprit de Vatican II et aux réformes qu’il a inspirées. Le faux oecuménisme, qui est à l’origine de toutes les innovations du Concile, dans la liturgie, dans les relations nouvelles de l’Eglise et du monde, dans la conception de l’Eglise elle-même, conduit l’Eglise à sa ruine et les catholiques à l’apostasie.
Radicalement opposés à cette destruction de notre foi, et résolus à demeurer dans la doctrine et la discipline traditionnelles de l’Eglise, spécialement en ce qui con-cerne la formation sacerdotale et la vie religieuse, nous éprouvons la nécessité absolue d’avoir des autorités ecclésiastiques qui épousent nos préoccupations et nous aident à nous prémunir contre l’esprit de Vatican Il et l’esprit d’Assise. C’est pourquoi nous demandons plusieurs évêques, choisis dans la Tradition et la majorité des membres dans la commission romaine, afin de nous protéger de toute compromission.
Etant donné le refus de considérer nos requêtes, et étant évident que le but de cette réconciliation n’est pas du tout le même pour le Saint-Siège que pour nous, nous croyons préférable d’attendre des temps plus propices au retour de Rome à la Tradition. C’est pourquoi nous nous donnerons nous-même les moyens de poursuivre l’Oeuvre que la Providence nous a confiée, assuré par la lettre de Son Eminence le Cardinal Ratzinger datée du 30 mai, que laconsécration épiscopale n’est pas contraire à la volonté du Saint-Siège, puisqu’elle est accordée pour le 15 août.
Nous continuerons de prier pour que la Rome moderne, infestée de modernisme, redevienne la Rome catholique et retrouve sa Tradition bimillénaire. Alors le problème de la réconciliation n’aura plus de raison d’être et l’Eglise retrouvera une nouvelle jeunesse. »
Les Raisons théologiques
Seuls de très graves raisons pouvaient légitimer un sacre épiscopal sans mandat apostolique. Il fallait que le bien de l’Eglise soit directement en jeu. Mgr Lefebvre constata non seulement une aggravation de la situation, mais surtout une pertinacité des autorités dans la voie de l’erreur à travers deux événements. Ce fut d’abord le revers de main avec lequel Rome rejeta les questions officielles que Mgr Lefebvre avait posées à Rome sur la liberté religieuse (publié depuis : Mes doutes sur la liberté religieuse, éditions Clovis). Puis ce fut le scandale de la réunion interreligieuse organisée à Assise. Devant cet « abandon de poste » par les autorités, Mgr Lefebvre se devait de réagir afin de pérenniser le bien de l’Eglise. Ce fut les sacres, à l’occasion desquels il voulut rappeler la gravité de la situation par une déclaration publique, reprise presque mot pour mot d’un texte écrit cinq ans plus tôt :
On lit au chapitre 20 de l’Exode que Dieu, après avoir défendu à son peuple d’adorer des dieux étrangers, ajouta ces paroles : « C’est moi qui suis le Seigneur ton Dieu, le Dieu fort et jaloux, visitant l’iniquité des pères dans les fils jusqu’à la troisième et la quatrième génération de ceux qui me haïssent », et au chapitre 34 on lit : « N’adore point de Dieu étranger ; un Dieu jaloux, c’est le nom du Seigneur. » Il est juste et salutaire que Dieu soit jaloux de ce qui Lui appartient en propre, jaloux de son être infini, éternel, tout puissant, jaloux de sa gloire, de sa Vérité, de sa Charité, jaloux d’être le seul Créateur et Rédempteur, et donc la fin de toutes choses, la seule voie du salut et du bonheur de tous les anges et de tous les hommes, jaloux d’être l’alpha et l’oméga.
