Ce numéro du Sel de la terre rend hommage à Louis Veuillot, pour le bicentenaire de sa naissance (11 octobre 1813) et la cent trentième année de sa mort (7 avril 1883).
Avant d’évoquer la figure et l’œuvre du grand polémiste catholique et afin de les situer à leur juste place, nous voudrions indiquer brièvement ce qui nous paraît en être le fil directeur, l’idée centrale et dominante.
J’ai abordé bien des sujets, j’ai essayé bien des formes : je n’ai eu qu’une idée, qu’un amour et qu’une colère, écrivait Veuillot en rééditant ses Libres-Penseurs [1]. […] J’ai aimé l’Église qui est la suprême justice et j’ai haï l’impiété qui est la suprême iniquité, l’iniquité sociale. […] Quant aux haines personnelles, je les ignore. […] Toute espèce de haine me semble totalement ridicule, sauf une, qui est totalement abominable : la haine du bien !
Tout Veuillot est dans cette déclaration. Il a voué sa vie à la vérité catholique, « la vraie vérité bien claire, bien authentique et bien pure de tout soupçon », comme il écrit à son frère. Si l’on veut comprendre son œuvre, c’est avec ces phrases à la main qu’il faut y entrer.
« On m’a enterré journaliste, je repousse brochurier »
Pendant les sept ans où L’Univers fut interdit (1860–1867), Louis Veuillot ne resta pas inactif. Le gouvernement avait brisé sa plume de journaliste, il se tourna vers la brochure militante : « On m’a enterré journaliste, je repousse brochurier », écrivait-il à un de ses amis. Mais la brochure, genre intermédiaire entre l’article de journal et l’ouvrage achevé, ne satisfaisait en lui ni l’homme de presse, ni l’homme de lettres. Il se mit donc à écrire de vrais ouvrages et cette période marque l’apogée de l’écrivain.
Quatre ouvrages dominent tous les autres, dans lesquels se résument le talent de l’écrivain et les convictions du lutteur catholique : la Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1864), où Veuillot a mis toute sa foi et sa ferveur pour répondre à l’impiété de la Vie de Jésus de Renan ; Le Parfum de Rome (1861), où s’exprime son amour de l’Église ; Les Odeurs de Paris (1866), satire des milieux parisiens dans laquelle il donne libre cours à sa verve et à son courroux ; Çà et Là (1859–1860), recueil de ses souvenirs et de ses amitiés, où Veuillot nous dévoile le meilleur de son cœur.
De ces œuvres maîtresses, c’est Le Parfum de Rome qui eut les préférences de l’écrivain : « Ce Parfum me plaît tant, et je l’ai toujours trouvé si bon qu’il m’a toujours paru digne d’être refait [2]. » Il le refit deux fois en effet. Mais ce sont Les Odeurs de Paris qui connurent le plus grand succès, au point même que l’auteur en fut agacé et presque mécontent [3]. En réalité, ces deux ouvrages s’opposent et se répondent, comme Veuillot l’explique lui-même dans la préface des Odeurs de Paris :
J’ai fait un livre intitulé Le Parfum de Rome. Il m’a donné l’idée de ces Odeurs de Paris. Rome et Paris sont les deux têtes du monde, l’une spirituelle, l’autre charnelle. Paris, la tête charnelle, pense que le monde n’a plus besoin de Rome et que cette tête spirituelle, déjà supplantée, doit être abolie.
Rome, Paris : c’est la transposition moderne du couple biblique Jérusalem-Babylone ; c’est le combat des deux cités, la cité de Dieu et la cité du Diable, la cité céleste et la cité terrestre. Chacune a son arôme : de Rome s’exhale un parfum suave, celui de la vérité, de la foi, de la grâce et de la sainteté ; de Paris montent les odeurs pestilentielles de la révolution orgueilleuse et sacrilège [4].
Pendant que le parfum de Rome s’exhalait de mon âme embrasée d’admiration, de reconnaissance et d’amour, les odeurs de Paris me poursuivaient, me persécutaient, m’insultaient. Je voyais l’impudence de l’orgueil ignorant et triomphant, j’entendais le ricanement de la sottise, l’emportement plus stupide du blasphème, les odieux balbutiements de l’hypocrisie. Je méditais de mettre en présence la ville de l’esprit, qui va périr, et la ville de la chair qui la tue [5].
Le livre parut en 1866, alors que se précisait le dessein gouvernemental de retirer les troupes françaises stationnées à Rome pour défendre les États Pontificaux. « C’est tout à l’heure que, par l’abandon de Rome aux bêtes farouches de l’Italie, lupi rapaces, l’apostasie des nations catholiques tacitement opérée, sera officiellement proclamée. »
Respirons quelques instants le parfum de Rome.
