Entretien avec M. l’abbé Pagliarani à propos des discussions théologiques


Don Davide Pagliarani, Supérieur du District d’Italie

Entretien accor­dé à Marco Bongi par le Supérieur du District d’Italie de la Fraternité Saint Pie X concer­nant les entre­tiens théo­lo­giques avec Rome de la Fraternité, l’é­tat cultu­rel et actuel du monde catho­lique de la Tradition, ain­si qu’un com­men­taire pré­cis sur l’ins­truc­tion Universae Ecclesiae.

Marco Bongi ‑Les entre­tiens théo­lo­giques entre la FSSPX et les Autorités Romaines touchent à leur terme. Même si aucun com­mu­ni­qué offi­ciel n’a été encore émis pour le moment, nom­breux sont ceux qui, sur la base d’in­dis­cré­tions, les com­mentent, en jugeant qu’elles ont échoué. Pourriez-​vous nous en dire plus à ce sujet ?

Don Davide Pagliarani – Je pense que c’est une erreur de consi­dé­rer que les entre­tiens ont échoué. Peut-​être que ceux qui tirent ces conclu­sions sont ceux qui s’at­ten­daient à ce que les entre­tiens abou­tissent à un résul­tat étran­ger aux fina­li­tés des entre­tiens eux-​mêmes. Le but des entre­tiens n’a jamais été de débou­cher sur un accord concret, mais bien de rédi­ger un dos­sier clair et pré­cis, qui sou­ligne les posi­tions doc­tri­nales res­pec­tives à remettre au Pape et au Supérieur géné­ral de la Fraternité. A par­tir du moment où les deux com­mis­sions ont tra­vaillé patiem­ment, en trai­tant sur le fond tous les thèmes figu­rant à l’ordre du jour, je ne vois pas pour­quoi l’on devrait consi­dé­rer que les dis­cus­sions ont échoué. Les dis­cus­sions auraient échoué si, pour une rai­son absurde, les repré­sen­tants de la Fraternité avaient rédi­gé des rap­ports qui ne cor­res­pon­draient pas exac­te­ment à ce que la Fraternité sou­tient, par exemple s’ils avaient dit qu’a­près tout la col­lé­gia­li­té ou la liber­té reli­gieuse repré­sentent des adap­ta­tions au monde moderne par­fai­te­ment conci­liables avec la Tradition. Bien qu’une cer­taine dis­cré­tion ait été obser­vée, je pense pou­voir dire qu’il n’y a pas de risque que l’on abou­tisse à cet échec. Et celui qui ne sai­sit pas suf­fi­sam­ment l’im­por­tance de ce témoi­gnage de la part de la Fraternité et de ce qui est en jeu, pour le bien de l’Église et de la Tradition, inévi­ta­ble­ment ne peut que for­mu­ler des juge­ments qui se situent dans d’autres perspectives.

D’après vous, quelles pers­pec­tives pour­raient être erronées ?

A mon humble avis, il existe une zone tra­di­tio­na­liste, plu­tôt hété­ro­gène, qui, pour des rai­sons diverses, attend quelque chose d’une hypo­thé­tique régu­la­ri­sa­tion cano­nique de la situa­tion de la Fraternité.

1) Bien sûr, il y a ceux qui espèrent un effet posi­tif pour l’Église uni­ver­selle ; et à ces amis que je consi­dère comme sin­cères, je dirais pour­tant de ne pas se faire d’illusions ; la Fraternité n’a pas la mis­sion, ni le cha­risme de chan­ger l’Église en un jour. La Fraternité entend sim­ple­ment coopé­rer, afin que l’Église se réap­pro­prie inté­gra­le­ment sa Tradition, et elle ne pour­ra conti­nuer à tra­vailler len­te­ment pour le bien de l’Église que dans la mesure où elle conti­nue­ra à être, comme toute œuvre d’Église, une pierre d’achoppement et un signe de contra­dic­tion : avec ou sans régu­la­ri­sa­tion cano­nique, qui n’interviendra que lorsque la Providence juge­ra que les temps sont venus. En outre, je ne pense pas qu’une hypo­thé­tique régu­la­ri­sa­tion – à l’heure actuelle – sup­pri­me­rait cet état de néces­si­té qui dans l’Église conti­nue à sub­sis­ter, et qui a jus­ti­fié jusqu’à main­te­nant l’action de la Fraternité.