L’Eglise catholique fondée par Lui et à laquelle Il a remis tous ses trésors de salut, est elle aussi jalouse des privilèges de son seul Maître et Seigneur et enseigne à tous les hommes qu’ils doivent se tourner vers Elle et être baptisés par Elle, s’ils veulent être sauvés et participer à la gloire de Dieu dans l’Eternité bienheureuse. L’Eglise est donc essentiellement missionnaire. Elle est essentiellement une, sainte, catholique, apostolique et romaine. Elle ne peut admettre qu’il y ait une autre religion vraie en dehors d’elle, elle ne peut admettre qu’on puisse trouver une voie de salut en dehors d’elle puisqu’elle s’identifie avec son Seigneur et Dieu qui a dit : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie. » Elle a donc horreur de toute communion ou union avec les fausses religions, avec les hérésies et les erreurs qui éloignent les âmes de son Dieu, qui est l’unique et seul Dieu. Elle ne connaît que l’unité dans son sein, comme son Dieu. Pour cela elle donne le sang de ses martyrs, la vie de ses missionnaires, de ses prêtres, le sacrifice de ses religieux et religieuses, elle offre le sacrifice quotidien de propitiation.
Or avec Vatican Il souffle un esprit adultère dans l’Eglise, esprit qui admet par la Déclaration de la Liberté religieuse le principe de la liberté de la conscience religieuse pour les actes internes et externes, avec exemption de toute autorité. C’est le principe de la Déclaration des droits de l’homme, contre les droits de Dieu. Les autorités de l’Eglise, de l’Etat, de la famille participent à l’autorité de Dieu et ont donc le devoir de contribuer à la diffusion de la Vérité et à l’application du Décalogue, et de protéger leurs sujets contre l’erreur et l’immoralité.
Cette Déclaration a provoqué la laïcisation des Etats catholiques, ce qui est une insulte à Dieu et à l’Eglise, réduisant l’Eglise au droit commun avec les fausses religions. C’est bien l’esprit adultère tant de fois reproché au peuple d’Israël (1). Cet esprit adultère se manifeste aussi dans cet oecuménisme institué par le Secrétariat pour l’unité des chrétiens. Cet œcuménisme aberrant nous a valu toutes les réformes liturgiques, bibliques, canoniques, avec la collégialité destructive des autorités personnelles du Souverain Pontificat, de l’Episcopat, et du Curé.
Cet esprit n’est pas catholique. Il est le fruit du modernisme condamné par saint Pie X. Il ravage toutes les institutions de l’Eglise et spécialement les séminaires et le clergé, de telle sorte qu’on peut se demander qui est encore intégralement catholique parmi les clercs soumis à l’esprit adultère du Concile !
Rien n’est donc aussi urgent dans l’Eglise que de former un clergé qui répudie cet esprit adultère et moderniste et sauve la gloire de l’Eglise et de son divin Fondateur en gardant lafoi intégrale et les moyens établis par Notre Seigneur et par la Tradition de l’Eglise pour garder cette foi et transmettre la vie de la grâce et les fruits de la Rédemption.
Depuis bientôt vingt ans nous nous efforçons avec patience et fermeté de faire comprendre aux autorité romaines cette nécessité du retour à la saine doctrine et à la Tradition pour le renouveau de l’Eglise, le salut des âmes et la gloire de Dieu. Mais on demeure sourd à nos supplications, bien plus on nous demande de reconnaître le bien-fondé de tout le Concile et des réformes qui ruinent l’Eglise. On ne veut pas tenir compte de l’expérience que nous faisons, avec la grâce de Dieu, le maintien de la Tradition qui produit de vrais fruits de sainteté et attire de nombreuses vocations.
Pour sauvegarder le sacerdoce catholique, qui continue l’Eglise catholique et non une Eglise adultère, il faut des évêques catholiques. Nous nous voyons donc contraints, à cause de l’invasion de l’esprit moderniste dans le clergé actuel, et jusqu’aux plus hauts sommets à l’intérieur de l’Eglise, d’en arriver à consacrer des évêques, le fait de cette consécration étant admis par le Pape dans la lettre du 30 mai du Cardinal Ratzinger. Ces consécrations épiscopales seront non seulement valides, mais encore, vu les circonstances historiques, licites : il est parfois nécessaire d’abandonner la légalité pour demeurer dans le droit.