Respirons quelques instants le parfum de Rome.
Veuillot, par la bouche de Fra Gaudenzio, personnage qu’il a imaginé pour le guider, lui et son lecteur, dans sa visite de Rome, évoque les grandes heures de Rome… et de la France, quand celle-ci était soumise à la papauté et tenait sa place de fille aînée de l’Église :
Vous savez, dit Fra Gaudenzio, que nous sommes sur le cirque de Néron. Ici ont retenti les aboiements des chiens de Néron, poursuivant les chrétiens couverts de peaux de bête ; ici Néron a guidé son char à la lueur que projetaient les martyrs brûlés vivants. Ainsi Néron amusait son peuple et servait ses dieux. Ce pavé recouvre une terre aussi sainte que les autels. Un jour, notre Pie V ramassa une poignée de cette poussière et la remit à un ambassadeur qui lui demandait des reliques. Lorsque l’ambassadeur ouvrit le linge où il croyait n’avoir apporté que de la poussière, il y trouva du sang. Troublé de joie, il vint en informer le pape. Le saint, dont la foi avait ressuscité ce sang desséché depuis quinze siècles, répondit qu’il savait que le sol du Vatican était saturé du sang des martyrs. A cause de cela, il en avait banni les jeux publics.
Pierre a été crucifié dans le cirque de Néron, non loin du lieu où les fidèles ont creusé sa tombe. Je le crois par des raisons qui ne relèvent pas des archéologues. Le bourreau qui a planté le gibet de l’apôtre a posé la première pierre du Vatican. Oh ! que cette terre est précieuse ! Oh ! que d’ardentes prières d’ici se sont envolées vers Dieu !
Il a vécu là, notre Pie V, cet homme fait à la taille de la croix royale, ce dernier de la race des géants. D’une fenêtre de ce palais, dans cet espace de l’azur, Pie V lut le bulletin de Lépante. Ses conseillers étudiaient les chances menaçantes de la guerre ; il regardait le ciel. – « Dieu, dit-il, nous a donné la victoire. » En ce moment la flotte catholique dispersait la flotte ennemie, et l’islamisme perdait la mer.
Dans ce palais furent réglées les destinées de la France, lorsque notre Sixte-Quint, exigeant l’abjuration de Henri IV, empêcha que la France ne devînt protestant ou espagnole. Et si Henri avait été digne de Sixte, il n’y aurait plus d’Angleterre.
Ici notre Innocent XI lutta contre Louis XIV et mourut victorieux. Sans lui, l’hérésie royale envahissait la France ; le but de la Révolution était atteint de la main de vos rois, du consentement de vos évêques. Vous glissiez dans le schisme, vous deveniez je ne sais quoi, mais vous n’étiez plus la France.
De ce seuil fut enlevé Pie VI, et il ne revint pas ; mais Pie VII revint trois fois sur les bras de la force incrédule. Il vit Dieu appliquer le talion : pour les cinq années de Fontainebleau, les cinq années de Sainte-Hélène. Or, Fontainebleau n’était qu’une prison, mais Sainte-Hélène fut une tombe.
Ici est revenu Pie IX. Nous voyons quelles conjurations se nouent pour l’enlever de nouveau. Il restera, ou il reviendra, ou le Vatican croulera et broiera le monde. Les pierres du Vatican détruit rouleront par le monde renversant les trônes, les maisons et les tombeaux. De ces débris, Dieu lapidera la race humaine.
