Louis Veuillot (1813 – 1883)

Louis Veuillot

Journaliste, polé­miste, épis­to­lier, écri­vain et, avant tout, catholique.

Parmi les nom­breuses très fortes per­son­na­li­tés qui mar­quèrent le XIXe siècle, Louis Veuillot s’est taillé une place de choix qui ne tient pas seule­ment à une intel­li­gence excep­tion­nelle. Journaliste, polé­miste, épis­to­lier, écri­vain et, avant tout, catho­lique ; cet homme de convic­tion sans conces­sion, a lais­sé, à tra­vers ses écrits, la des­crip­tion de ce qu’il fût pour la France, l’Eglise et son siècle.

Dans tous les sens du terme et dans toutes les situa­tions, ce fût un homme d’hon­neur, mépri­sant les pro­fits maté­riels pour en défendre de plus hauts.

Jamais il ne cacha ses modestes ori­gines où, avant lui, nul de sa lignée pater­nelle ni mater­nelle, ne sut lire ni écrire, mais dans leur condi­tion si modeste, on relève déjà de forts carac­tères ; ain­si, son aïeule mater­nelle, Marianne Adam, en 1793, mena­ça hau­te­ment, la plus lourde cognée de son mari en mains, d’a­battre le pre­mier qui ose­rait tou­cher au grand cru­ci­fix du vil­lage ; elle l’eût fait et per­sonne n’o­sa s’ap­pro­cher. Du côté pater­nel, les révo­lu­tion­naires confis­quèrent le mou­lin dont vivait chi­che­ment l’an­cêtre Veuillot. La mort et la misère s’en sui­virent et l’un des nom­breux orphe­lins, François, père de Louis, réus­sit, par des efforts pro­di­gieux d’in­tel­li­gence et de cou­rage à deve­nir ton­ne­lier. Il ne savait pas lire et depuis sa tendre enfance, dût gagner sa vie au jour le jour. Il devait mou­rir à 50 ans, à Bercy, épui­sé par un dur labeur quo­ti­dien qui ne lui assu­ra jamais que le strict mini­mum. Ainsi que l’é­crit son fils, arri­vant juste à temps pour le trou­ver à l’agonie :

« …C’était un simple ouvrier, sans orgueil et sans lettres. Mille infor­tunes obs­cures et cruelles avaient tra­ver­sé ses jours rem­plis de durs labeurs… ».

Sa femme, une autre Marianne Adam, avait héri­té de la fier­té et de l’ar­deur au tra­vail des siens. Elle en eût bien besoin dans le milieu des beso­gneux de cette époque.

Leur vie de ménage débu­ta en Gâtinais, à Boynes. Un fils, Louis, leur naquit en 1813. Au bout de cinq ans de labeur et d’é­pargne, le peu d’argent recueilli leur fût enle­vé par un négo­ciant mal­hon­nête. Pour cacher leur nou­velle misère, la famille par­tit vers Paris, à Bercy, où naquit un second fils, Eugène. Louis Veuillot raconte à ce sujet :

« La plus ancienne joie dont je me sou­vienne, fût de voir ce beau petit frère endor­mi dans son ber­ceau. Dès qu’il pût mar­cher, je devins son protecteur… ».

Et les deux frères gran­dissent, sou­vent sépa­rés, insé­pa­rables tou­jours. Plus tard, il y eût deux sours : elles furent ses filles. Le pre­mier argent qu’il gagna fût pour elles ; il ne vou­lût pas que leur enfance res­sem­blât à la sienne ; Annette et Elise Veuillot reçurent au couvent des oiseaux, une belle et bonne éducation.

Dès 4 ans, Louis avait fré­quen­té l’é­cole de Boynes où on lui don­na un petit alpha­bet. Après la pre­mière leçon, il déchi­ra la page qu’il savait, n’é­tant pas d’hu­meur à apprendre deux fois la même chose. On le punit. Il recom­men­ça. Pour mettre fin à cette manie de la des­truc­tion, il reçut un abé­cé­daire tra­cé sur une planche, qui lui ser­vit à son ins­truc­tion, mais aus­si à frap­per sur le dos de ses cama­rades. Il fal­lût le lui ôter. Après quelques mois pas­sés à Bercy, à 5 ans, Louis est ren­voyé à Boynes„ chez ses grands-parents.