Le Pape ne peut que désirer la continuation du sacerdoce catholique. Ce n’est donc nullement dans un esprit de rupture ou de schisme que nous accomplissons ces consécrations épiscopales, mais pour venir au secours de l’Eglise, qui se trouve sans doute dans la situation la plus douloureuse de son histoire. Si nous nous étions trouvés au temps de saint François d’Assise le Pape se fut trouvé d’accord nous. La Franc-Maçonnerie n’occupait pas le Vatican en ses heureux temps. Nous affirmons donc notre attachement et notre soumission au saint Siège et au Pape. En accomplissant cet acte nous avons conscience de continuer notre service de l’Eglise et de la Papauté comme nous nous sommes efforcé de le faire depuis le premier jour de notre sacerdoce. Le jour où le Vatican sera délivré de cette occupation moderniste et retrouvera le chemin suivi par l’Eglise jusqu’à Vatican II nos évêques seront entièrement dans les mains du Souverain Pontife, y compris l’éventualité de ne plus exercer leurs fonctions épiscopales.
La dimension morale
L’obéissance peut-elle obliger à désobéir ?
« Vous désobéissez au Pape ! » L’argument, maintes fois répétées, n’a jamais eu tant d’actualité qu’à l’occasion des sacres. En effet, Mgr Lefebvre procéda à ses sacres malgré l’interdiction romaine, solennellement exprimée à travers un « monitum » quinze jours avant la cérémonie. Cette désobéissance rendait-elle immoral l’acte de Mgr Lefebvre ? Non. En un texte daté du 23 mars 1988, il avait rappelé l’enseignement classique des moralistes selon lequel la vraie obéissance peut parfois obliger de désobéir.
L’obéissance suppose une autorité qui donne un ordre ou édicte une loi. Les autorités humaines, même instituées par Dieu, n’ont d’autorité que pour atteindre le but assigné par Dieu et non pas pour s’en détourner. Lorsqu’une autorité use de son pouvoir à l’encontre de la loi pour laquelle ce pouvoir lui est donné, elle n’a pas droit à l’obéissance et on doit lui désobéir.
On accepte cette nécessité de la désobéissance vis-à-vis du père de famille qui encourage sa fille à se prostituer, vis-à-vis de l’autorité civile qui oblige les médecins à provoquer des avortements et à tuer des innocents, mais on accepte à tout prix l’autorité du Pape qui serait infaillible dans son gouvernement et dans toutes ses paroles. C’est bien méconnaître l’histoire et ignorer ce qu’est l’infaillibilité.
Déjà Saint Paul a dit à Saint Pierre qu’il ne « marchait pas selon la vérité de l’Evangile » (Ga 2, 14). Saint Paul encourage les fidèles à ne pas lui obéir s’il lui arrivait de prêcher un autre évangile que celui qu’il a enseigné précédemment (Ga 1, 8).
Saint Thomas, quand il parle de la correction fraternelle, fait allusion à la résistance de Saint Paul vis-à-vis de Saint Pierre et commente ainsi : « Résister en face et en public dépasse la mesure de la correction fraternelle. Saint Paul ne l’aurait pas fait envers Saint Pierre s’il n’avait pas été son égal en quelque manière… Il faut cependant savoir que s’il s’agissait d’un danger pour la foi, les Supérieurs devraient être repris par leurs inférieurs, même publiquement. » Cela ressort de la manière et de la raison d’agir de Saint Paul à l’égard de Saint Pierre, dont il était le sujet, de telle sorte, dit la glose de Saint Augustin, « que le Chef même de l’Eglise a montré aux Supérieurs que s’il leur arrivait par hasard de quitter le droit chemin, ils acceptassent d’être corrigés par leurs inférieurs. » (Cf. S. Thomas, IIa, IIæ q. 33, art. 4, ad 2.)
Le cas qu’évoque Saint Thomas d’Aquin n’est pas chimérique puisqu’il a eu lieu vis-à-vis de Jean XXII, de son vivant. Celui-ci crut pouvoir affirmer comme une opinion personnelle que les âmes des élus ne jouissaient pas de la vision béatifique qu’après le jugement dernier. Il écrit cette opinion en 1331 et en 1332 il prêcha une opinion semblable au sujet de la peine des damnés. Il entendait proposer cette opinion par un décret solennel. Mais la réaction très vive de la part des Dominicains, surtout ceux de Paris, et des Franciscains le firent renoncer à cette opinion en faveur de l’opinion traditionnelle définie par son successeur Benoît XII en 1336.
