Les cinq dubia de quatre cardinaux au pape François à propos d’Amoris laetitia

Rome, le 16 novembre 2016. Quatre car­di­naux rendent publique une lettre à pro­pos des ambi­guï­tés d’Amoris Laetitia, qu’ils ont écrite au pape… lequel ne leur a pas répon­du. Un vati­ca­niste résume ain­si leur pen­sée : « on ne peut pas conti­nuer à faire comme si c’é­tait le car­di­nal Kasper qui était en cause. Il y a un seul responsable ».

Les quatre car­di­naux – Raymond L. Burke, Walter Brandmuller, Carlo Caffara et Joachim Meisner – ont for­mel­le­ment expri­mé au pape François cinq « Dubia » (doutes), concer­nant à la fois la ques­tion très débat­tue de la com­mu­nion pour les divor­cés rema­riés, et sur­tout la valeur des normes morales qui concerne pré­ci­sé­ment la concep­tion de la vie chrétienne.

Les « Dubia » ont été envoyés au pape il y a deux mois – le 19 sep­tembre 2016 – mais comme il n’y a pas de réponse, ce docu­ment excep­tion­nel est ren­du public afin que la réflexion sur les ques­tions sou­le­vées puisse se pour­suivre. L’enjeu, c’est tout l’é­di­fice de la morale catholique.

Les quatre car­di­naux qui ont signé cette lettre et la publient main­te­nant ne font pas par­tie du groupe de ceux qui, il y a un an, au début de la seconde ses­sion du synode consa­cré à la famille, avaient remis à François la fameuse lettre « des treize car­di­naux »

Ce docu­ment, publié simul­ta­né­ment sur des jour­naux du monde entier (pour l’Italie en exclu­si­vi­té sur la Nuova Bussola et sur le site www.chiesa du vati­ca­niste Sandro Magister), se com­pose de quatre par­ties : une expli­ca­tion adres­sée au lec­teur du sens de cette ini­tia­tive (I); la lettre adres­sée à François (II), qui accom­pa­gnait les « Dubia » ; les « Dubia » (III); le com­men­taire sur cha­cun des « Dubia » (IV).

La Porte Latine – 18 novembre 2016

I. Un préalable nécessaire

L’envoi de la lettre qui suit au Pape François des quatre car­di­naux que nous sommes a pour ori­gine une pro­fonde pré­oc­cu­pa­tion pastorale.

Nous avons consta­té, chez beau­coup de fidèles, un grave désar­roi et une grande confu­sion à pro­pos de ques­tions très impor­tantes pour la vie de l’Église. Nous avons remar­qué que même au sein du col­lège épis­co­pal sont don­nées des inter­pré­ta­tions contra­dic­toires du cha­pitre VIII d’« Amoris læti­tia ».

La grande Tradition de l’Église nous enseigne que le moyen de sor­tir de situa­tions comme celle-​ci est d’avoir recours au Saint-​Père, en deman­dant au Siège Apostolique de résoudre ces doutes qui sont à l’origine du désar­roi et de la confusion.

Notre geste est donc un acte de jus­tice et de charité.

- De jus­tice : en pre­nant cette ini­tia­tive, nous pro­fes­sons que le minis­tère pétri­nien est le minis­tère de l’unité et que c’est à Pierre, c’est-à-dire au Pape, qu’incombe le ser­vice qui consiste à confir­mer dans la foi.

- De cha­ri­té : nous vou­lons aider le Pape à pré­ve­nir des divi­sions et des oppo­si­tions au sein de l’Église, en lui deman­dant de dis­si­per toute ambigüité.

Nous avons éga­le­ment rem­pli un devoir pré­cis. D’après le Code de droit cano­nique (canon 349), la mis­sion d’aider le Pape dans le gou­ver­ne­ment de l’Église uni­ver­selle est confiée aux car­di­naux, y com­pris lorsqu’ils agissent individuellement.

Le Saint-​Père a déci­dé de ne pas répondre. Nous avons inter­pré­té cette déci­sion sou­ve­raine qu’il a prise comme une invi­ta­tion à conti­nuer cette réflexion et cette dis­cus­sion calme et respectueuse.