Car la révolution veut détruire Rome et l’Église et, à l’heure où Veuillot écrit, il semble qu’elle soit sur le point de réussir. En rédigeant ces lignes, Veuillot pensait évidemment à la prise de Rome et des États Pontificaux par les Garibaldiens et les Piémontais. Mais on ne peut s’empêcher de penser qu’il est en quelque manière prophète, car ce qu’il dit de la ruine matérielle de Rome s’applique encore mieux à la Rome spirituelle. Sans doute, avec un pontife comme Pie IX, il pouvait difficilement imaginer la crise dans l’Église, Vatican II et ses réformes, un pape servant les desseins de la franc-maçonnerie, une révolution « en tiare et en chape » venue de l’intérieur… Pourtant, moins de quinze ans auparavant, Notre-Dame n’avait-elle pas prédit à La Salette : « Rome perdra la foi » ? Quoi qu’il en soit, avec le recul du temps, la conjuration garibaldienne contre Rome et le pape nous apparaît comme une préfiguration du bouleversement conciliaire actuel, et nous faisons nôtre la prière ardente qui monte des lèvres de Fra Gaudenzio :
Quand cette demeure [c’est-à-dire Rome] périra, il n’y aura plus de demeures. Il restera des casernes, des prisons, des bouges pompeux ; mais plus de foyers, plus de lieu où l’homme possède une couche honorée et puisse abriter un berceau : et bientôt les asiles immondes où se sera réfugiée une humanité avilie s’affaisseront sur elle. C’est alors que les hommes se disputeront l’abri des rochers
et s’entretueront à l’entrée des tanières ; mais les rochers tomberont pour les écraser et les tanières les vomiront dehors ; et ceux qui auront trouvé une sépulture seront vomis du sépulcre. La terre est la créature de Dieu : elle ne voudra plus abriter cette race qui aura rejeté le Fils de Dieu.Quoi ! Celui qui a racheté l’humanité au prix de la croix, le Maître de toutes choses sera banni de ce monde qu’il a créé ! Quoi ! pas un coin de terre qui soit à lui, pas une pierre où reposer sa tête ! Ils auront fait cela ; ils lui auront dit : – Va-t’en de notre domaine ! va-t’en dans ton ciel, si tu es Dieu ! […]
Déjà toutes les créatures gémissent du péché de l’homme qui a détruit leur beauté première : elles élèveront la voix vers Dieu unanimement. Elles lui diront : – Seigneur, c’est assez ! mettez fin à notre honte. Car nous sommes les œuvres de vos mains, et nous avons été créées pour vous rendre témoignage, et vous nous avez donné une voix qui publie vos grandeurs, et que l’espèce humaine a entendue longtemps ; mais voici que notre langage n’est plus écouté. […]
Seigneur, pourquoi le pain et le vin sur cette terre, où désormais vous n’avez plus de sacrifices ? Pourquoi l’huile, lorsqu’il n’y a plus d’onctions ? Pourquoi l’encens et la cire, quand les feux du sanctuaire sont éteints ! Pourquoi des fleurs, quand Marie n’a plus de fêtes ? Pourquoi la terre, quand vous n’y habitez plus ? Pourquoi les hommes, quand le ciel ne recueille plus de saints ? Maintenant que la prière légitime ne traverse plus en chantant les sphères inférieures pour monter jusqu’à vous, toute cette vaste machine du monde, que vous aviez créée si parfaite, n’est plus consolée du désordre qu’y a jeté l’ennemi. Elle souffre et se lamente et crie vers vous. Seigneur, vos créatures sont fatiguées et vous demandent leur repos ! […]
Écoutez vos anges désolés et qui reviennent les mains vides ; écoutez vos saints indignés qui ont jugé le monde ; écoutez Marie qui demande à écraser la tête du serpent ; écoutez le peu de justes, tremblants, qui restent encore dans ce creux d’infâmes misères et qui demandent à mourir !
Les « odeurs de Rome », ou plutôt, des odeurs de Rome occupée
C’est la même plainte frémissante, ce sont les mêmes accents indignés et suppliants qui nous viennent au spectacle de la « Rome de tendance néo-moderniste et néo-protestante » qui occupe aujourd’hui l’Église, et qui a chassé « la Rome catholique, gardienne de la foi catholique […], la Rome éternelle, maîtresse de sagesse et de vérité [6] ».
En plagiant les expressions de Veuillot, on pourrait parler désormais des « odeurs de Rome », ou plutôt, des odeurs de Rome occupée. Le présent numéro du Sel de la terre en donne encore maints exemples. Le combat des deux cités s’est transporté dans Rome.
Mgr Lefebvre, le 4 septembre 1987, dans une conférence pathétique donnée au séminaire d’Écône, le disait à ses prêtres en ces termes :
Rome a perdu la foi, mes chers amis. Rome est dans l’apostasie. Ce ne sont pas des paroles, ce ne sont pas des mots en l’air que je vous dis. C’est la vérité. Rome est dans l’apostasie. On ne peut plus avoir confiance dans ce monde-là, il a quitté l’Église ; ils ont quitté l’Église ; ils quittent l’Église. C’est sûr, sûr, sûr.