Voici encore ce que dit le pape Léon XIII dans son Encyclique Libertas praestantissimum du 20 juin 1888 : « Supposons donc une prescription d’un pouvoir quelconque qui serait en désaccord avec les principes de la droite raison et avec les intérêts du bien public (à plus forte raison avec les principes de la foi), elle n’aurait aucune force de loi… » et un peu plus loin : « Dès que le droit de commander fait défaut ou que le commandement est contraire à la raison, à la loi éternelle, alors il est légitime de désobéir, nous voulons dire aux hommes, afin d’obéir à Dieu. »
Or notre désobéissance est motivée par la nécessité de garder la foi catholique. Les ordres qui nous sont donnés expriment clairement qu’ils nous le sont pour nous obliger à nous soumettre sans réserve au Concile Vatican II, aux réformes post-conciliaires et aux prescriptions du Saint-Siège, c’est-à-dire à des orientations et des actes qui minent notre foi et détruisent l’Eglise, ce à quoi il est impossible de nous résoudre. Collaborer à la destruction de l’Eglise, c’est trahir l’Eglise et Notre Seigneur Jésus-Christ.
Or tous les théologiens dignes de ce nom enseignent que si le Pape par ses actes détruit l’Eglise, nous ne pouvons pas lui obéir (Vitoria : Obras pp. 186–187 – Suarez : de fide, disp. X, sec. VI, n° 16 – St Robert Bellarmin : De Rom. Pont., livre 2, c. 29 – Cornelius a Lapide : ad Gal. 2, 11, etc.) et il doit être repris respectueusement mais publiquement.
Les principes de l’obéissance à l’autorité du Pape sont ceux qui commandent les relations entre une autorité déléguée et ses sujets. Ils ne s’appliquent pas à l’autorité divine qui est toujours infaillible et indéfectible et donc ne suppose aucune défaillance.
Dans la mesure où Dieu a communiqué son infaillibilité au Pape et dans la mesure où le Pape entend user de cette infaillibilité, qui comporte des conditions bien précises pour son exercice, il ne peut y avoir de défaillance. En dehors de ces cas précis, l’autorité du Pape est faillible et ainsi les critères qui obligent à l’obéissan-ce s’appliquent à ses actes. Il n’est donc pas inconcevable qu’il y ait un devoir de désobéissance vis-à-vis du Pape.
L’autorité qui lui a été conférée l’a été pour des fins précises et en définitive pour la gloire de la Trinité, de Notre Seigneur Jésus-Christ et le salut des âmes. Tout ce qui serait accompli par le Pape en opposition avec cette fin n’aurait aucune valeur légale et aucun droit à l’obéissance, bien plus obligerait à la désobéissance pour demeurer dans l’obéissance à Dieu et à la fidélité à l’Eglise.
C’est le cas de tout ce que les derniers Papes ont commandé au nom de la liberté religieuse et de l’œcumé-nisme depuis le Concile : toutes les réformes faites en ce nom sont dénuées de tout droit et de toute obligation. Les Papes ont alors utilisé leur autorité contrairement à la fin pour laquelle cette autorité leur a été donnée. Ils ont droit à notre désobéissance.
La Fraternité et son histoire manifeste publiquement cette nécessité de la désobéissance pour demeurer fidèles à Dieu et à l’Eglise. Les années 1974 à 1976 laissent le souvenir de cette joute incroyable entre Ecône et le Vatican, entre le Pape et moi-même. Le résultat fut la condamnation, la suspens a divinis nulle de plein droit, le Pape abusant tyranniquement de son autorité pour défendre ses lois contraires au bien de l’Eglise et au bien des âmes.