Là, mis à l’é­plu­chage du safran, comme tout le monde au vil­lage, il com­prit immé­dia­te­ment, mais en eût vite assez et décla­ra qu’il avait autre chose à faire. Aucune mesure ne vînt à bout de sa résis­tance. Cet enfant était indomp­table. A l’é­cole, il est le premier.

L’instituteur pré­dit qu’il ira loin. Une sor­cière des envi­rons annonce qu’il sera empe­reur ! En atten­dant, il se casse le bras et attrape la petite vérole dont il res­te­ra pro­fon­dé­ment mar­qué au visage. De cette enfance agreste, il conser­ve­ra tou­jours l’a­mour des champs et l’hor­reur du bou­le­vard parisien.

Il ne rever­ra ses parents qu’à 10 ans et sa mère aura du mal à le recon­naître. A Bercy, avec un maître ivre du matin au soir, il n’ap­prend rien, si ce n’est quelques leçons de syn­taxe, d’his­toire et des rudi­ments de latin que lui donne un sous-​maître qui s’é­tait pris d’af­fec­tion pour lui. Il fait sa pre­mière com­mu­nion sans pré­pa­ra­tion, ni len­de­main et, la misère aidant, il va lui fal­loir gagner sa vie. Par des amis, 20 F par mois lui sont offerts chez Me Delavigne avoué à Paris. Voici ce qu’il en dira plus tard :

« J’allais demeu­rer hors de la mai­son pater­nelle. J’avais 13 ans, aban­don­né dans le monde, sans guide, sans conseils, sans amis, pour ain­si dire sans maître, à 13 ans, sans Dieu ! O des­ti­née amère… ».

N’ayant pas seule­ment de quoi se suf­fire, il arrive dans un milieu de clercs culti­vés, aisés, insou­ciants, qu’il sur­prend par son intel­li­gence, amuse, et inté­resse. On lui prête des livres qu’il dévore ; on lui donne des billets pour le spec­tacle, il n’en manque aucun. Il reçoit quelques leçons ; l’é­tude de Me Delavigne lui tient lieu d’u­ni­ver­si­té. Il y fait la connais­sance de Gustave Olivier, l’a­mi qui le gui­de­ra et sur­tout, lui appren­dra qu’il peut être aimé. Quelle décou­verte pour cet enfant tel­le­ment sen­sible sous l’é­corce dont il se protége !

A 15 ans, le voi­ci troi­sième clerc avec 30 F par mois et logé. Son édu­ca­tion et son ins­truc­tion se pour­suivent au gré des cir­cons­tances. Un petit article de lui est insé­ré dans le Figaro, et on arrive en 1830, à la chute de Charles X, qu’il observe et décrit :

« J’avais 17 ans quand je vis les médiocres enfants de la bour­geoi­sie qui m’en­tou­raient s’ap­plau­dir d’a­voir démo­li l’au­tel et le trône ; j’a­vais 18 ans quand je vis la bête féroce abattre la croix ; déjà mes anciens com­pa­gnons se féli­ci­taient moins. Débordés aus­si­tôt que vain­queurs, les bour­geois effa­rés appe­laient de toutes parts au secours. N’ayant sans doute ni assez de tête ni assez de cour, il leur fal­lut accep­ter des enfants comme défen­seurs de l’é­trange ordre social qu’ils venaient d’établir ».

Grâce à Gustave Olivier, il entre alors dans sa car­rière de jour­na­liste à « L’écho de la Seine Inférieure ».

A Paris, Bugeaud qui l’a remar­qué, l’en­voie à Périgueux au titre de rédac­teur en chef de la feuille gou­ver­ne­men­tale. Il a 19 ans et en deux ou trois ans, il désar­çonne tous ses détrac­teurs. C’est un polé­miste cin­glant auquel la socié­té péri­gour­dine sub­ju­guée ouvre ses salons et l’a­dule. On le reçoit par­tout ; il s’a­muse, fait des dettes mais tra­vaille et porte un regard aigu sur ce qui l’en­toure. Il papillonne et lais­se­ra un peu de son cour à Périgueux.

En 1834–1835 Gustave Olivier lui apprend qu’il est chré­tien. Louis Veuillot en est troublé.