Et par consé­quent nous infor­mons de notre ini­tia­tive tout le peuple de Dieu, en lui pro­po­sant toute la docu­men­ta­tion.

Nous vou­lons espé­rer que per­sonne n’interprétera cette démarche en fonc­tion du sché­ma « progressistes-​conservateurs », ce qui serait com­plè­te­ment erro­né. Nous sommes pro­fon­dé­ment sou­cieux du véri­table bien des âmes, qui est la loi suprême de l’Église, et non pas de faire pro­gres­ser au sein de l’Église une quel­conque forme de politique.

Nous vou­lons espé­rer que per­sonne ne nous consi­dé­re­ra injus­te­ment comme des adver­saires du Saint-​Père ni comme des hommes dépour­vus de misé­ri­corde. Ce que nous avons fait et que nous sommes en train de faire est ins­pi­ré par la pro­fonde affec­tion col­lé­giale qui nous unit au Pape et par notre sou­ci pas­sion­né du bien des fidèles.

Card. Walter Brandmüller
Card. Raymond L. Burke
Card. Carlo Caffarra
Card. Joachim Meisner

II – La lettre des quatre cardinaux au pape

A notre Saint-​Père, le Pape François

Et, pour infor­ma­tion, à Son Éminence le Cardinal Gerhard L. Müller

Très Saint Père,

À la suite de la publi­ca­tion de Votre Exhortation Apostolique « Amoris læti­tia », des théo­lo­giens et des cher­cheurs ont pro­po­sé des inter­pré­ta­tions non seule­ment diver­gentes, mais même contra­dic­toires, sur­tout en ce qui concerne le cha­pitre VIII. De plus, les médias ont mon­té en épingle cette polé­mique, pro­vo­quant ain­si de l’incertitude, de la confu­sion et du désar­roi chez un grand nombre de fidèles.

En consé­quence, de très nom­breuses ques­tions rela­tives à la juste inter­pré­ta­tion à don­ner au cha­pitre VIII de l’Exhortation ont été adres­sées à nous, sous­si­gnés, mais aus­si à beau­coup d’Évêques et de Prêtres, par des fidèles appar­te­nant à toutes caté­go­ries sociales.

Aujourd’hui, pous­sés en conscience par notre res­pon­sa­bi­li­té pas­to­rale et dési­rant concré­ti­ser de plus en plus cette syno­da­li­té à laquelle Votre Sainteté nous exhorte, nous nous per­met­tons, avec un pro­fond res­pect, de Vous deman­der, Très Saint Père, en tant que Maître suprême de la foi appe­lé par le Christ Ressuscité à confir­mer ses frères dans la foi, de résoudre les incer­ti­tudes et de faire la lumière, en ayant la bon­té de répondre aux « Dubia » que nous nous per­met­tons de joindre à la pré­sente lettre.

Que Votre Sainteté veuille bien nous bénir, nous qui L’assurons de tou­jours l’inclure dans nos prières.

Card. Walter Brandmüller
Card. Raymond L. Burke
Card. Carlo Caffarra
Card. Joachim Meisner

Rome, le 19 sep­tembre 2016

III – Les « Dubia »

1. Il est deman­dé si, en consé­quence de ce qui est affir­mé dans « Amoris læti­tia » aux nn. 300–305, il est main­te­nant deve­nu pos­sible d’absoudre dans le sacre­ment de Pénitence et donc d’admettre à la Sainte Eucharistie une per­sonne qui, étant liée par un lien matri­mo­nial valide, vit « more uxo­rio » avec une autre per­sonne, sans que soient rem­plies les condi­tions pré­vues par « Familiaris consor­tio » au n. 84 et réaf­fir­mées ensuite par « Reconciliatio et pæni­ten­tia » au n. 34 et par « Sacramentum cari­ta­tis » au n. 29. L’expression « dans cer­tains cas » de la note 351 (n. 305) de l’exhortation « Amoris læti­tia » peut-​elle être appli­quée aux divor­cés rema­riés qui conti­nuent à vivre « more uxorio » ?

