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Le Professeur Robert Spaemann, 89 ans, contemporain et ami et de Joseph Ratzinger, est professeur émérite de philosophie à l’Université Ludwig-Maximilians de Münich. Il est l’un des plus grands philosophes et théologiens catholiques allemands. Il vit à Stuttgart. Ce qui suit est la traduction de l’interview sur « Amoris laetitia » qu’il a accordée en exclusivité à Anian Christoph Wimmer pour l’édition allemande de Catholic News Agency le 28 Avril (« Ein Bruch mit der Lehrtradition » – Robert Spaemann über « Amoris laetitia » ).
Q. – Professeur Spemann, vous avez accompagné avec votre philosophie les pontificats de Jean-Paul II et Benoît XVI. Beaucoup de fidèles se demandent aujourd’hui si l’exhortation post-synodale de François « Amoris laetitia » peut être lue en continuité avec l’enseignement de l’Eglise et de ces papes.
R. – Pour la plus grande partie du texte, c’est possible, même si sa ligne laisse la place à des conclusions qui ne peuvent pas être compatibles avec l’enseignement de l’Eglise. Dans tous les cas, l’article 305, ainsi que la note 351, où il est affirmé que les fidèles « dans une situation objective de péché » peuvent être admis aux sacrements « à cause de facteurs atténuants » est en contradiction directe avec l’article 84 de « Familiaris Consortio » de Jean-Paul II.
Q. – Qu’est-ce qui tenait à cœur à Jean-Paul II ?
R. – Jean-Paul II déclare la sexualité humaine « symbole réel du don de toute la personne » et, plus précisément, « une union qui n’est pas temporaire ou ad esperimento ». Dans l’article 84, il affirme donc en toute la clarté que les divorcés remariés, s’ils souhaitent accéder à la communion, doivent renoncer aux actes sexuels. Un changement dans la pratique de l’administration des sacrements ne serait donc pas un « développement » de « Familiaris Consortio », comme le cardinal Kasper le croit, mais une rupture avec son enseignement essentiel, sur le plan anthropologique et théologique, concernant le mariage et la sexualité humaine.
L’Église n’a pas de pouvoir, sans qu’il y ait une conversion précédente, d’évaluer positivement des relations sexuelles par l’administration des sacrements, en disposant à l’avance de la miséricorde de Dieu. Et cela reste vrai indépendamment du jugement sur ces situations tant sur le plan moral que sur celui humain. Dans ce cas, comme pour le sacerdoce féminin, la porte est ici fermée.
Q. – Ne pourrait-on pas objecter que les considérations anthropologiques et théologiques que vous avez mentionnés sont peut-être vraies, mais que la miséricorde de Dieu n’est pas liée à ces limites, mais se connecte à la situation concrète de chaque personne ?
R. – La miséricorde de Dieu concerne le cœur de la foi chrétienne dans l’Incarnation et dans la Rédemption. Certes, le regard de Dieu saisit chaque personne dans sa situation particulière. Il connaît chaque personne mieux qu’elle ne se connaît. La vie chrétienne, cependant, n’est pas une organisation pédagogique où l’on va vers le mariage comme vers un idéal, comme cela semble être présenté dans de nombreux passages d’Amoris laetitia. La zone entière des relations, en particulier celles de caractère sexuel, a à voir avec la dignité de la personne humaine, avec sa personnalité et sa liberté. Elle a à voir avec le corps comme « temple de Dieu » (1 Co 6, 19). Toute violation de cette zone, pour autant qu’elle puisse être devenue fréquente, constitue donc une violation de la relation avec Dieu, à laquelle les chrétiens se savent appelés ; c’est un péché contre sa sainteté, et elle a toujours, et constamment besoin de purification et de conversion.
La miséricorde de Dieu consiste justement dans le fait que cette conversion est rendue constamment et à nouveau possible. Elle n’est certainement pas liée à des limites déterminées, mais l’Eglise, pour sa part, est obligée de prêcher la conversion et n’a pas le pouvoir de dépasser les limites existantes à travers l’administration des sacrements, faisant ainsi violence à la miséricorde de Dieu. Ce serait de l’arrogance.
Par conséquent, les clercs qui adhèrent à l’ordre existant ne condamnent personne, mais prennent en compte et annoncent cette limite vers la sainteté de Dieu. C’est une annonce salutaire. Accuser pour cette raison injustement de « se cacher derrière les enseignements de l’Eglise » et de « s’asseoir sur la chaire de Moïse … pour jeter des pierres à la vie des personnes » (art. 305), est quelque chose que je ne veux même pas commenter. Remarquons, seulement en passant, que là, on se sert, en jouant sur une méprise intentionnelle de ce passage de l’Evangile. Jésus bien dit, en effet que les pharisiens et les scribes s’assoient sur la chaire de Moïse, mais souligne expressément que les disciples doivent pratiquer et observer tout ce qu’ils disent, mais ne doivent pas vivre comme eux (Mt 23 : 2).
Q. – Le pape veut qu’on ne se concentre pas sur des phrases isolées de son exhortation, mais qu’on tienne compte de toute l’œuvre dans son ensemble.
R. – De mon point de vue, se concentrer sur les passages cités est tout à fait justifié. Face à un texte du Magistère pontifical on ne peut pas attendre que les gens se réjouissent d’un beau texte et fassent semblant de rien devant des phrases décisives, qui changent de manière substantielle l’enseignement de l’Eglise. Dans ce cas, il y a seulement une décision claire entre le oui et le non. Donner ou ne pas donner la communion : il n’y a pas de milieu.