2) D’un autre côté, tout à fait oppo­sé, il existe des groupes que je défi­ni­rais comme conser­va­teurs, dans le sens un peu bour­geois du terme, qui s’empressent de dire que les entre­tiens ont échoué, en les assi­mi­lant à des pour­par­lers en vue d’un accord : l’intention, mal dis­si­mu­lée, est de pou­voir démon­trer le plus rapi­de­ment pos­sible que la Tradition, telle que la Fraternité l’incarne, ne pour­ra jamais avoir droit de cité dans l’Église. Cet empres­se­ment est déter­mi­né non pas seule­ment par un amour dés­in­té­res­sé pour l’avenir de l’Église et pour la pure­té de sa Doctrine, mais plu­tôt par une peur réelle de l’impact que la Tradition pro­pre­ment dite pour­rait avoir face à la fra­gi­li­té de posi­tions conser­va­trices ou néo-​conservatrices. En réa­li­té, cette réac­tion révèle une lente prise de conscience – même si elle n’est pas recon­nue – de l’inconsistance et de la fai­blesse intrin­sèque de ces positions.

3) Mais il me semble sur­tout détec­ter l’existence de groupes et de posi­tions qui attendent un cer­tain béné­fice d’une régu­la­ri­sa­tion cano­nique de la Fraternité, sans pour autant faire leur le com­bat que mène la Fraternité, tout en en assu­mant les devoirs et les conséquences.

Il existe en effet, dans l’archipel varié du monde tra­di­tio­na­liste, de nom­breux « com­men­ta­teurs » qui, bien qu’exprimant un fort désac­cord avec la ligne de la Fraternité, font remar­quer avec un grand inté­rêt le déve­lop­pe­ment de notre œuvre, en espé­rant qu’il aura des réper­cus­sions posi­tives sur leurs posi­tions ou sur les situa­tions locales dans les­quelles ils sont enga­gés. Je suis impres­sion­né par les fibril­la­tions aux­quelles ces com­men­ta­teurs sont sujets chaque fois que la moindre rumeur affleure sur l’avenir de la Fraternité. Pourtant, je pense que ce phé­no­mène est facile à expliquer.

Pourquoi ?

Il s’agit d’une caté­go­rie de fidèles ou de prêtres qui sont fon­da­men­ta­le­ment déçus et qui sentent – à juste titre – une cer­taine insta­bi­li­té dans leur situa­tion future. Ils se rendent compte que la majo­ri­té des pro­messes aux­quelles ils ont cru ont du mal à être main­te­nues et appli­quées. Ils espé­raient qu’avec le Motu Proprio Summorum Pontificum tout d’abord, et avec le texte d’application Universae Ecclesiae ensuite, le plein droit de cité et la liber­té étaient garan­tis et effi­ca­ce­ment pro­té­gés en faveur du rite tri­den­tin ; mais ils se rendent compte que la chose ne se passe pas si paci­fi­que­ment, sur­tout au niveau des évêques. Et par consé­quent – mal­heu­reu­se­ment – si ces groupes s’intéressent à l’issue de l’histoire de la Fraternité, ce n’est pas à cause des prin­cipes doc­tri­naux qui la sous-​tendent, ni à cause de la por­tée qu’il pour­rait y avoir pour l’Église, mais plu­tôt dans une pers­pec­tive « ins­tru­men­tale » : la Fraternité est per­çue par eux comme une for­ma­tion de prêtres qui n’ont désor­mais plus rien à perdre, mais qui, s’ils obtiennent quelque chose d’important pour leur congré­ga­tion, crée­ront un pré­cé­dent juri­dique auquel à leur tour eux-​mêmes pour­ront se référer.