2. Après l’exhortation post-​synodale « Amoris læti­tia » (cf. n. 304), l’enseignement de l’encyclique de Saint Jean-​Paul II « Veritatis splen­dor » n. 79, fon­dé sur la Sainte Écriture et sur la Tradition de l’Église, à pro­pos de l’existence de normes morales abso­lues, obli­ga­toires sans excep­tion, qui inter­disent des actes intrin­sè­que­ment mau­vais, continue-​t-​il à être valide ?

3. Après « Amoris læti­tia » n. 301, est-​il encore pos­sible d’affirmer qu’une per­sonne qui vit habi­tuel­le­ment en contra­dic­tion avec un com­man­de­ment de la loi de Dieu, comme par exemple celui qui inter­dit l’adultère (cf. Mt 19, 3–9), se trouve dans une situa­tion objec­tive de péché grave habi­tuel (cf. Conseil pon­ti­fi­cal pour les textes légis­la­tifs, Déclaration du 24 juin 2000) ?

4. Après les affir­ma­tions conte­nues dans « Amoris læti­tia » n. 302 à pro­pos des « cir­cons­tances qui atté­nuent la res­pon­sa­bi­li­té morale », faut-​il encore consi­dé­rer comme valide l’enseignement de l’encyclique de Saint Jean-​Paul II « Veritatis splen­dor » n. 81, fon­dé sur la Sainte Écriture et sur la Tradition de l’Église, selon lequel « les cir­cons­tances ou les inten­tions ne pour­ront jamais trans­for­mer un acte intrin­sè­que­ment mal­hon­nête de par son objet en un acte sub­jec­ti­ve­ment hon­nête ou défen­dable comme choix » ?

5. Après « Amoris læti­tia » n. 303, faut-​il consi­dé­rer comme encore valide l’enseignement de l’encyclique de Saint Jean-​Paul II « Veritatis splen­dor » n. 56, fon­dé sur la Sainte Écriture et sur la Tradition de l’Église, qui exclut une inter­pré­ta­tion créa­trive du rôle de la conscience et affirme que la conscience n’est jamais auto­ri­sée à légi­ti­mer des excep­tions aux normes morales abso­lues qui inter­disent des actes intrin­sè­que­ment mau­vais de par leur objet ?

IV – Note explicative par les quatre cardinaux

LE CONTEXTE

Les « dubia » (mot latin signi­fiant : « doutes ») sont des ques­tions for­melles posées au Pape et à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi et qui demandent des éclair­cis­se­ments à pro­pos de sujets par­ti­cu­liers concer­nant la doc­trine ou la pratique.

La par­ti­cu­la­ri­té de ces ques­tions est qu’elles sont for­mu­lées de telle sorte qu’elles demandent comme réponse un « oui » ou un « non », sans argu­men­ta­tion théo­lo­gique. Cette manière de s’a­dres­ser au Siège Apostolique n’est pas une inven­tion de notre part ; c’est une pra­tique séculaire.

Venons-​en à l’enjeu concret.

La publi­ca­tion de l’exhortation apos­to­lique post-​synodale « Amoris læti­tia », consa­crée à l’amour dans la famille, a fait naître un vaste débat, notam­ment en ce qui concerne le cha­pitre VIII. Les para­graphes 300–305, en par­ti­cu­lier, ont fait l’objet d’interprétations divergentes.

Pour beau­coup de per­sonnes – des évêques, des prêtres de paroisse, des fidèles – ces para­graphes font allu­sion ou même enseignent de manière expli­cite un chan­ge­ment dans la dis­ci­pline de l’Église en ce qui concerne les divor­cés qui vivent une nou­velle union, tan­dis que d’autres per­sonnes, qui admettent le manque de clar­té ou même l’ambigüité des pas­sages en ques­tion, expliquent néan­moins que ces mêmes pages peuvent être lues en conti­nui­té avec le magis­tère pré­cé­dent et qu’elles ne contiennent pas de modi­fi­ca­tion dans la pra­tique et dans l’enseignement de l’Église

Animés par une pré­oc­cu­pa­tion pas­to­rale à l’égard des fidèles, quatre car­di­naux ont adres­sé au Saint-​Père une lettre sous forme de « dubia », dans l’espoir de rece­voir des éclair­cis­se­ments, étant don­né que le doute et l’incertitude sont tou­jours hau­te­ment dom­ma­geables à la pastorale.

