Excellence, comment avez-vous considéré votre consécration épiscopale, il y a 30 ans ? Était-ce pour vous une séparation définitive de Rome ou une étape intermédiaire dans un conflit où vous conserviez l’idée d’une réconciliation ?
Si cela avait été une séparation de Rome, je ne serais pas ici aujourd’hui. Mgr Lefebvre ne m’aurait pas consacré, et je l’aurais refusé. Il ne s’agissait donc pas d’une séparation d’avec l’Eglise, mais plutôt d’une démarcation par rapport à l’esprit moderne, par rapport aux fruits du Concile. Depuis (ces sacres), d’autres personnes que nous reconnaissent qu’il y a quelque chose qui s’est mal passé au Concile. Elles confirment beaucoup des idées et des points que nous avons combattus et continuons de combattre. Nous n’avons jamais dit que le Concile avait directement professé des hérésies. Mais on a enlevé le mur de protection contre l’erreur, et on a ainsi permis à l’erreur de se manifester. Les fidèles ont besoin de protection. C’est en cela que consiste la lutte constante de l’Église militante pour défendre la foi.
Mais tous ceux qui critiquent le « Concile des médias », comme le pape émérite Benoît XVI, n’acceptent pas un conflit allant jusqu’à l’excommunication. Pourquoi n’avez-vous pas renforcé les rangs des traditionalistes à l’intérieur de l’Église et lutté pour la vérité dans l’unité avec Rome ?
C’est sûrement dû, en partie, à l’histoire des Français (et notre fondateur est français. NdT). Depuis la Révolution française, un bon nombre de catholiques français se battent contre l’erreur du libéralisme. Par conséquent, les événements pendant et après le Concile y ont été perçus avec beaucoup plus d’acuité et d’attention qu’en Allemagne. Il ne s’agissait pas d’erreurs flagrantes, mais de tendances visant à ouvrir portes et fenêtres. Les réformes qui ont suivi l’ont montré plus clairement que le Concile lui-même. Le problème s’est cristallisé avec la nouvelle messe. A Rome, on disait à Mgr Lefebvre : « C’est tout ou rien : vous célébrez une fois la nouvelle messe et tout rentre dans l’ordre. » Nos arguments contre la nouvelle messe ne comptaient pas. Pourtant le Missel de Paul VI a été rédigé en collaboration avec des théologiens protestants. Si l’on est forcé de célébrer cette messe, il y a vraiment un problème. Et l’on voulait nous y forcer.
Votre refus de la nouvelle messe a‑t-il renforcé à la fois votre idée, et celle de Mgr Lefebvre, que la séparation de Rome était voulue par Dieu ?
J’insiste : nous ne nous sommes jamais séparés de l’Eglise.
Mais le fait de l’excommunication parle de lui-même. Pourquoi le pape Benoît XVI aurait-il dû la lever, si elle n’existait pas ?
Dans le Droit canonique de 1917, la consécration d’un évêque sans mandat du pape n’est pas considérée comme un schisme, mais seulement comme un abus d’autorité et n’entraîne pas d’excommunication. L’ensemble de l’histoire de l’Église manifeste un point de vue différent sur le problème des consécrations épiscopales faites sans mandat du pape. C’est très important.
Pourquoi est-ce si important ? En 1988, le nouveau Code de droit canonique était déjà en vigueur, et le Code de 1917 obligeait aussi l’évêque à la fidélité envers le Saint-Siège.
Nous étions alors dans une situation de nécessité, parce que Rome avait désigné un évêque (pour la Fraternité). La rencontre entre le cardinal Ratzinger et Mgr Lefebvre le 5 mai 1988 portait sur la date de sa consécration. Mgr Lefebvre et le cardinal Ratzinger ne parvenaient pas à se mettre d’accord. Mgr Lefebvre avait fait une proposition. Je suis sûr que si le cardinal Ratzinger avait accepté la date du 15 août immédiatement pour la consécration sans chercher à modifier le nom du candidat retenu, Mgr Lefebvre aurait été d’accord. Mais aucune date n’a été fixée. Quand Mgr Lefebvre a demandé au cardinal : « Pourquoi pas à la fin de l’année ? », il a reçu la réponse : « Je ne sais pas, je ne peux pas le dire ». Par conséquent, Mgr Lefebvre pensait qu’on se jouait de lui. C’était certainement une cause de méfiance. Et la méfiance est – jusqu’à aujourd’hui – un mot clé dans notre histoire. Nous travaillons à surmonter cela, puis quelque chose de nouveau arrive entre-temps… C’est vraiment pénible.