Q. – Le Pape François dans son écrit répète que nul ne peut être condamné pour toujours.
R. – Je trouve difficile de comprendre ce qu’il veut dire. Qu’il ne soit pas permis à l’Église de condamner quelqu’un personnellement, encore moins éternellement – chose que, grâce à Dieu, elle ne peut pas faire – c’est quelque chose de clair. Mais, s’il s’agit de relations sexuelles qui contredisent objectivement l’ordre de vie chrétien, alors je voudrais vraiment savoir du pape après combien de temps et dans quelles circonstances une conduite objectivement peccamineuse se transforme en une conduite agréable à Dieu.
Q. – Ici, donc, il s’agit vraiment d’une rupture avec l’enseignement traditionnel de l’Eglise ?
R. – Que ce soit une rupture, c’est quelque chose qui est évident pour toute personne capable de penser, et qui lit les textes en question.
Q. – Comment a‑t-on pu en arriver à cette rupture ?
R. – Que François se place à une distance critique de son prédécesseur Jean-Paul II, on l’avait déjà vu quand il l’a canonisé en même temps que Jean XXIII, quand il jugé superflu pour ce dernier le deuxième miracle qui au contraire est canoniquement nécessaire. Beaucoup ont perçu à juste titre ce choix comme manipulateur. Il semblait que le pape voulait relativiser l’importance de Jean-Paul II.
Le vrai problème, cependant, est un courant influent de théologie morale, déjà présent chez les jésuites au XVIIe siècle, qui soutient une pure éthique de situation. Les citations de Thomas d’Aquin produites par le pape dans « Amoris laetitia » semblent soutenir cette ligne de pensée. Ici, cependant, on néglige le fait que Thomas d’Aquin connaît des actes objectivement peccamineux, pour lesquels il n’admet aucune exception liée à des situations. Ceux-ci incluent aussi les conduites sexuelles désordonnées. Comme il l’avait déjà fait dans les années cinquante avec le jésuite Karl Rahner, dans une intervention qui contient tous les arguments essentiels, encore valides aujourd’hui, Jean-Paul II a récusé l’éthique de situation et l’a condamnée dans son encyclique « Veritatis Splendor » .
« Amoris Laetitia » rompt également avec ce document magistériel. À cet égard, ensuite, n’oublions pas que ce fut Jean-Paul II qui fit de la miséricorde divine le thème de sa pontificat, lui dédia sa deuxième encyclique, et découvrit à Cracovie le journal de Sœur Faustine et, plus tard, canonisa cette dernière. C’est lui qui est son interprète authentique.
Q. – Quelles conséquences voyez-vous pour l’Eglise ?
R. – Les conséquences, on peut déjà les voir maintenant. On voit croître l’incertitude, l’insécurité et la confusion : depuis les conférences épiscopales jusqu’au dernier curé dans la jungle. Il y a quelques jours un prêtre du Congo m’a exprimé tout son malaise face à ce texte et au manque d’indications claires. Selon les passages correspondants d’Amoris laetitia, en présence de « circonstances atténuantes » pas mieux définies, peuvent être admis à l’absolution des péchés et à la communion non seulement les divorcés remariés, mais tous ceux qui vivent dans n’importe quelle « situation irrégulière », sans qu’ils doivent s’efforcer d’abandonner leur conduite sexuelle et donc sans confession complète et sans conversion
Chaque prêtre qui suit l’ordre sacramentel jusqu’ici en vigueur pourrait subir une forme d’intimidation (mobbing) de la part de ses propres fidèle et être mis sous pression par son évêque. Rome peut aujourd’hui imposer la directive que seuls seront nommés des évêques « miséricordieux, qui sont disposés à adoucir l’ordre existant. Le chaos a été érigé en principe d’un trait de plume. Le pape aurait dû savoir qu’un tel pas divise l’Église et la porte vers un schisme. Ce schisme ne résiderait pas à la périphérie, mais au cœur même de l’Église. A Dieu ne plaise.
Une chose, cependant, me semble certaine : ce qui semblait être l’aspiration de ce pontificat – que l’Église dépasse son autoréférentialité, pour aller à la rencontre des personnes avec le cœur libre – a été avec ce document papal anéanti pour une durée imprévisible. Il faut s’attendre à une poussée laïciste et à une nouvelle baisse du nombre de prêtres dans de grandes parties du monde. On peut facilement vérifier, depuis pas mal de temps, que les évêques et les diocèses avec une attitude sans équivoque en matière de foi et de morale ont le plus grand nombre de vocations sacerdotales. Il faut ici se souvenir de ce que saint Paul écrit dans sa lettre aux Corinthiens : « Si la trompette rend un son confus, qui se préparera à la bataille » (1 Cor 14 : 8).
Q. – Qu’est-ce qui va se passer maintenant ?
R. – Chaque cardinal, mais aussi chaque évêque et chaque prêtre est appelé à défendre dans son propre domaine de compétence, l’ordre sacramentel catholique et à le professer publiquement. Si le pape n’est pas disposé à introduire des corrections, il reviendra au prochain pontificat de remettre les choses en place officiellement.
Professeur Robert Spaemann – 28 avril 2016
Sources : Catholic News Agency/Traduction de Benoit-et-moi