Ce com­por­te­ment, qui est mora­le­ment dis­cu­table et peut-​être aus­si un peu égoïste, a néan­moins deux avantages :

- avant tout, celui de démon­trer para­doxa­le­ment que la posi­tion de la Fraternité est la seule cré­dible, dont pour­ra sor­tir quelque chose d’intéressant, et à laquelle nom­breux sont ceux qui se réfèrent mal­gré eux ;

- le deuxième avan­tage est de sou­li­gner que si la voie doc­tri­nale n’est pas pri­vi­lé­giée, afin de per­mettre à l’Église de se réap­pro­prier sa Tradition, alors imman­qua­ble­ment on glis­se­ra dans une pers­pec­tive diplo­ma­tique, faite de cal­culs incer­tains et de résul­tats instables, où l’on s’expose à de dra­ma­tiques déceptions.

Si le Vatican, par hypo­thèse, offrait à la Fraternité la pos­si­bi­li­té de se struc­tu­rer en un ordi­na­riat dépen­dant direc­te­ment du Saint-​Siège, com­ment cette pro­po­si­tion pourrait-​elle être reçue ?

Elle pour­rait être prise serei­ne­ment en consi­dé­ra­tion, sur la base des prin­cipes et des prio­ri­tés, et sur­tout avec la pru­dence sur­na­tu­relle dont les Supérieurs de la Fraternité se sont tou­jours inspirés.

Pourriez-​vous nous en dire plus ?

Je ne peux que répé­ter ce qui a déjà été clai­re­ment expli­qué par mes Supérieurs : la situa­tion cano­nique dans laquelle se trouve actuel­le­ment la Fraternité est la consé­quence de sa résis­tance aux erreurs qui infestent l’Église ; par consé­quent, la pos­si­bi­li­té pour la Fraternité de s’ap­pro­cher d’une situa­tion cano­nique régu­lière ne dépend pas de nous, mais de l’ac­cep­ta­tion par la hié­rar­chie de la contri­bu­tion que la Tradition peut appor­ter à la res­tau­ra­tion de l’Église.

Si l’on n’en­vi­sage aucune régu­la­ri­sa­tion cano­nique, cela signi­fie sim­ple­ment que la hié­rar­chie n’est pas encore suf­fi­sam­ment convain­cue de la néces­si­té et de l’ur­gence de cette contri­bu­tion. Dans ce cas, il fau­dra attendre encore quelques années, en espé­rant une aug­men­ta­tion de cette prise de conscience, qui pour­rait croître pro­por­tion­nel­le­ment avec l’ac­cé­lé­ra­tion du pro­ces­sus d’auto-​destruction de l’Église.

» Le peu que nous puis­sions faire à Rome est pro­ba­ble­ment plus impor­tant que le grand bien que nous pou­vons faire ailleurs ». Cette phrase est lourde de sens. Elle a été pro­non­cée par Mgr De Galarreta aux ordi­na­tions sacer­do­tales d’Écône, et elle concerne direc­te­ment notre dis­trict. Bien enten­du, elle se réfé­rait sur­tout aux dis­cus­sions théo­lo­giques ; mais il est évident que l’i­mage aus­si de la Fraternité en Italie, du fait de sa proxi­mi­té par rap­port à Rome, revêt une impor­tance toute par­ti­cu­lière. Vous qui êtes le Supérieur du District ita­lien, com­ment avez-​vous vécu cette affir­ma­tion si importante ? 

Ce que Mgr de Galarreta a dit à Ecône cor­res­pond à une convic­tion pro­fonde de la Fraternité, et cette affir­ma­tion me paraît évi­dente pour une esprit authen­ti­que­ment catho­lique : je ne vois là rien de sur­pre­nant. Je pense que Monseigneur résume par­fai­te­ment l’esprit romain avec lequel la Fraternité veut ser­vir l’Église romaine : faire tout le pos­sible pour que l’Église se réap­pro­prie sa Tradition, à com­men­cer par Rome elle-même.