Pourquoi le cardinal Ratzinger, grand connaisseur et partisan de la Tradition catholique, et ami de la messe traditionnelle, n’a-t-il pas pu dissiper la méfiance de Mgr Lefebvre ?
Il n’a pas compris à quel point étaient profonds les motifs de Mgr Lefebvre et l’inquiétude des fidèles et des prêtres. Beaucoup parmi eux en ont eu simplement assez des scandales et des vicissitudes postconciliaires, ainsi que de la façon dont la nouvelle messe était célébrée. Si le cardinal Ratzinger nous avait compris, il n’aurait pas agi ainsi. Et je crois qu’il l’a regretté. C’est pourquoi, une fois pape, il a essayé de réparer ces dommages avec le Motu Proprio et la suppression de l’excommunication. Nous lui sommes vraiment reconnaissants pour ses tentatives de réconciliation.
Mais le cardinal Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, devait aussi prendre en compte les difficultés et les irritations des autres fidèles : il est irritant, par exemple, que les membres de la Fraternité Saint-Pie X se contredisent sur des points aussi essentiels que la validité de la messe. Certains des vôtres prétendent qu’en assistant à la nouvelle messe, qu’ils considèrent comme « hérétique », on ne remplit pas le précepte dominical.
Je dois contester cela fermement : certes nous parlons de l’invalidité de beaucoup de messes. Mais prétendre que toutes les messes seraient invalides n’est pas la position de la Fraternité. Nous n’avons jamais dit cela. Dans nos discussions avec Rome, nous avons toujours souligné que nous reconnaissons la validité de la nouvelle messe lorsqu’elle est célébrée selon les rubriques et avec l’intention de faire ce qui est requis par l’Église. Il faut distinguer entre messe valide et bonne messe.
Où se situe la différence pour vous ?
La nouvelle messe comporte des déficiences et présente des dangers. Bien sûr, chaque nouvelle messe n’est pas directement un scandale, mais la célébration répétée de la nouvelle messe conduit à un affaiblissement ou même à une perte de la foi. On voit chaque jour combien de moins en moins de prêtres croient encore à la présence réelle. Avec l’ancienne messe, la liturgie nourrit la foi ; on va là au rocher, on est fortifié dans cette foi ; certaines actions liturgiques nous conduisent plus loin dans la foi, comme la foi dans la présence réelle, dans le sacrifice – seulement en s’agenouillant, en respectant le silence, en observant l’attitude du prêtre. Avec la nouvelle messe, on doit apporter sa foi, on ne reçoit presque rien directement du rite. Ce rite est plat.
Mais même avant la réforme liturgique, il y avait des prêtres avec une foi faible, des modernistes et des hérétiques. Les pères du Concile libéraux que vous critiquez, ont grandi avec l’ancienne messe et ont été ordonnés dans l’ancien rite. Considérez-vous les conversions qui ont lieu aujourd’hui aussi avec la nouvelle messe – pensez à Nightfever (programme d’évangélisation né à Cologne après les JMJ de 2005. NdT) – comme une illusion ?
Non, je ne dis pas cela. Je dis seulement que si vous recevez un chef d’Etat et que vous avez le choix entre une trompette d’argent et une trompette en cuivre, allez-vous prendre la trompette en cuivre ? Ce serait une insulte, vous ne faites pas cela. Et même les meilleures nouvelles messes sont comme des trompettes en cuivre, comparées à l’ancienne liturgie. Pour le bon Dieu, on doit choisir ce qu’il y a de meilleur.
Dans un sermon, vous avez dit récemment : « Comment pouvaient-ils seulement oser faire une messe aussi misérable, vide et plate ? On ne peut pas honorer Dieu comme cela. » Même aujourd’hui, la nouvelle messe est pourtant la chose la plus précieuse dans la vie des croyants catholiques, et aujourd’hui encore, l’Église produit des martyrs et des saints. Pourquoi ne nuancez-vous pas dans la prédication ?
Je suis d’accord qu’il faut faire des distinctions dans la discussion théologique. Mais dans un sermon, on ne peut pas tout présenter de façon théologique. Il faut aussi un peu de rhétorique pour secouer les âmes, réveiller les gens et leur ouvrir les yeux.
Le pape François veut tendre la main à la Fraternité en vue d’une réconciliation. Attendez-vous toujours un accord ou l’occasion a‑t-elle été manquée ?