Le fait que les per­sonnes qui inter­prètent l’exhortation par­viennent à des conclu­sions dif­fé­rentes est éga­le­ment dû à des manières diver­gentes de com­prendre la vie chré­tienne. En ce sens, ce qui est en jeu dans « Amoris læti­tia », ce n’est pas seule­ment la ques­tion de savoir si les divor­cés qui ont contrac­té une nou­velle union – dans cer­taines cir­cons­tances – peuvent ou non avoir de nou­veau accès aux sacrements.

On constate enfin que les inter­pré­ta­tions du docu­ment reposent aus­si des approches dif­fé­rentes, contra­dic­toires, du mode de vie chrétien.

Ainsi, alors que la pre­mière ques­tion concerne un sujet concret concer­nant les divor­cés rema­riés civi­le­ment, les quatre autres ques­tions concernent des sujets fon­da­men­taux de la vie chrétienne.

LES QUESTIONS

Doute numé­ro 1 :

Il est deman­dé si, en consé­quence de ce qui est affir­mé dans « Amoris læti­tia » aux nn. 300–305, il est désor­mais deve­nu pos­sible d’absoudre dans le sacre­ment de Pénitence et donc d’admettre à la Sainte Eucharistie une per­sonne qui, étant liée par un lien matri­mo­nial valide, vit « more uxo­rio » avec une autre per­sonne, sans que soient rem­plies les condi­tions pré­vues par « Familiaris consor­tio » au n. 84, réaf­fir­mées par « Reconciliatio et pæni­ten­tia » au n. 34 et par « Sacramentum cari­ta­tis » au n. 29. L’expression « dans cer­tains cas » de la note 351 (n. 305) de l’exhortation « Amoris læti­tia » peut-​elle être appli­quée aux divor­cés ayant contrac­té une nou­velle union, qui conti­nuent à vivre « more uxo­rio » ?

La pre­mière ques­tion fait par­ti­cu­liè­re­ment réfé­rence à « Amoris læti­tia » n. 305 et à la note 351 pla­cée en bas de page. La note 351, alors qu’elle parle spé­ci­fi­que­ment du sacre­ment de péni­tence et de celui de la com­mu­nion, ne men­tionne pas les divor­cés rema­riés civi­le­ment dans ce contexte, le texte prin­ci­pal ne le fai­sant pas non plus.

Le n. 84 de l’exhortation apos­to­lique « Familiaris consor­tio » du Pape Jean-​Paul II envi­sa­geait déjà la pos­si­bi­li­té d’admettre aux sacre­ments les divor­cés rema­riés civi­le­ment. Il men­tion­nait trois conditions :

- Les per­sonnes concer­nées ne peuvent pas se sépa­rer sans com­mettre une nou­velle injus­tice (par exemple, elles pour­raient avoir la res­pon­sa­bi­li­té de l’éducation de leurs enfants) ;

- Elles prennent l’engagement de vivre selon la véri­té de leur situa­tion, en ces­sant de vivre ensemble comme si elles étaient mari et femme (« more uxo­rio »), s’abstenant des actes réser­vés aux époux ;

- Elles évitent de faire scan­dale (c’est-à-dire qu’elles évitent l’apparence du péché afin d’éviter le risque d’entraîner d’autres per­sonnes à pécher).

Les condi­tions men­tion­nées par « Familiaris consor­tio » au n. 84 et par les docu­ments ulté­rieurs qui sont rap­pe­lés appa­raî­tront immé­dia­te­ment comme rai­son­nables une fois que l’on se sera sou­ve­nu que l’union conju­gale n’est pas fon­dée uni­que­ment sur l’affection mutuelle et que les actes sexuels ne sont pas seule­ment une acti­vi­té par­mi les autres que le couple accomplit.

