« Les trois grandes religions monothéistes » (1re partie). Abbé de Cacqueray

Abbé Régis de Cacqueray, Supérieur du District de France

Suresnes, le 14 sep­tembre 2009

« Le dôme du Rocher invite nos cœurs et nos esprits à réflé­chir sur le mys­tère de la créa­tion et sur la foi d’Abraham. Ici les che­mins des trois grandes reli­gions mono­théistes du monde se ren­contrent, nous rap­pe­lant ce qu’elles ont en commun.

- Chacune croit en un Dieu unique, créa­teur et régis­sant toute chose.
- Chacune recon­naît en Abraham un ancêtre, un homme de foi auquel Dieu accor­da une béné­dic­tion spé­ciale.
Chacune a ras­sem­blé de nom­breux dis­ciples tout au long des siècles et a ins­pi­ré un riche patri­moine spi­ri­tuel, intel­lec­tuel et cultu­rel. »

Discours de Benoît XVI devant les musul­mans au Dôme du Rocher, le 12 mai 2009 in Osservatore Romano du 19 mai 2009.

« On parle désor­mais des ’trois grandes reli­gions mono­théistes’, mais la reli­gion juive et la reli­gion musul­mane sont contre le Christ puisqu’elles ne sont pas avec Lui. C’est clair. Comment peut-​on dire ‘les trois reli­gions mono­théistes’ ? Nous, nous sommes avec le Christ, c’est notre Dieu, et les autres sont contre le Christ. Les juifs sont contre le Christ, ils ne sont pas avec Notre Seigneur, donc ils ne sont pas avec Dieu. On pour­rait citer les paroles de saint Jean :Qui nie le Fils n’a pas non plus le Père, celui qui confesse le Fils a aus­si le Père’ I Jn2,23 » (1)

« On nous parle fré­quem­ment aujourd’hui des ‘trois grandes reli­gions mono­théistes’. Alors, il fau­drait que ces trois reli­gions mono­théistes s’unissent pour créer un monde meilleur. Non seule­ment c’est une com­plète uto­pie, mais un tel lan­gage tenu par ces catho­liques, des évêques et même par le Vatican consti­tue une véri­table insulte à Notre Seigneur Jésus-​Christ. Placer ain­si les musul­mans, les juifs et les chré­tiens sur le même pied, c’est invrai­sem­blable. Outre ce que de tels pro­pos ont de blas­phé­ma­toire, cette atti­tude entre­te­nue par le Vatican est tota­le­ment illu­soire. » (2)

Monseigneur Marcel Lefebvre dans « C’est moi l’accusé qui devrait vous juger ! » (1) page 201 et (2) page 301.

Les deux cita­tions pla­cées en exergue nous montrent Monseigneur Lefebvre mesu­rant la place tou­jours plus grande de cette expres­sion des « trois grandes reli­gions mono­théistes » dans le dis­cours de « l’église conci­liaire », et nous font entendre son indi­gna­tion face à un tel emploi par les plus hautes auto­ri­tés de l’Eglise. Nous ne savons pas à qui il faut attri­buer cette célèbre expres­sion ni à par­tir de quand elle a été reprise dans le dis­cours pon­ti­fi­cal. La pre­mière occur­rence que nous en avons décou­verte figure dans une lettre du pape Paul VI au roi Hassan II datée du 21 sep­tembre 1969 : « Nous pen­sons que les repré­sen­tants des trois reli­gions mono­théistes devraient s’accorder pour recon­naître le carac­tère unique et sacré des Lieux-​Saints et de Jérusalem. » Il ne semble pas que cette expres­sion, ait été employée, « expres­so ver­bo », dans les textes du Concile Vatican II. Paul VI pour­rait donc effec­ti­ve­ment être le pre­mier pape à avoir pris le par­ti de l’utiliser. Etant don­né sa grande admi­ra­tion pour la pen­sée de Jacques Maritain, l’une des sources à laquelle son esprit s’est abreu­vé, signa­lons, pour ce motif, ce petit dia­logue édi­fiant de l’entre deux guerres qui s’est tenu entre Mauriac, Gide et Maritain et que ce der­nier nous a rap­por­té. On y pressent tout ce long che­mi­ne­ment des esprits qui devait fina­le­ment abou­tir jusque dans le sanc­tuaire et y prendre la place que l’on sait.