Ces évènements sont une application historique des principes concernant le devoir de désobéissance […]
L’aspect CANONIQUE
En 1953, suite au schisme de l’Eglise patriotique de Chine, l’Eglise sanctionna d’excommunication tout évêque qui sacrerait sans mandat apostolique. Une telle sanction allait-elle s’appliquer à Mgr Lefebvre et au quatre évêques sacrés par lui ? Ce serait oublier ce que prévoit ce même droit, dans ce qu’il appelle le cas de nécessité. Explications du Professeur May, président du séminaire de Droit Canon de l’Université de Mayence :
Etat de nécessité
Le Code de 1917 parlait de la nécessité au can. 2205 § 2 et 3, celui de 1983 en traite aux cc. 1323, 4° et 1324, § 1, 5°. La loi ne dit pas ce qu’elle comprend sous ce terme, elle laisse à la jurisprudence et aux docteurs le soin d’en préciser la signification. Mais il ressort du contexte que la nécessité est un état dans lequel des biens nécessaires à la vie sont mis en danger de telle manière que pour s’en sortir la violation de certaines lois est inévitable.
Droit de nécessité
Le Code reconnaît la nécessité comme une circonstance qui exempte de toute peine en cas de violation de la loi (N.C. 1323, 4°), pourvu que l’action ne soit pas intrinsèquement mauvaise ou ne porte préjudice aux âmes : dans ce dernier cas la nécessité ne ferait qu’atténuer la peine. Mais aucune peine latae sententiae ne peut atteindre celui qui a agi dans cette circonstance (N.C. 1324, 3°).
Etat de nécessité dans l’Eglise
Dans l’Eglise comme dans la société civile est concevable un état de nécessité ou d’urgence qui ne peut être surmonté par l’observation du droit positif. Une telle situation existe dans l’Eglise lorsque la persistance, l’ordre ou l’activité de l’Eglise sont menacés ou lésés de manière considérable. Cette menace peut porter principalement sur l’enseignement, la liturgie et la discipline ecclésiastique.
Droit de nécessité dans l’Eglise
Etat de nécessité justifie droit de nécessité. Le droit de nécessité dans l’Eglise est la somme des règles juridiques qui valent en cas de menace contre la perpétuité ou l’activité de l’Eglise.
Ce droit de nécessité peut être revendiqué seulement quand on a épuisé toutes les possibilités de rétablir une situation normale en s’appuyant sur le droit positif. Le droit de nécessité comporte aussi l’autorisation positive de prendre les mesures, lancer les initiatives, créer les organismes qui sont nécessaires pour que l’Eglise puisse continuer sa mission de prêcher la vérité divine et dispenser la grâce de Dieu.
Le droit de nécessité justifie uniquement les mesures qui sont nécessaires pour la restauration des fonctions de l’Eglise. Le principe de la proportionnalité est à observer.
L’Eglise, et d’abord ses organes, a le droit, mais aussi le devoir, de prendre toutes les mesures nécessaires pour l’éloignement des dangers. Dans une situation de nécessité les Pasteurs de l’Eglise peuvent prendre des mesures extraordinaires pour protéger ou rétablir l’activité de l’Eglise. Si un organe n’exé-cute pas ses fonctions nécessaires ou indispen-sables, les autres organes ont le droit et le devoir d’utiliser le pouvoir qu’ils ont dans l’Eglise, afin que la vie de l’Eglise soit garantie et que sa fin soit atteinte. Si les autorités ecclésiastiques s’y refusent, la responsabilité des autres membres de l’Eglise croît, mais aussi leur compétence juridique.
(1) Cf. Paul VI, OR du 24/08/1969 : « Est désormais bien connue de tous la position nouvelle adoptée par l’Eglise par rapport aux réalités terrestres.… Et voici le nouveau principe très important dans la pratique.… l’Eglise accepte de reconnaître le monde comme « autosuffisant. » elle n’en cherche pas à en faire un instrument pour ses fins religieuses. » Cette déclaration est contraire à la foi catholique, contre laquelle j’ai protesté par lettre à l’ex-Saint Office. La réponse a été, de la part de la Secrétairerie d’Etat (cardinal Villot) d’avoir à quitter Rome immédiatement ; ce à quoi j’ai répondu qu’on envoie un peloton de gardes suisses pour m’y contraindre. Ce fut le silence. Voilà ce qu’est devenu le Vatican et ce qu’il est encore par rapport aux défenseurs de la foi catholique. Tous les Papes dans leurs encycliques ont affirmé le contraire. Non seulement la foi mais la saine philosophie proteste contre cette déclaration qui a laïcisé les Etats catholiques.