Les rela­tions sexuelles appar­tiennent à l’amour conju­gal. Elles sont quelque chose de tel­le­ment impor­tant, de tel­le­ment bon et de tel­le­ment pré­cieux, qu’elles demandent un contexte par­ti­cu­lier : le contexte de l’amour conju­gal. Par consé­quent, non seule­ment les divor­cés qui vivent une nou­velle union doivent s’en abs­te­nir, mais qui­conque n’est pas marié doit éga­le­ment s’en abs­te­nir. Pour l’Église, le sixième com­man­de­ment, « tu ne com­met­tras pas d’adultère », a tou­jours concer­né tout exer­cice de la sexua­li­té humaine qui n’est pas conju­gal, c’est-à-dire toute acte sexuel en dehors de celles que l’on a avec son époux légitime.

Il semble que, si l’on auto­rise à com­mu­nier les fidèles qui se sont sépa­rés ou qui ont divor­cé de leur conjoint légi­time et qui sont enga­gés dans une nou­velle union dans laquelle ils vivent comme s’ils étaient mari et femme, l’Église ensei­gne­rait, à tra­vers cette pra­tique de l’admission à la com­mu­nion, l’une des affir­ma­tions sui­vantes concer­nant le mariage, la sexua­li­té humaine et la nature des sacrements :

- Un divorce ne dis­sout pas le lien matri­mo­nial et les par­te­naires de la nou­velle union ne sont pas mariés. Cependant, les per­sonnes qui ne sont pas mariées peuvent, à cer­taines condi­tions, accom­plir légi­ti­me­ment des actes d’intimité sexuelle.

- Un divorce dis­sout le lien matri­mo­nial. Les per­sonnes qui ne sont pas mariées ne peuvent pas accom­plir légi­ti­me­ment des actes sexuels. Les divor­cés rema­riés sont légi­ti­me­ment des époux et leurs actes sexuels sont lici­te­ment des actes conjugaux.

- Un divorce ne dis­sout pas le lien matri­mo­nial et les par­te­naires de la nou­velle union ne sont pas mariés. Les per­sonnes qui ne sont pas mariées ne peuvent pas accom­plir des actes sexuels. Par consé­quent les divor­cés rema­riés civi­le­ment vivent dans une situa­tion de péché habi­tuel, public, objec­tif et grave. Cependant, admettre des per­sonnes à l’Eucharistie ne signi­fie pas, pour l’Église, qu’elle approuve leur état de vie public ; le fidèle peut s’approcher de la table eucha­ris­tique même s’il a conscience d’être en état de péché grave. L’intention de chan­ger de vie n’est pas tou­jours néces­saire pour rece­voir l’absolution dans le sacre­ment de péni­tence. Par consé­quent les sacre­ments sont sépa­rés de la vie : les rites chré­tiens et le culte sont dans une sphère dif­fé­rente de celle de la vie morale chrétienne.

Doute numé­ro 2 :

Après l’exhortation post-​synodale « Amoris læti­tia » (cf. n. 304), l’enseignement de l’encyclique de Saint Jean-​Paul II « Veritatis splen­dor » n. 79, fon­dé sur la Sainte Écriture et sur la Tradition de l’Église, à pro­pos de l’existence de normes morales abso­lues, obli­ga­toires sans excep­tion, qui inter­disent des actes intrin­sè­que­ment mau­vais, continue-​t-​il à être valide ?

La seconde ques­tion concerne l’existence de ce que l’on appelle les actes intrin­sè­que­ment mau­vais. Le n. 79 de l’encyclique « Veritatis splen­dor » de Jean-​Paul II affirme qu’il est pos­sible de « qua­li­fier de mora­le­ment mau­vais selon son genre […] le choix déli­bé­ré de cer­tains com­por­te­ments ou de cer­tains actes déter­mi­nés, en les sépa­rant de l’intention dans laquelle le choix a été fait ou de la tota­li­té des consé­quences pré­vi­sibles de cet acte pour toutes les per­sonnes concernées ».