Mauriac : « Mais n’y a‑t-​il rien de com­mun entre ces trois convic­tions ? Il y avait sûre­ment Dieu. C’est tout de même immense ! Ces trois reli­gions sont parentes. »

Gide : « Peut-​être des sœurs enne­mies. »

Maritain : « Il y a non seule­ment un lien idéal, mais his­to­rique aus­si, entre le judaïsme, le chris­tia­nisme et l’islam. Ici et là, l’homme adore un seul Dieu. Et puis les trois per­sonnes que vous avez vues n’exigeaient pas pour régler la ques­tion sociale que le monde entier se conver­tît à la foi. Il se peut même que sur la ques­tion sociale, elles se soient trou­vées dans un cer­tain accord. En tout cas, c’est en allant dans le sens de l’approfondissement et de la puri­fi­ca­tion de la foi qu’on a chance de faire pas­ser l’homme à un état meilleur. Ce n’est pas en muti­lant l’être humain, en lui ôtant la foi en Dieu, qui est le pre­mier de ses biens. »

Jacques Maritain dans « André Gide et notre temps ». Extrait de l’entretien tenu au siège de l’ « Union pour la véri­té » le 26 jan­vier 1935. Œuvres com­plètes de Maritain, volume VI, pp.1025–1026.

Le ton de cet échange entre les trois intel­lec­tuels fran­çais a quelque chose d’inspiré et de vrai­ment pré­mo­ni­toire au vu des évé­ne­ments qui se sont pro­duits depuis. De fait, une évo­lu­tion consi­dé­rable s’est désor­mais accom­plie dans l’esprit de la grande majo­ri­té des catho­liques et les a peu à peu ame­nés à ces­ser de consi­dé­rer les autres reli­gions ‑le judaïsme et l’islam en particulier- comme fausses mais, au contraire, comme deve­nues res­pec­tables et por­teuses de valeurs posi­tives qu’elles doivent défendre de concert avec la reli­gion catho­lique. Pour dési­gner ces conver­gences et cette com­mu­nau­té d’intérêts, l’expression : « les trois grandes reli­gions mono­théistes » tombe à point. Elle a été una­ni­me­ment adop­tée dans le dis­cours des res­pon­sables poli­tiques et reli­gieux pour accom­pa­gner cette évo­lu­tion, la faire pas­ser dans les esprits et en favo­ri­ser le plein suc­cès. L’impact de cette expres­sion si bien trou­vée a été tel que nous avons pen­sé utile de recher­cher les causes qui en expliquent la si heu­reuse for­tune. Nous en ferons ensuite une petite ana­lyse phi­lo­so­phique avant de la for­cer à com­pa­raître devant le tri­bu­nal de la Foi.

Première partie : « Une expression qui a fait fortune »

Un socle dogmatique commun.

Cette expres­sion à la mode pour­rait, bien sûr, être uti­li­sée pour sim­ple­ment vou­loir rap­pe­ler que la croyance en l’unicité de Dieu est com­mune au Christianisme, à l’Islam et au Judaïsme. Parmi toutes les reli­gions qui existent à tra­vers le monde, il est en effet exact que ces trois, de toute pre­mière impor­tance, concordent en cette affir­ma­tion claire et fon­da­men­tale : il n’y a et il ne peut y avoir qu’un seul Dieu. Il n’est même pas besoin de les énu­mé­rer : cha­cun, aujourd’hui, lorsqu’il entend par­ler des « trois grandes reli­gions mono­théistes », sait par­fai­te­ment des­quelles il s’agit. Certes, il en existe d’autres qui par­tagent aus­si cette convic­tion. Mais ces trois là, et de loin, sont admises de tout le monde comme étant les plus grandes, au moins par le rôle essen­tiel qu’elles ont joué et conti­nuent de jouer dans l’histoire des hommes et, pour deux d’entre elles, le Christianisme et l’Islam, par le nombre de leurs fidèles ou de leurs adeptes. Personne ne son­ge­rait à leur contes­ter la qua­li­té de « reli­gion » puisque ce sont bien de rap­ports entre Dieu et les hommes dont cha­cune d’entre elles entend parler.