L’histoire de l’Église nous enseigne qu’aucune réforme uni­ver­selle, effi­cace et durable n’est pos­sible, si Rome ne fait pas sa propre réforme et si la réforme ne part pas de Rome.

Sur ces points, de nom­breux obser­va­teurs exté­rieurs pré­tendent qu’il existe une divi­sion interne à la Fraternité Saint-​Pie X, entre une aile, dite « romaine », plus prête à dia­lo­guer avec les auto­ri­tés, et une autre aile, « gal­li­cane » celle-​là, qui serait hos­tile à toute approche en direc­tion du Pape. Au-​delà de cette sim­pli­fi­ca­tion exces­sive, et dans la limite où vous pou­vez vous expri­mer sur ce sujet, pensez-​vous que cette idée est fondée ? 

Comme dans toute socié­té humaine, il existe dans la Fraternité aus­si des nuances et des sen­si­bi­li­tés dif­fé­rentes entre les dif­fé­rents membres. Penser qu’il puisse en être autre­ment serait un peu puéril.

Pourtant je crois que l’on tombe faci­le­ment dans les sim­pli­fi­ca­tions évo­quées ci-​dessus lorsque l’on perd la séré­ni­té du juge­ment, ou lorsque l’on s’exprime en s’appuyant sur des juge­ments tout faits : on finit alors par créer des par­tis pour pou­voir y caser sans dis­cer­ne­ment les uns plu­tôt que les autres.

Les membres de la Fraternité com­prennent clai­re­ment que l’identité de leur congré­ga­tion est éta­blie sur un axe défi­ni et pré­cis qui s’appelle la Tradition : c’est sur ce prin­cipe, uni­ver­sel­le­ment par­ta­gé au sein de la Fraternité qu’est construite l’unité de la Fraternité elle-​même. Et je pense qu’objectivement il est impos­sible de trou­ver un prin­cipe d’identité et de cohé­sion plus fort : c’est jus­te­ment cette cohé­sion de base sur l’essentiel qui per­met aux membres d’avoir des nuances dif­fé­rentes sur tout ce qui est sujet à discussion.

Je crois qu’une cer­taine impres­sion de non-​homogénéité peut pro­ve­nir de la grande dif­fé­rence des tons que les membres de la Fraternité emploient en des lieux dif­fé­rents, dans des situa­tions dif­fé­rentes, dans des pays dif­fé­rents et sur­tout face aux posi­tions très diverses et contra­dic­toires que les repré­sen­tants de la hié­rar­chie offi­cielle expriment à notre égard et à l’égard de tout ce qui a le goût de la Tradition.

La per­cep­tion de ces don­nées com­plexes dimi­nue chez ceux qui éva­luent les affir­ma­tions sépa­rées, en les sor­tant de leur contexte et en les nive­lant on line devant leur écran d’ordinateur. Il s’agit là cer­tai­ne­ment de consi­dé­ra­tions dont l’évidence n’est pas immé­diate pour l’observateur extérieur.

Le 13 mai der­nier a été publiée l’ins­truc­tion Universae Ecclesiae, qui entend dis­ci­pli­ner concrè­te­ment l’ap­pli­ca­tion du Motu Proprio « Summorum Pontificum ». Comment cet impor­tant docu­ment est-​il éva­lué par la FSSPX ?

Il s’a­git d’un docu­ment de syn­thèse, qui d’une part exprime la nette volon­té de mettre en appli­ca­tion les direc­tives sur le motu pro­prio, et de l’autre, tient compte des nom­breuses objec­tions, expli­cites et impli­cites, que les épis­co­pats ont mani­fes­té àl’é­gard du Summorum Pontificum, qui – et ce n’est un secret pour per­sonne – sont fon­da­men­ta­le­ment hos­tiles à la reprise du Rite Tridentin.