Ainsi, l’encyclique enseigne qu’il y a des actes qui sont tou­jours mau­vais, qui sont inter­dits par les normes morales qui obligent sans excep­tion (les « abso­lus moraux »). Ces abso­lus moraux sont tou­jours néga­tifs, c’est-à-dire qu’ils nous disent ce que nous ne devons pas faire. « Tu ne tue­ras pas ». « Tu ne com­met­tras pas d’adultère ». Seules des normes néga­tives peuvent obli­ger sans exception.

D’après « Veritatis splen­dor », en cas d’actes intrin­sè­que­ment mau­vais, aucun dis­cer­ne­ment des cir­cons­tances ou des inten­tions n’est néces­saire. Même si un agent secret pou­vait obte­nir de la femme d’un ter­ro­riste des infor­ma­tions pré­cieuses en com­met­tant un adul­tère avec elle, de manière à sau­ver sa patrie (ceci qui res­semble à un exemple tiré d’un film de James Bond avait déjà été envi­sa­gé par Saint Thomas d’Aquin dans le « De Malo », q. 15, a. 1). Jean-​Paul II sou­tient que l’intention (ici « sau­ver la patrie ») ne change pas la nature de l’acte (« com­mettre un adul­tère ») et qu’il est suf­fi­sant de connaître la nature de l’acte (« adul­tère ») pour savoir qu’il ne doit pas être accompli.

Doute numé­ro 3 :

Après « Amoris læti­tia » n. 301, est-​il encore pos­sible d’affirmer qu’une per­sonne qui vit habi­tuel­le­ment en contra­dic­tion avec un com­man­de­ment de la loi de Dieu, comme par exemple celui qui inter­dit l’adultère (cf. Mt 19, 3–9), se trouve dans une situa­tion objec­tive de péché grave habi­tuel (cf. Conseil pon­ti­fi­cal pour les textes légis­la­tifs, Déclaration du 24 juin 2000) ?

Dans son para­graphe 301, « Amoris læti­tia » rap­pelle que « l’Église est riche d’une solide réflexion sur les condi­tion­ne­ments et les cir­cons­tances atté­nuantes ». Et le docu­ment conclut que « par consé­quent, il n’est plus pos­sible de dire que tous ceux qui se trouvent dans une cer­taine situa­tion dite ‘irré­gu­lière’ vivent dans une situa­tion de péché mor­tel, pri­vés de la grâce sanctifiante ».

Dans la Déclaration du 24 juin 2000, le Conseil pon­ti­fi­cal pour les textes légis­la­tifs a cher­ché à rendre plus clair le canon 915 du Code de Droit Canonique, qui affirme que tous ceux qui « per­sistent avec obs­ti­na­tion dans un péché grave et mani­feste ne seront pas admis à la Sainte Communion ». La Déclaration du Conseil pon­ti­fi­cal affirme que ce canon est éga­le­ment appli­cable aux fidèles qui sont divor­cés et rema­riés civi­le­ment. Elle pré­cise que le « péché grave » doit être com­pris objec­ti­ve­ment, étant don­né que le ministre de l’Eucharistie n’a pas les moyens de juger l’imputabilité sub­jec­tive de la personne.

Ainsi, d’après la Déclaration, la ques­tion de l’admission aux sacre­ments concerne le juge­ment sur la situa­tion de vie objec­tive de la per­sonne et non pas le juge­ment selon lequel cette per­sonne se trouve en état de péché mor­tel. En effet, sub­jec­ti­ve­ment, celui-​ci pour­rait ne pas être plei­ne­ment impu­table, ou ne pas du tout l’être.

Sur la même ligne de pen­sée, Saint Jean-​Paul II rap­pelle, dans son ency­clique « Ecclesia de Eucharistia », n. 37, que « bien évi­dem­ment, le juge­ment sur l’état de grâce d’une per­sonne appar­tient uni­que­ment à l’intéressé, puisqu’il s’agit d’un juge­ment de conscience ». Par consé­quent, la dis­tinc­tion indi­quée dans « Amoris læti­tia » entre la situa­tion sub­jec­tive de péché mor­tel et la situa­tion objec­tive de péché grave est bien éta­blie dans l’enseignement de l’Église.