A Paris, Guizot reve­nu au gou­ver­ne­ment cherche des jour­na­listes. Sur les conseils de Gustave Olivier, Veuillot quitte la pro­vince pour entrer dans le jour­nal « La charte de 1830 » ; en 1837, il passe à « La Paix ».

Il mène une vie désor­don­née, dépense plus qu’il ne gagne et n’est pas heu­reux. A nou­veau, Gustave Olivier est sur son che­min, en par­tance pour Rome et Constantinople, entraî­nant Louis.

« Il était temps, a‑t-​il jugé plus tard. J’avais 24 ans, je deve­nais phi­lo­sophe ; la for­tune me sou­riait. J’avais vu bien des hommes, je com­men­çais à mépri­ser bien des choses. Au détour du che­min, je ren­con­trai Dieu. Il me fit signe ; j’hé­si­tais à le suivre. Il me prit par la main, j’é­tais sauvé ».

Ces quelques lignes résument l’âpre com­bat qui se livra dans son âme, à Rome, chan­geant ins­tan­ta­né­ment le cours et le sens de sa vie.

Vers la même époque, Alphonse de Ratisbonne, de pas­sage éga­le­ment à Rome, en visi­teur, y rece­vait une fou­droyante grâce de conver­sion. Les Jésuites pré­sen­tèrent le nou­veau conver­ti au Pape Grégoire XVI, puis lui conseillèrent un détour par Lorette, sur le che­min du retour, d’où le titre du livre « Rome et Lorette » lequel relate les étapes de sa conversion.

A par­tir de ce moment, en rai­son du com­bat qu’il ne ces­se­ra plus de mener pour la catho­li­ci­té, il aura des contacts fré­quents avec les Papes suc­ces­sifs, Pie IX et Léon XIII. Il n’é­tait évi­dem­ment plus ques­tion de Constantinople et, de retour à Paris où la situa­tion poli­tique n’est pas tel­le­ment claire, il retrouve, mais avec une toute autre optique, ses amis d’hier, de la bohême, du Ministère et de la presse. Il écrit son pre­mier article dans « L’univers reli­gieux » fon­dé par l’ab­bé Migne.

En 1841, se situe l’é­pi­sode algé­rien lors­qu’il accom­pagne Bugeaud, nom­mé gou­ver­neur géné­ral de ce pays, à Alger, tout en res­tant en liai­son étroite avec Guizot. Sur place, l’ob­ser­va­teur qu’il est, fait les mêmes remarques qui vien­dront du géné­ral Lyautey et du Père de Foucauld :

« Tant que les arabes ne seront pas chré­tiens, ils ne seront pas Français et tant qu’ils ne seront pas Français, nul gou­ver­neur, nulle armée ne pour­ra garan­tir la durée de la paix. Or, ils ne seront pas chré­tiens tant que nous ne sau­rons pas l’être nous-mêmes ».

Cette vision était pro­phé­tique et s’est réa­li­sée. Il ajoute :

« la France mul­ti­plie les pro­diges de son ancien cou­rage pour conqué­rir un royaume infi­dèle, mais elle ne songe qu’à le gagner à ses comp­toirs et ne veut point le gagner à son Dieu ».

Il en aura vite assez des com­bats aux­quels il par­ti­cipe et, peu inté­res­sé par les pro­fits maté­riels ou hono­ri­fiques, il demande à ren­trer en France où il arrive « noir comme un chau­dron » et « ayant vieilli de dix ans ».

Resté en termes de par­faite confiance avec Guizot, ce der­nier pro­pose de le ren­voyer à Alger afin de l’a­voir près de lui lors­qu’il y vien­dra. En quelque sorte, un poste d’am­bas­sa­deur. Mais le pro­jet traîne et Veuillot est beau­coup plus inté­res­sé par le déve­lop­pe­ment de la presse catho­lique, bien qu’elle paye fort peu alors qu’il avait pris à sa charge ses deux jeunes sours et, depuis sa conver­sion, payait pro­gres­si­ve­ment ses dettes.

Pour cette presse catho­lique, Louis Veuillot refu­sait la moindre aide du gou­ver­ne­ment pour lui assu­rer une totale indé­pen­dance ; il refu­sait éga­le­ment toute attache poli­tique, ce qui fit immé­dia­te­ment de lui la cible des enne­mis de Dieu et d’une cer­taine bour­geoi­sie, des libé­raux des timo­rés ; mais que lui importait.