Avant tout, il est pré­ci­sé que la reprise de la Liturgie de 1962 est une loi uni­ver­selle pour l’Église ; deuxiè­me­ment, l’ins­truc­tion fait un net effort pour défendre majo­ri­tai­re­ment en matière stric­te­ment juri­dique les prêtres empê­chés par leurs ordi­naires dans l’u­sage du Missel tridentin.

C’est avec une cer­taine finesse qu’il est rap­pe­lé aux évêques que c’est pré­ci­sé­ment à eux de garan­tir ces droits…pour la défense des­quels il est pos­sible de faire un recours sontre ces mêmes ordi­naires. Voici pour être très bref les points qui me semblent être les plus positifs.

Pourtant, l’article 19 de l’Instruction « Universae Ecclesiae » déclare que ne sont pas auto­ri­sés à deman­der la Saint Messe de tou­jours les fidèles qui ne recon­naissent pas la vali­di­té et la légi­ti­mi­té du Missel Réformé par Paul VI. Que pensez-​vous de cette limitation ?

Pour être sin­cère, je suis inca­pable de la juger, parce que je la trouve incom­pré­hen­sible. J’ai tou­jours consi­dé­ré que le Saint Rite de la Messe avait une valeur intrin­sèque, sur­tout quant à la fin latreu­tique [1] qui lui est propre.

Toute autre consi­dé­ra­tion mise à part, il est impos­sible de com­prendre sur quelle base juri­dique ou théo­lo­gique la valeur d’un rite plu­ri­sé­cu­laire décla­ré jamais abro­gé, et la pos­si­bi­li­té de le célé­brer, puissent être déter­mi­nées par les dis­po­si­tions sub­jec­tives de celui qui assiste ou le demande. On entre ici dans une pers­pec­tive folle et impra­ti­cable. Par exemple, que devrait faire un prêtre qui se ren­drait compte que sur dix fidèles qui demandent la célé­bra­tion de la Sainte Messe, cinq auraient des objec­tions sur le Messe de Paul VI ? Que devrait faire un prêtre s’il avait lui-​même de très graves réserves sur le nou­veau rite, à par­tir du moment où la limi­ta­tion ne concerne que les fidèles ? [2] Si les deux rites sont consi­dé­rés comme deux formes équi­va­lentes du même rite romain, il n’est pas pos­sible de com­prendre pour­quoi le rite tri­den­tin est tel­le­ment dan­ge­reux qu’il faut effec­tuer une sorte d’exa­men préa­lable d’ad­mis­sion. Enfin, si l’on entre hon­nê­te­ment dans une telle logique, il n’est pas pos­sible de com­prendre pour­quoi il n’est pas deman­dé aux prêtres et aux évêques, qui refusent ouver­te­ment le rite tri­den­tin, de s’abs­te­nir de célé­brer le rite nou­veau tant qu’ils ne démordent pas de leur jugement.

Je pense que l’ar­ticle 19 de l’Instruction, s’il est d’une part l’ex­pres­sion d’un com­por­te­ment diplo­ma­tique typique, peut mal­heu­reu­se­ment de l’autre être assi­mi­lé à une sorte de chan­tage moral mal dis­si­mu­lé. Il révèle la conscience, de la part des évêques, que la Messe Tridentine véhi­cule inévi­ta­ble­ment une ecclé­sio­lo­gie incom­pa­tible avec celle du Concile et du Novus Ordo. Par consé­quent, la Messe tri­den­tine ne peut être accor­dée qu’en exer­çant un contrôle direct sur les consciences des fidèles. Ce qui semble plu­tôt alarmant.

Y a‑t-​il, d’a­près Vous, d’autres points dans ce docu­ment où émerge la volon­té d’exer­cer un contrôle de ce genre ?

À mon humble avis, il y en a un en par­ti­cu­lier. Alors que le motu pro­prio repre­nait, outre le Missel, le libre usage de tous les livres litur­giques, l’Instruction inter­dit cet usage dans un cas bien pré­cis : celui des ordi­na­tions sacer­do­tales, excep­tion faite pour les ins­ti­tu­tions reli­gieuses, se réfé­rant à l’Ecclesia Dei, ou qui uti­lisent déjà le rite tri­den­tin (Cf. art 31).