Je l’ai résumé au cardinal Ratzinger en quelques mots, n’est-ce pas, parce que c’est difficile de résumer toute cette situation ; mais je lui ai dit :
« Éminence, voyez, même si vous nous accordez un évêque, même si vous nous accordez une certaine autonomie par rapport aux évêques, même si vous nous accordez toute la liturgie de 1962, si vous nous accordez de continuer les séminaires et la Fraternité, comme nous le faisons maintenant, nous ne pouvons pas collaborer, c’est impossible, impossible, parce que nous travaillons dans deux directions diamétralement opposées : vous, vous travaillez à la déchristianisation de la société, de la personne humaine et de l’Église, et nous, nous travaillons à la christianisation. On ne peut pas s’entendre. »
Alors, je lui ai dit : « Pour nous, le Christ c’est tout ; Notre-Seigneur Jésus-Christ c’est tout, c’est notre vie. L’Église, c’est Notre-Seigneur Jésus-Christ, c’est son épouse mystique. Le prêtre, c’est un autre Christ ; sa messe, c’est le sacrifice de Jésus-Christ et le triomphe de Jésus-Christ par la croix. Notre séminaire : on y apprend à aimer le Christ, et on est tout tendu vers le règne de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Notre apostolat, c’est le règne de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Voilà ce que nous sommes. Et vous, vous faites le contraire. Vous venez de me dire que la société ne doit pas être chrétienne, ne peut pas être chrétienne ; que c’est contre sa nature ! Vous venez de vouloir me prouver que Notre-Seigneur Jésus-Christ ne peut pas et ne doit pas régner dans les sociétés !
En veut-on un témoignage récent ? Il se passe de commentaires, il parle de lui-même. Recevant des jeunes mariés (et en quelle tenue !), le pape François s’est abaissé à faire le clown avec eux, à la grande joie des médias qu’une telle vulgarité (c’est le mot juste) fait jubiler. Que reste-t-il de la dignité du vicaire de Notre-Seigneur Jésus-Christ ? On a honte de montrer cela, et pourtant ce sont les faits. Ce sont les « odeurs » de Rome occupée [7]…
C’est de Rome, c’est par Rome et c’est à Rome que viendra le salut
Et pourtant, c’est de Rome, c’est par Rome et c’est à Rome que viendra le salut. Quand, comment ? C’est le secret de Dieu.
Mais Veuillot le notait déjà : « Ici est le noeud de tout… Il faudra rebâtir le Vatican démoli, ou périr. »
J’arrive d’une longue course à travers le monde, civilisé et barbare. Je reviens du Midi et du Nord, du Levant, et du Couchant. Je crois savoir ce qu’il y dans le monde à l’heure qu’il est. Ici tout m’est apparu. Ici est le noeud de tout. Ils ourdissent bien des complots, par là-bas. Il y a des têtes infernales, auxquelles obéissent des masses dégradées. Ce que les chefs se proposent, je le sais. Tous leurs efforts convergent ici. Ce qu’ils obtiendront, Dieu le sait ; mais c’est ici qu’est Dieu.
Il est ici, il n’est qu’ici ; et j’atteste que, s’il se laisse chasser d’ici, il pourra consentir à passer, mais non à s’établir ailleurs. Il a choisi ce lieu ; il n’acceptera pas plus une autre demeure que ses adversaires ne réussiront à créer un autre Dieu. Il y aura – ne donnez à mes paroles qu’un sens compatible avec la foi – il y aura vacance, interruption visible du règne visible de Dieu.
Et ce que je veux dire, – car je ne prétends rien savoir de la durée ou de la fin du monde, et l’on peut voir un jour descendre de cheval, sur cette place, un Charlemagne aussi bien qu’un Attila ; – ce que je veux dire, c’est qu’il faudra rebâtir à cette place le Vatican démoli, ou périr [8].
Sources : Le Sel de la Terre n° 87/LPL pour les intertitres
Avertissement Ces articles sont parus dans la revue Le Sel de la terre nº 87 (Hiver 2013–2014). Pour vous abonner : seldelaterre@wanadoo.fr Le Sel de la terre Vous pouvez aussi commander des numéros par internet à : |
- – Avant-propos de la 4e édition (1866). Œuvres complètes (OE.C.), Paris, Lethielleux, 1925, t. 5, p. 15.[↩]
- – Lettre à Charlotte de Grammont. [↩]
- – « On prétend que c’est mon chef-d’œuvre. Non certes ! J’ai fait beaucoup mieux. Qu’on loue Çà et Là, Le Parfum de Rome, la Vie de Notre-Seigneur ! Voilà des livres. » Lettre à Eugène Veuillot. [↩]
- – La préface du livre s’ouvre sur l’évocation des égouts de Paris. [↩]
- – Les Odeurs de Paris, préface.[↩]
- – Déclaration de Mgr Lefebvre du 21 novembre 1974.[↩]
- – Que le pape fasse le clown n’est sans doute pas le plus grave. Ce pape en dit et en fait bien d’autres (voir la rubrique : « Nouvelles de Rome occupée » en fin de numéro). Mais de tels « gestes » sont révélateurs d’un état d’esprit et leur impact est désastreux. [↩]
- – Louis VEUILLOT, Le parfum de Rome (livre XI, chap. IV : « Dernière soirée à Rome »), OEuvres complètes, t. 9, Paris, Lethielleux, 1926, p. 444–448.[↩]