Sous les attaques les plus veni­meuses et les plus dou­lou­reuses, celles de ses confrères et de ses obli­gés, si nom­breux, il res­te­ra tou­jours sur la même voie adop­tée une fois pour toutes. Quoiqu’il en soit, « L’Univers » avec la plume et la signa­ture de Veuillot, pas­se­ra immé­dia­te­ment de 1 600 à 6 000 abonnés.

Louis et Eugène Veuillot tra­vaillent ensemble à « L’Univers » dès 1842. Ils se com­plètent merveilleusement :

« Nous sommes encore ces deux frères qui se ren­daient ensemble à l’é­cole, por­tant leurs pro­vi­sions dans le même panier, ayant les mêmes adver­saires, les mêmes sou­cis, la même for­tune et les mêmes plaisirs »,

dit Louis Veuillot. Le jour­nal sera inter­dit par Napoléon III en 1860 pour avoir publié l’en­cy­clique de Pie IX contre sa poli­tique en Italie. Il repa­raî­tra en 1867.En 1871, la com­mune l’in­ter­di­ra à nou­veau. Le jour­nal subi­ra ain­si des éclipses pour des motifs poli­tiques ou reli­gieux en désac­cord avec le gou­ver­ne­ment du moment.

En 1841, au milieu de tout ce tapage poli­tique, Veuillot songe au mariage, mais sans hâte car, dit-il :

« Quand je suis tra­cas­sé, je prie, je tra­vaille et tout passe. Quand je serai marié si ma femme me tra­casse, elle ne pas­se­ra point. Il fau­dra cer­tai­ne­ment à cette pauvre femme, beau­coup de patience ».

L’année sui­vante, il écrit au même abbé Morisseau de Tours :

« Si vous connais­sez une bonne fille, qui ait beau­coup de pié­té, beau­coup de dou­ceur, de la sim­pli­ci­té, de la san­té, qui puisse me faire un peu de musique et qui pos­sède de quoi se nour­rir, c’est tout ce qu’il me faut »,

car ses sours en pen­sion, Eugène à Angers et leur mère rema­riée au bou­gnat Antoine, il souffre de la soli­tude. En 1845 :

« Je me suis marié à 32 ans, un peu par hasard, comme tout le monde. Deux abbés avaient arran­gé tout cela avec les parents de Mathilde Murcier, très petits bour­geois de Versailles, forts simples chré­tiens. Ils me dirent que ce mariage me conve­nait. Je me lais­sais faire… ».

Il raconte les épi­sodes bur­lesques et tendres qui accom­pa­gnèrent ce rapide et très heu­reux mariage. Le pre­mier grand com­bat auquel Veuillot se trou­va mêlé comme rédac­teur de « L’Univers », fût celui de la liber­té de l’en­sei­gne­ment. Il s’a­gis­sait du com­bat pour la conquête des esprits que se livraient la bour­geoi­sie libé­rale et anti­clé­ri­cale contre l’Eglise.

Les idées de 89 avaient lais­sé en héri­tage, dans ce domaine, un lourd car­can peser sur l’é­du­ca­tion des enfants et sur l’u­ni­ver­si­té. Comme tous les oppo­sants, Louis Veuillot fut sanc­tion­né et son poste lui valut une amende de 3 000 F et un mois de pri­son qui lui atti­rèrent une immense popularité.

La mau­vaise loi de 1844 que l’on devait à M. de Falloux n’a pas fini, à ce jour, après plus de cent cin­quante ans, de cau­ser un grand dom­mage à l’en­sei­gne­ment. Il fal­lut trente sept ans pour en triom­pher, à cette époque. Après 1830 qui chas­sa Charles X du trône, 1848 ren­ver­sa « l’u­sur­pa­teur », Louis-​Philippe, dont le sang por­tait bien des tares.

« La machine craque de toutes parts et tombe véri­ta­ble­ment en pour­ri­ture », notait Veuillot en 1847. Même désordre dans les rues ; une nou­velle fois la répu­blique réap­pa­raît ; les légi­ti­mistes pensent au comte de Chambord ; c’est Napoléon III qui arrive en 1851.