La chose est assez sur­pre­nante, sur­tout dans le cas des ordi­na­tions dio­cé­saines, consi­dé­rant que l’ec­clé­sio­lo­gie moderne insiste tel­le­ment pour recon­naître dans l’é­vêque dio­cé­sain le modé­ra­teur de la litur­gie et le véri­table litur­giste, en tant que suc­ces­seur des Apôtres ; tou­te­fois, l’ex­pli­ca­tion semble être suf­fi­sam­ment évi­dente si nous nous réfé­rons aux com­pris clas­siques typi­que­ment curials.

Il est évident que, alors qu’une ins­ti­tu­tion Ecclesia Dei est direc­te­ment contrô­lée par l’or­ga­nisme du Vatican com­pé­tent, avec un sta­tut signé et contre-​signé (je don­ne­rai un exemple ici même), un évêque qui uti­lise les livres litur­giques de 1962, ne pour­rait l’être dans les mêmes termes.

Par consé­quent, la demande for­melle et péremp­toire de pro­cé­der aux ordi­na­tions selon le nou­veau est le signe exté­rieur consi­dé­ré comme suf­fi­sant pour démon­trer que les ordi­nands, et l’é­vêque même, acceptent plei­ne­ment l’ar­ticle 19 de l’Instruction, adop­tant le nou­veau rite pour l’é­vè­ne­ment indu­bi­ta­ble­ment le plus impor­tant et signi­fi­ca­tif de leur vie et de la vie du dio­cèse. Cette demande a, somme toute, une valeur sem­blable à la pra­tique qua­si uni­ver­selle inhé­rente à l’ap­pli­ca­tion de l’indult de 1984 : Dans les dif­fé­rents dio­cèses où l’indult était per­mis, il était deman­dé de ne pas célé­brer en rite tra­di­tion­nel à Noël et à Pâques, afin de per­mettre aux fidèles de mani­fes­ter leur propre lien avec la paroisse et donc leur accep­ta­tion du rite de Paul VI.

Et dans cette même ligne, l’in­jonc­tion impo­sée en l’an 2000 à la Fraternité Saint-​Pierre d’ac­cep­ter que ses membres puissent célé­brer libre­ment selon le nou­veau rite, est tout à fait signi­fi­ca­tive ; tout comme à l’in­vi­ta­tion cha­leu­reuse à concé­lé­brer avec les évêques dio­cé­sains au moins le Jeudi Saint, pour expri­mer sa com­mu­nion avec l’or­di­naire local, et donc leur publique et par­faite accep­ta­tion du Novus Ordo Missae ; notons que bine que la Fraternité Saint Pierre soit une ins­ti­tu­tion Ecclesia Dei, la mesure s’é­tait révé­lée néces­saire jus­te­ment au moment où au sein de la congré­ga­tion se fai­saient entendre les oppo­si­tions les plus fortes au rite de Paul chez cer­tains membres réfrac­taires. C’est dans cette même situa­tion que fut des­ti­tué direc­te­ment par l’Ecclesia Dei celui qui était alors Supérieur géné­ral et rem­pla­cé par un prêtre choi­si non pas par le Chapitre, mais impo­sé par l’Ecclesia Dei même.

Il était alors Préfet de la Congrégation pour le Culte Divin : le car­di­nal Medina Estevez, tan­dis que le car­di­nal Castrillon Hoyos avait depuis peu pris la charge de Président de l’Ecclesia Dei.

Ainsi, l’in­jonc­tion de l’Instruction, avec l’art 19, semble s’ins­pi­rer plus à l’indult de Jean-​Paul II, qu’au motu pro­prio de Benoît XVI. MAis à pré­sent il a été cer­ti­fié par Benoît XVI lui-​même que l’indult de 1984 pré­ten­dait accor­der géné­reu­se­ment, dans cer­tains cas et à cer­taines condi­tions pré­cises, l’usage d’un Missel qui en réa­li­té n’a­vait jamais été abro­gé : l’Universae Ecclesiae semble retom­ber dans cette absur­di­té juri­dique et morale, com­pré­hen­sible uni­que­ment dans un contexte de mépris et de peur – je pré­fère ne pas par­ler de haine – envers tout ce qui sent le « tridentino ».