Je suis optimiste. Mais je ne peux pas précéder l’heure de Dieu. Si le Saint-Esprit est capable d’influencer le pape actuel, il fera la même chose avec le prochain. C’est de fait ce qui s’est passé. Aussi avec le pape François. Quand il a été élu, j’ai pensé : maintenant l’excommunication arrive. Cela a été le contraire : le cardinal Müller a voulu obtenir notre excommunication et le pape François a refusé de le faire. Il me l’a dit personnellement : « Je ne vais pas vous condamner ! » La réconciliation va venir. Notre Mère la Sainte Eglise est actuellement incroyablement déchirée. Les conservateurs veulent de nous, et cela nous a été dit à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Les évêques allemands, eux, ne nous veulent pas du tout. Rome doit composer avec tous ces éléments – cela nous le comprenons. Si nous étions simplement acceptés comme cela, il y aurait la guerre dans l’Eglise. Il y a la crainte que nous puissions triompher. Le pape François a dit à des journalistes : « Je vais m’assurer que cela ne soit pas un triomphe pour eux ».(1)
Mais les tensions et les peurs existent aussi au sein de la Fraternité. En France, un bon nombre de prêtres et de laïcs se sont séparés de la Fraternité parce que les discussions avec le Vatican ont suscité de la méfiance. Comment la Fraternité accueillerait-elle une réconciliation avec Rome ? Combien resteraient ? Et combien partiraient ?
Cela dépendra de ce que Rome exige de nous. Si l’on nous laisse continuer ainsi et si l’on nous donne suffisamment de garanties, alors personne ne partira. La méfiance s’appuie sur la peur d’avoir à accepter les nouveautés. Si l’on exige de nous d’aller sur de nouveaux chemins, alors personne ne viendra.
Qu’est-ce qui vous rend si sûr que tout le monde puisse accepter ? La seule annonce des discussions a déjà provoqué des troubles et des démissions massifs. Quelle conclusion pourrait rassurer les vôtres ? La méfiance ne disparaîtrait pas simplement après un accord.
C’est vrai. Mais il y a de la bonté, de la bienveillance. Depuis des années, nous travaillons de concert avec Rome pour rétablir la confiance. Et nous avons fait de grands progrès malgré toutes ces réactions. Si nous parvenons à un accord raisonnable avec des conditions normales, très peu resteront en retrait. Je ne crains pas tellement une nouvelle division dans la Tradition, si une bonne solution est trouvée avec Rome. Nous pouvons désormais contester certains points du Concile. Nos interlocuteurs à Rome nous ont dit : les points principaux – la liberté religieuse, l’œcuménisme, la nouvelle messe – sont des questions ouvertes. C’est un progrès incroyable. Jusqu’à maintenant, on nous disait : vous devez obéir. Aujourd’hui des membres de la Curie nous disent : vous devriez ouvrir un séminaire à Rome, une université pour la défense de la Tradition… – Tout n’est plus noir ou blanc.
Que serait une solution raisonnable ?
Une prélature personnelle.
Si la forme juridique est déjà trouvée et que les discussions à Rome se déroulent bien, qu’est-ce qui a jusqu’ici manqué pour le pas décisif ?
L’année dernière, Mgr Pozzo nous a dit que la Congrégation pour la Doctrine de la Foi avait approuvé le texte doctrinal que nous devions signer. Avec cela nous devions accepter une prélature personnelle. Un mois et demi plus tard, le cardinal Müller a décidé de réviser ce texte et d’exiger une acceptation plus claire du Concile et de la légitimité de la nouvelle messe. On nous a d’abord ouvert des moyens de discussion, puis on les a refermés. Qu’exige-t-on vraiment de nous ? Le démon est à l’œuvre. C’est un combat spirituel.
Faites-vous personnellement confiance au Saint-Père, le pape François ?
Nous avons une très bonne relation. Si nous lui faisons savoir que nous sommes à Rome, sa porte nous est ouverte. Il nous aide à une moindre échelle. Il nous a par exemple dit : « J’ai des problèmes quand je fais quelque chose de bien pour vous. J’aide les protestants et les anglicans, pourquoi ne puis-je pas aider les catholiques ? » Certains veulent empêcher un accord, car nous sommes un élément perturbateur dans l’Eglise. Le pape se trouve entre les deux. (Il sourit et montre une lettre manuscrite que le Saint-Père lui a adressée en français, qui commence avec la salutation « Cher frère, cher fils »)
Sources : /La Porte Latine du 30 juin 2018
(1) Allusion à la réponse du pape à la question de Nicolas Senèze (La Croix), au retour du pèlerinage de Fatima, le 13 mai 2017 : « Un accord est-il pour bientôt ? Ce serait le retour triomphal de fidèles qui montrent ce que signifie être vraiment catholiques ? » Réponse de François : « J’écarterais toute forme de triomphalisme. Complètement. », avant de conclure : « Pour moi, ce n’est pas un problème de gagnants ou de perdants, mais de frères, qui doivent cheminer ensemble en cherchant la formule pour faire des pas en avant. »