Un an plus tard, Dieu va frap­per au cour son fidèle ser­vi­teur : en 1852, à la nais­sance de sa sixième fille, son épouse meurt d’une péri­to­nite. Quelques mois avant, Thérèse, sa cin­quième fille était morte ; puis, en 1855, la diph­té­rie emporte suc­ces­si­ve­ment Marie, l’aî­née, âgée de 9 ans, en juin, Gertrude, la seconde, en juillet et Madeleine, la der­nière, en août, la seule que son père vit encore en vie. Dans ce foyer dévas­té, il ne reste que deux frêles petites filles, Agnès et Luce. Le déses­poir de cet homme fut immense ; Elise Veuillot, la plus jeune sour de Louis, venue rem­pla­cer au foyer la mère dis­pa­rue y res­te­ra désor­mais définitivement.

Pour Louis Veuillot, son foyer était le havre de paix et de joie où il venait se retrem­per. Sa foi va l’ai­der puis­sam­ment, mais il connu des retours de déses­poir que le tra­vail ne par­ve­nait pas tou­jours à dis­si­per. A la moindre mala­die des deux sur­vi­vantes, il était sujet à l’an­goisse de la mort pré­coce qui fut le lot de tant de ses contem­po­rains (pré­dite par N.D. de la Salette en 1846).

L’amitié joua un grand rôle pour Louis Veuillot, reçu ami­ca­le­ment dans tous les milieux. Il connut et fré­quen­ta toutes les per­son­na­li­tés de son temps. Il aimait faire des séjours à Solesmes où sa venue était accueillie avec joie. Son départ y lais­sait des regrets, en atten­dant sa pro­chaine visite. Il aimait éga­le­ment l’ac­cueil des curés de cam­pagne, en contact avec le milieu de ses ori­gines. Très sen­sible au charme fémi­nin qui répon­dait mieux que les hommes à son besoin d’é­pan­che­ments et d’af­fec­tion, Veuillot res­tait cepen­dant pru­dent et dès sa jeu­nesse, il sut prendre ses dis­tances avec des cor­res­pon­dantes trop sen­ti­men­tales. Mais à Charlotte de Grammont, il pou­vait écrire :

« J’aime à vous dire que je vous aime » ;

à Olga de Pitray, la ben­ja­mine de la com­tesse de Ségur :

« Dernière amie de ma jeu­nesse, pre­mière de ma vieillesse », ou « Que vos yeux sont beaux ! Je vous adore et ne vous défi­nis point ».

Il évo­quait volon­tiers le pas­sé avec la pieuse Madame Volnys qu’il avait admi­rée, jeune homme. Aux abords de la cin­quan­taine, à Rome, Louis Veuillot s’é­prit d’une com­tesse belge de 36 ans, Juliette de Robertsart, mais avec laquelle les choses tour­nèrent subi­te­ment court. Ce mer­veilleux et inta­ris­sable épis­to­lier réser­va cepen­dant le meilleur de son cour à ses proches, mais il savait s’a­dres­ser à cha­cun comme s’il était l’u­nique ami.

Parmi ses innom­brables dépla­ce­ments, il faut men­tion­ner les pèle­ri­nages suc­ces­sifs qu’il fit à Rome où il était reçu affec­tueu­se­ment par le Pape en tant que défen­seur de l’Eglise. Par Nadar qui a fait le por­trait pho­to­gra­phique de toutes les per­son­na­li­tés de son époque, nous en avons un de lui à la cinquantaine.

Albert de Mun qui le vit vers ce moment en disait, qu’au-​delà de cette mer­veilleuse intel­li­gence, c’é­tait encore la bon­té qui éma­nait le plus de lui. Et de fait, sa géné­ro­si­té était à la mesure de tout ce qu’il pos­sé­dait, il aidait et don­nait sans comp­ter, ne tenant ran­cune d’au­cun mau­vais pro­cé­dé. En 1874, il voit le départ de ses deux filles : Agnès épouse le com­man­dant Pierron et Luce, la der­nière, entre à la Visitation. A cette occa­sion, voi­ci ce qu’il écrivait :

« Rien ne m’a fait plus de peine et plus de joie que ta réso­lu­tion. La joie est dans mon âme et ne peut entrer dans mon cour, la peine est dans mon cour et ne peut pas trou­bler mon âme. En véri­té, mon enfant, j’i­gno­rais à quel point tu m’é­tais chère. Quand tu étais petite et que tu fai­sais pré­sent d’une épingle ou d’une paille, tu disais « Je vous le donne, mais pas pour tout à fait ». Je dirais bien au Bon Dieu : pas pour tout à fait ! Cependant, Dieu sait que c’est pour tout à fait ».