Dulcis in fun­do, puisque tous savent que la Fraternité n’ac­cep­te­ra jamais l’ar­ticle l’article 31, ni l’art. 19, tous les mécon­tents d’une part la cri­tiquent à cause de sa « déso­béi­sance », cher­chant ain­si à bien mon­trer qu’eux sont dans la « léga­li­té », et de l’autre, l’ob­servent, espé­rant que son intran­si­geance pour­ra leur faire pro­fi­ter eux aus­si de quelque chose de positif.

Et c’est ain­si que repart ce méca­nisme du « seque­ba­tur a longe ut vide­ret finem », et de l’es­pé­rance ins­tru­men­tale sur la Fraternité, dont nous avons déjà parlé.

L’année 2011 marque les vingt ans de la mort de Mgr Marcel Lefebvre. Deux décen­nies ont pas­sé, et pour­tant sa figure conti­nue de faire dis­cu­ter ; et même, il semble presque que, plus le temps passe, plus il sus­cite l’in­té­rêt dans les milieux ecclé­siaux et cultu­rels. À votre avis, à quoi est due cette « deuxième jeu­nesse » d’un Prélat, jugé par beau­coup comme ana­chro­nique et vieux ?

Mgr Lefebvre a incar­né quelque chose d’in­sur­mon­table : la Tradition de l’Église. Et s’il y a eu un évêque dans lequel la Tradition n’a jamais ces­sé d’être « vivante » (si je peux me per­mettre l’ex­pres­sion), c’est bien l’é­vêque « rebelle ». Par exemple, l’u­nique pré­lat qui n’a jamais ces­sé de célé­brer publi­que­ment dans le rite tra­di­tion­nel, alors consi­dé­ré par erreur comme abro­gé et ban­ni, a été le fon­da­teur de la Fraternité Saint Pie X : il ne s’est pas limi­té à retrans­mettre aux nou­velles géné­ra­tions un mis­sel impri­mé et pous­sié­reux, mais il a gar­dé et trans­mis un tré­sor vivant et réel, pré­sent quo­ti­dien­ne­ment sur l’Autel, dont il était com­plè­te­ment sai­si dans toute sa personne.

Si vrai­ment une prise de conscience est amor­cée, que la crise de l’Église prend ses racines et se mani­feste sur­tout dans une crise du Sacerdoce et de la Liturgie, il est inévi­table de se réfé­rer à celui qui a dépen­sé toutes ses éner­gies pour sau­ver l’Homme, et pour sau­ver le sacer­doce et la liturgie.

Il est donc inévi­table que l’on parle de Messe tri­den­tine ou de Tradition, et même que le plus réti­cent soit obli­gé à par­ler de lui, ne serait-​ce que pour prendre ses dis­tances et pour s’auto-​certifier poli­ti­que­ment cor­rect. Mais celui qui parle de lui, en bien ou en mal, ne peut pas le faire sans par­ler d’une Tradition qui, loin d’être « lefeb­vriste », est sim­ple­ment et pour tou­jours catholique.

Propos recueillis par Marco Bongi

Notes de bas de page
  1. Se dit du sacri­fice offert à Dieu pour recon­naître son sou­ve­rain domaine sur toutes les créa­tures.[]
  2. En réa­li­té, le simple prêtre est tenu de recon­naître la pleine légi­ti­mi­té du nou­veau rite au moins le jour de son ordi­na­tion, comme cela est expli­qué plus loin.[]

Supérieur Général FSSPX

M. l’ab­bé Davide Pagliarani est l’ac­tuel Supérieur Général de la FSSPX élu en 2018 pour un man­dat de 12 ans. Il réside à la Maison Générale de Menzingen, en Suisse.