Cependant Jean-​Paul II conti­nue à insis­ter sur le fait que « en cas de com­por­te­ment gra­ve­ment, mani­fes­te­ment et dura­ble­ment contraire à la norme morale, l’Église, dans son sou­ci pas­to­ral du bon ordre com­mu­nau­taire et par res­pect pour les sacre­ments, ne peut pas ne pas se sen­tir direc­te­ment concer­née ». Il réaf­firme ain­si l’enseignement du canon 915 men­tion­né précédemment.

La ques­tion 3 des « dubia » vou­drait donc déter­mi­ner si, même après « Amoris læti­tia », il est encore pos­sible de dire que les per­sonnes vivant de manière habi­tuelle en contra­dic­tion avec le com­man­de­ment de la loi de Dieu vivent dans une situa­tion objec­tive de grave péché habi­tuel, même si, pour une rai­son quel­conque, il n’est pas cer­tain que ces per­sonnes soient sub­jec­ti­ve­ment impu­tables en rai­son de leur trans­gres­sion habituelle.

Doute numé­ro 4 :

Après les affir­ma­tions conte­nues dans « Amoris læti­tia » n. 302 à pro­pos des « cir­cons­tances qui atté­nuent la res­pon­sa­bi­li­té morale », faut-​il encore consi­dé­rer comme valide l’enseignement de l’encyclique de Saint Jean-​Paul II « Veritatis splen­dor » n. 81, fon­dé sur la Sainte Écriture et sur la Tradition de l’Église, selon lequel « les cir­cons­tances ou les inten­tions ne pour­ront jamais trans­for­mer un acte intrin­sè­que­ment mal­hon­nête de par son objet en un acte sub­jec­ti­ve­ment hon­nête ou défen­dable comme choix » ?

Dans son para­graphe 302, « Amoris læti­tia » sou­ligne qu’« un juge­ment néga­tif sur une situa­tion objec­tive n’implique pas un juge­ment sur l’imputabilité ou sur la culpa­bi­li­té de la per­sonne concer­née ». Les « dubia » font réfé­rence à l’enseignement de Jean-​Paul II tel qu’il est expri­mé dans « Veritatis splen­dor », selon lequel les cir­cons­tances ou les bonnes inten­tions ne changent jamais un acte intrin­sè­que­ment mau­vais en un acte excu­sable ou même bon.

La ques­tion est de savoir si « Amoris læti­tia » affirme éga­le­ment que tout acte qui trans­gresse les com­man­de­ments de Dieu, tel que l’adultère, le vol, le par­jure, ne peut jamais deve­nir excu­sable ou même bon, même si l’on prend en consi­dé­ra­tion les cir­cons­tances qui atté­nuent la res­pon­sa­bi­li­té personnelle.

Est-​ce que ces actes, que la Tradition de l’Église a qua­li­fiés de péchés graves et mau­vais en eux-​mêmes, conti­nuent à être des­truc­teurs et dom­ma­geables pour toute per­sonne qui les com­met, quel que soit l’état sub­jec­tif de res­pon­sa­bi­li­té morale dans lequel cette per­sonne se trouve ?

Ou bien ces actes peuvent-​ils, en fonc­tion de l’état sub­jec­tif de la per­sonne, des cir­cons­tances et des inten­tions, ces­ser d’être dom­ma­geables et deve­nir louables ou tout au moins excusables ?

Doute numé­ro 5 :

Après « Amoris læti­tia » n. 303, faut-​il consi­dé­rer comme encore valide l’enseignement de l’encyclique de Saint Jean-​Paul II « Veritatis splen­dor » n. 56, fon­dé sur la Sainte Écriture et sur la Tradition de l’Église, qui exclut une inter­pré­ta­tion créa­trive du rôle de la conscience et affirme que la conscience n’est jamais auto­ri­sée à légi­ti­mer des excep­tions aux normes morales abso­lues qui inter­disent des actes intrin­sè­que­ment mau­vais de par leur objet ?