Et il signait « Ton ancien père ».

A l’au­tomne de cette même année 1874, Louis Veuillot est frap­pé d’une attaque céré­brale plus nette que les alertes pré­cé­dentes. Il écrit moins, la parole est par­fois un peu embrouillée. Il aura la joie de voir, en 1875, la liber­té de l’en­sei­gne­ment catho­lique enfin obte­nue ; en 1878, l’é­rec­tion de la basi­lique du Sacré-​Cour, à Montmartre où, dans une cha­pelle laté­rale, on peut voir son effi­gie et son nom. Avec l’âge, le temps est venu de voir mou­rir les amis et les enne­mis. Il écrit des orai­sons funèbres qui sus­citent par­fois des tol­lés lorsque le mot juste est assé­né trop nettement.

En 1879, il dicte ou écrit, mais très peu et n’est plus capable d’au­cune cor­res­pon­dance. Le 20 mai 1880, une qua­ran­taine de lignes pour hono­rer la mémoire de Mgr Pie, seront les der­nières. Louis Veuillot accep­ta la lente dés­in­té­gra­tion de ses cinq der­nières années. Dès 1872, il se plai­gnait de ses jambes et de ses yeux :

« Il n’y a plus de mer ni de forêt qui puissent réta­blir de vieux outils. Mais on peut voir le ciel sans yeux et y mon­ter sans jambes, c’est la conso­la­tion » écrira- t‑il encore, et « L’éternité est bien inven­tée car, mal­gré tant de bonnes rai­sons, nous ne sommes pas faits pour mourir ».

A la fin, il n’a­vait plus l’é­pée à la main, mais un cha­pe­let. Louis Veuillot est mort le 7 avril 1883.

Il repré­sente le cas unique d’un fils du peuple anal­pha­bète deve­nu un très grand journaliste.

Avec son excep­tion­nelle facul­té d’as­si­mi­la­tion et de tra­vail, mal­gré des yeux vite fati­gués et sou­vent malades, il fut capable de tou­cher à tout sans se noyer dans le détail et l’é­ru­di­tion, en allant tout de suite à l’essentiel.

Comment a‑t-​il appris le latin ? Un peu à l’é­cole mutuelle, un peu à l’é­tude de Me Delavigne, un peu à Périgueux, un peu à Rome, huit jours à Fribourg, un peu auprès d’Henri Hignard (nor­ma­lien), tout cela à des époques espa­cées lui per­met­tant de domi­ner par­fai­te­ment cette langue, de don­ner des cita­tions des Pères de l’Eglise, de Cicéron, de faire une cri­tique en règle d’un dis­cours en latin d’Auguste Nisard.

Pour ses ouvrages reli­gieux, il en est de même en théo­lo­gie. Sa culture géné­rale est pro­di­gieuse. Il a ana­ly­sé avec luci­di­té les méfaits du moder­nisme et du pro­grès dans ses expres­sions diverses. Il a su détec­ter et pous­ser en avant de futures per­son­na­li­tés ; ce fut le cas pour la com­tesse de Ségur et Léon Bloy, par exemple appré­cier des auteurs dont il ne par­ta­geait pas les idées, ain­si de George Sand.

Ce fut un grand cri­tique, objec­tif et inci­sif, sans la mal­veillance que l’on employa sou­vent contre lui.

Et au-​dessus de tout cela, une foi éton­nante qui ne se payait pas de mots, mais qu’il vivait et met­tait en pra­tique dans toutes les situa­tions. La papau­té de l’é­poque l’a­vait bien recon­nu et si Pie IX le reçut si sou­vent et si son nom suf­fi­sait à lui ouvrir les portes du Vatican, Léon XIII disait de lui qu’il par­lait comme un Père de l’Eglise.

Le silence est retom­bé main­te­nant sur Louis Veuillot qui déran­ge­rait ceux contre les­quels il s’est bat­tu toute sa vie avec l’o­rien­ta­tion que lui avait don­née son bap­tême catho­lique romain.

G.T. – Toulouse