Il faut éga­le­ment recon­naître, en ce cli­mat poli­tique et reli­gieux si ten­du en lequel nous vivons, que cette for­mule semble être por­teuse d’un mes­sage de récon­fort, d’espoir et de paix. N’est-ce pas en effet un fort sym­bole et une réus­site que d’avoir su ain­si résu­mer le Christianisme, l’Islam et le Judaïsme en une seule et même expres­sion, expres­sion qui paraît d’autant moins récu­sable qu’elle est soli­de­ment fon­dée sur un socle dog­ma­tique com­mun ? Vu l’importance fon­da­men­tale que toutes les trois accordent à leur foi mono­théiste, com­ment n’y découvriraient-​elles pas une solide base d’entente qui devrait éloi­gner les risques d’affrontements religieux ?

Communément admise et accep­tée, aujourd’hui employée aus­si bien par les res­pon­sables poli­tiques que par les chefs reli­gieux, cette expres­sion désor­mais consa­crée appa­raît donc comme une trou­vaille de grande qua­li­té dont s’est doté le monde contem­po­rain pour mani­fes­ter son res­pect envers la per­ma­nence du phé­no­mène reli­gieux dans la socié­té et recon­naître la pré­émi­nence de ses formes mono­théistes. Aucune des trois reli­gions, se voyant ain­si dis­tin­guée comme « grande » entre toutes, ne paraît avoir de motif de se plaindre du choix de cette for­mule, certes ras­sem­bleuse, mais en même temps bâtie sur cette réa­li­té com­mune de leur croyance en un Dieu unique. Enfin, com­ment ne pas se réjouir aus­si de voir le pres­tige de cette tour­nure conçue pour par­ler des « trois grandes reli­gions mono­théistes » alors que l’on attend tou­jours que quelque tour équi­valent soit cise­lé pour expri­mer, avec une solen­ni­té iden­tique, les prin­ci­pales reli­gions polythéistes ?

Le risque d’un mauvais procès ?

L’on pour­rait peut-​être se bor­ner à ces seuls com­men­taires et esti­mer inutile de vou­loir aller plus loin. Inutile d’attribuer en par­ti­cu­lier une éven­tuelle valeur phi­lo­so­phique à cette expres­sion et, plus encore, de la pas­ser au crible de la Foi Catholique. A quoi bon en effet en fouiller son conte­nu si elle ne pré­tend pas des­cendre à ces pro­fon­deurs ? N’est-ce pas ris­quer de lui faire un mau­vais pro­cès alors qu’elle n’a rien deman­dé et ne veut sans doute rien d’autre que bros­ser une des­crip­tion rapide et bien­veillante de l’existant reli­gieux du monde actuel ?

Cependant, si nous admet­tons que l’on peut vou­loir uti­li­ser cette for­mule pour sim­ple­ment noter la croyance du Christianisme, de l’Islam et du Judaïsme en un seul Dieu, il serait en revanche illu­soire de pen­ser que l’extrême bana­li­sa­tion de son emploi ne contri­bue pas à déclen­cher ou à favo­ri­ser dans les esprits le che­mi­ne­ment de la pen­sée reli­gieuse moderne, celle qui se déclare res­pec­tueuse de toutes les reli­gions, celle dont émane cette expres­sion et qui béné­fi­cie de son concours.

Ce tour, à la fois res­pec­tueux des reli­gions, bien­veillant pour les mono­théismes, véri­table sym­bole d’espérance et d’apaisement des ten­sions reli­gieuses, montre en effet un très puis­sant brio pour incli­ner tous ceux qui l’emploient ou qui l’entendent à faire leurs ces sen­ti­ments de res­pect, de bien­veillance et d’espérance.

Aussi, même si l’on concède la pos­si­bi­li­té d’en faire usage sans embras­ser pour autant la pen­sée qu’elle sug­gère, il est cepen­dant utile, pour évi­ter le risque de se lais­ser empor­ter, d’en appro­fon­dir le conte­nu phi­lo­so­phique et de l’examiner éga­le­ment sous le fais­ceau lumi­neux de la Foi.

A suivre…

Lire les 2° et 3° parties de cette étude sur les « Trois grandes religions monothéistes »

Lire la deuxième par­tie « Son conte­nu phi­lo­so­phique »
Lire la troi­sième par­tie « La Foi au risque de cette expres­sion »

Capucin de Morgon

Le Père Joseph fut ancien­ne­ment l’ab­bé Régis de Cacqueray-​Valménier, FSSPX. Il a été ordon­né dans la FSSPX en 1992 et a exer­cé la charge de Supérieur du District de France durant deux fois six années de 2002 à 2014. Il quitte son poste avec l’ac­cord de ses supé­rieurs le 15 août 2014 pour prendre le che­min du cloître au Couvent Saint François de Morgon.