Dans le concert de louanges qui accompagne les obsèques de M. Valéry Giscard d’Estaing, il en est une qui revient sans cesse et résume, au regard de la plupart des observateurs, son septennat : il fut le président qui légalisa l’avortement. C’est le président en personne qui confia la mission d’élaborer cette loi à son ministre de la Santé, membre de son parti, Simone Veil. Moins célèbre est la loi du 11 juillet 1975 qui autorisa le divorce par consentement mutuel, et non plus pour faute de l’un des époux. Ces deux lois « modernisèrent » la société française en tournant résolument le dos à la doctrine catholique. Paradoxe pour un homme politique qui ne fit jamais mystère de sa foi, et se réclama volontiers de la démocratie chrétienne, composante essentielle de son parti l’UDF ?
M. Giscard d’Estaing est originaire d’une grande famille bourgeoise, dont les racines remontent à l’Ancien Régime, et qui noua de nombreuses alliances avec la noblesse, jusqu’à relever le titre d’Estaing en 1922. Toutefois cette famille fit résolument le choix du ralliement à la République : il compte trois ministres de la IIIe République et plusieurs hommes politiques parmi ses ascendants. Quant à son père, Edmond, il fut inspecteur des Finances, membre de l’Institut et grand officier de la Légion d’honneur.
Celui qu’on surnomme VGE se lance à son tour dans le cursus honorum républicain, avec un parcours éblouissant : baccalauréat à 16 ans, héros de la Libération, Croix de guerre en Allemagne, Ecole polytechnique, il est l’un des tout premiers étudiants de l’Ecole nationale d’Administration et devient Inspecteur des finances. Choisissant la vie politique, il collectionne les succès électoraux : maire, président de région, député français et européen, il est ministre de Charles De Gaulle et de Georges Pompidou avant de remporter l’élection présidentielle de 1974. Il fonde en 1966 un parti « centriste et européen », la Fédération Nationale des Républicains Indépendants, récupérant en grande partie l’héritage du MRP et notamment son inspiration démocrate-chrétienne, qui deviendra l’une des composantes de l’UDF. Il doit sans doute sa victoire de 1974 à l’image qu’il s’efforce de donner d’un président jeune, dynamique et moderne, imitant jusque dans le détail son modèle John Kennedy. Son slogan séduit les Français : « le changement dans la continuité », autrement dit adaptation de la société aux idéaux brutalement exprimés en mai 68, mais sans rupture vers un système socialiste. Giscard est, déjà sous De Gaulle, l’homme du « oui, mais », le centriste qui a horreur des extrêmes et cherche en tout une voie moyenne (d’aucuns n’hésitent pas à rapprocher cette attitude d’un certain « et en même temps » contemporain).
Pourtant cet esprit de compromis a ses exceptions : ce seront les lois sur l’avortement et le divorce, mais aussi l’engagement européen.
Les lois sur l’avortement et le divorce, adoptées dès la première année de son mandat présidentiel, visent à établir une société plus libérale, plus « moderne ». En opposition complète avec la loi naturelle et la doctrine catholique, elles vont du reste couper le président d’une partie de l’électorat catholique – peut-être les voix qui lui manqueront lors de l’élection présidentielle de 1981. En bon démocrate, VGE aligne la loi sur les prétendues aspirations de la société – au prix de la rupture avec la doctrine de l’Eglise, prétextant qu’il veut éviter le drame des avortements clandestins. Il faut cependant souligner que, si le pape Paul VI se montre hostile à la loi Veil, l’épiscopat français n’ose pas s’y opposer franchement, et des groupes de « théologiens » à la mode sèment le trouble en affirmant que l’avortement peut être subjectivement licite, ou que l’embryon n’est peut-être pas un être humain… La confusion de l’après-concile bat son plein.
Quant à la construction européenne, Giscard en est un fervent défenseur, reprenant là aussi l’héritage démocrate-chrétien de Jean Monnet, Georges Bidault et Maurice Schumann. S’il a abandonné son idée de jeunesse d’Etats-Unis européens, il soutient la mise en place des institutions européennes, et y consacre une grande partie de ses activités après son mandat présidentiel, notamment le projet de traité constitutionnel, achevé en 2003 mais rejeté en 2005.
On retrouve ainsi en Valéry Giscard d’Estaing la tension caractéristique des catholiques libéraux depuis près de cent cinquante ans, et dénoncée par Saint Pie X dans sa Lettre sur le Sillon[1] : sincèrement ralliés à la démocratie moderne, ils sont persuadés que l’opinion de la majorité doit l’emporter sur les convictions chrétiennes, fût-ce en matière de loi naturelle. Par respect pour le jeu démocratique, ils s’interdisent de défendre la morale chrétienne. Par peur de paraître rétrogrades, ils s’empressent de soutenir toutes les mesures qui leur semblent aller dans le sens de la « modernité ». Rejetant l’idée d’une société chrétienne au nom d’un prétendu réalisme, ils font preuve d’un idéalisme résolu en faveur d’une démocratie universelle[2]. Pour reprendre la formule qu’il affectionnait, Giscard voulut être catholique, « oui, mais » … il fut démocrate.
- Lettre sur le Sillon : En face de l’Eglise ainsi violentée, on a souvent la douleur de voir les sillonnistes se croiser les bras, si ce n’est qu’à la défendre ils trouvent leur compte ; on les voit dicter ou soutenir un programme qui nulle part ni à aucun degré ne révèle le catholique. Ce qui n’empêche pas les hommes, en pleine lutte politique, sous le coup d’une provocation, d’afficher publiquement leur foi. Qu’est-ce à dire, sinon qu’il y a deux hommes dans le sillonniste : l’individu qui est catholique ; le sillonniste, l’homme d’action, qui est neutre.[↩]
- Lettre sur le Sillon : Mais, plus étranges encore, effrayantes et attristantes à la fois, sont l’audace et la légèreté d’esprit d’hommes qui se disent catholiques, qui rêvent de refondre la société dans de pareilles conditions et d’établir sur terre, par-dessus l’Église catholique » le règne de la justice et de l’amour « , avec des ouvriers venus de toute part, de toutes religions ou sans religion, avec ou sans croyances, pourvu qu’ils oublient ce qui les divise : leurs convictions religieuses et philosophiques, et qu’ils mettent en commun ce qui les unit : un généreux idéalisme et des forces morales prises « où ils peuvent ». Quand on songe à tout ce qu’il a fallu de forces, de science, de vertus surnaturelles pour établir la cité chrétienne, et les souffrances de millions de martyrs, et les lumières des Pères et des Docteurs de l’Église, et le dévouement de tous les héros de la charité, et une puissante hiérarchie née du ciel, et des fleuves de grâce divine, et le tout édifié, relié, compénétré par la Vie de Jésus-Christ, la Sagesse de Dieu, le Verbe fait homme ; quand on songe, disons-Nous, à tout cela, on est effrayé de voir de nouveaux apôtres s’acharner à faire mieux avec la mise en commun d’un vague idéalisme et de vertus civiques. Que vont-ils produire ? Qu’est-ce qui va sortir de cette collaboration ? Une construction purement verbale et chimérique, où l’on verra miroiter pêle-mêle et dans une confusion séduisante les mots de liberté, de justice, de fraternité et d’amour, d’égalité et d’exaltation humaine, le tout basé sur une dignité humaine mal comprise. Ce sera une agitation tumultueuse, stérile pour le but proposé et qui profitera aux remueurs de masses moins utopistes. Oui, vraiment, on peut dire que le Sillon convoie le socialisme, l’œil fixé sur une chimère.[↩]