« Amoris læti­tia » n. 303 affirme que « non seule­ment la conscience peut recon­naître qu’une situa­tion ne répond pas objec­ti­ve­ment aux exi­gences géné­rales de l’Évangile mais elle peut aus­si recon­naître sin­cè­re­ment et hon­nê­te­ment que c’est, pour le moment, la réponse géné­reuse qu’on peut don­ner à Dieu ». Les « dubia » demandent un éclair­cis­se­ment à pro­pos de ces affir­ma­tions, étant don­né qu’elles sont sus­cep­tibles de don­ner lieu à des inter­pré­ta­tions divergentes.

D’après les per­sonnes qui pro­posent l’idée de conscience créa­tive, les pré­ceptes de la loi de Dieu et la norme de la conscience indi­vi­duelle peuvent être en ten­sion ou même en oppo­si­tion, alors que le der­nier mot devrait tou­jours reve­nir à la conscience, qui décide en der­nier res­sort à pro­pos du bien et du mal. D’après « Veritatis splen­dor » n. 56, « sur ce fon­de­ment, on pré­tend éta­blir la légi­ti­mi­té de solu­tions pré­ten­du­ment “pas­to­rales”, contraires aux ensei­gne­ments du Magistère, et jus­ti­fier une her­mé­neu­tique ‘créa­trice’ du rôle de la conscience morale, d’après laquelle elle ne serait nul­le­ment obli­gée, dans tous les cas, par un pré­cepte néga­tif particulier ».

Dans cette pers­pec­tive, il ne suf­fi­ra jamais à la conscience morale de savoir que « c’est un adul­tère », « c’est un homi­cide », pour savoir qu’il s’agit d’un acte qui ne peut pas et ne doit pas être commis.

Il fau­drait au contraire exa­mi­ner éga­le­ment les cir­cons­tances et les inten­tions afin de savoir si cet acte ne pour­rait pas, après tout, être excu­sable ou même obli­ga­toire (cf. la ques­tion 4 des « dubia »). D’après ces théo­ries, la conscience pour­rait en effet déci­der légi­ti­me­ment que, dans un cas don­né, la volon­té de Dieu en ce qui me concerne consiste en un acte par lequel je trans­gresse l’un de ses com­man­de­ments. « Tu ne com­met­tras pas d’adultère » ne serait pas vrai­ment per­çu comme une norme géné­rale. Ici et main­te­nant, compte tenu de mes bonnes inten­tions, com­mettre un adul­tère serait ce que Dieu me demande véri­ta­ble­ment. Présentés de cette manière, des cas d’adultère ver­tueux, d’homicide légal et de par­jure obli­ga­toire seraient pour le moins envisageables.

Cela signi­fie­rait que l’on conçoit la conscience comme une facul­té per­met­tant de prendre des déci­sions de manière auto­nome en ce qui concerne le bien et le mal, et la loi de Dieu comme un far­deau qui nous est arbi­trai­re­ment impo­sé et qui pour­rait, jusqu’à un cer­tain point, être oppo­sé à notre véri­table bonheur.

Cependant la conscience ne décide pas de ce qui est bien et de ce qui est mal. L’idée de « déci­sion de conscience » est fal­la­cieuse. L’acte propre à la conscience est de juger et non pas de déci­der. Elle dit « c’est bien », « c’est mal ». Mais le fait que ce soit bien ou mal ne dépend pas d’elle. Elle accepte et recon­naît le bien ou le mal d’une action et pour faire cela, c’est-à-dire pour juger, elle a besoin de cri­tères ; elle est entiè­re­ment dépen­dante de la vérité.

Les com­man­de­ments de Dieu sont une aide bien­ve­nue offerte à la conscience pour trou­ver la véri­té et juger ain­si selon la véri­té. Les com­man­de­ments de Dieu sont l’expression de la véri­té à pro­pos du bien, à pro­pos de notre être le plus pro­fond, en nous révé­lant quelque chose de cru­cial à pro­pos de la manière de vivre bien.

Le pape François s’exprime dans les mêmes termes dans « Amoris læti­tia » n. 295 : « La loi est aus­si un don de Dieu qui indique le che­min, un don pour tous sans excep­tion ».

Sources : Nuova Bussola/benoit-et-moi/chiesa.espresso.repubblica