Le crépuscule des Lumières

Puisque le pro­gres­sisme aime remettre en ques­tion les cer­ti­tudes reçues, pour­quoi ne pas l’interroger à son tour sur son pré­ten­du suc­cès ? C’est le but du livre de M. Michel Geoffroy : pro­po­ser une cri­tique ration­nelle des Lumières.

Les idées des phi­lo­sophes du XVIIIe siècle forment l’armature de la moder­ni­té. Nous avons appris à l’école qu’elles ont fait entrer l’humanité dans une ère de pro­grès fan­tas­tique, qu’elles ont libé­ré la rai­son humaine de la chape de plomb de la reli­gion, qu’elles nous ont fait pas­ser des ténèbres à la lumière. L’instrument poli­tique des Lumières, la Révolution, a ren­ver­sé l’ordre éta­bli pour y sub­sti­tuer la modernité. 

Curieusement, la vic­toire de la rai­son sur les dogmes est deve­nue une sorte de super-​dogme. Ainsi, M. Macron, par­ti­san du pro­grès s’il en est, décla­rait devant le Congrès : « Je crois à cet esprit des Lumières qui fait que notre objec­tif à la fin est bien l’autonomie de l’homme libre, conscient et cri­tique »((A Versailles, le 3 juillet 2017. Cité p. 19)). Puisque le pro­gres­sisme aime remettre en ques­tion les cer­ti­tudes reçues, pour­quoi ne pas l’interroger à son tour sur son pré­ten­du suc­cès ? C’est le but du livre de M. Michel Geoffroy : pro­po­ser une cri­tique ration­nelle des Lumières. 

« De nos jours les Lumières ne font donc plus rêver : au contraire elles pro­voquent une indif­fé­rence voire une aver­sion crois­sante » (p.12). Pourquoi ? Non pas qu’elles aient échoué, au contraire, mais parce qu’elles ont trop bien réus­si. Et parce que nous en voyons aujourd’hui les consé­quences logiques : « Comme pour illus­trer le cré­pus­cule du cycle ouvert au XVIIIe siècle, les nou­velles Lumières du XXIe siècle débouchent sinis­tre­ment sur l’extension du « droit » à la mort : la mort des enfants à naître, l’euthanasie pour les per­sonnes âgées, la mort « auto­dé­ter­mi­née » pour les Européens qui res­tent (p.12) ». Des signes de déclin appa­raissent de plus en plus nom­breux et préoccupants. 

Tout d’abord, les Lumières se défi­nissent comme une idéo­lo­gie de com­bat, comme un rejet des ténèbres du monde d’avant la Renaissance. Loin d’être fon­dée sur des prin­cipes irré­fu­tables, cette idéo­lo­gie part en fait de pos­tu­lats d’ordre phi­lo­so­phique que l’auteur résume en quelques pages et que nul aujourd’hui ne s’aviserait de remettre en ques­tion. Or le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire, pour fonc­tion­ner, a besoin d’une oppo­si­tion que le suc­cès même de la moder­ni­té a pure­ment et sim­ple­ment éra­di­qué. L’adversaire du pro­grès, le fameux « réac­tion­naire », est dis­cré­di­té d’avance, héré­tique des temps modernes. Comment la révo­lu­tion peut-​elle avan­cer si elle n’a plus rien à révolutionner ? 

Mais cette vic­toire appa­rente laisse place à la cri­tique. D’une part, l’héritage occi­den­tal est bien plus large que les seules idées nou­velles du XVIIIe siècle. Si celles-​ci ont pu s’imposer à toute la pla­nète, c’est parce qu’elles se sont appuyées sur une civi­li­sa­tion pré­exis­tante dont les Lumières ne sont qu’une par­tie. La légende noire de l’Ancien Régime repose sur bien des pré­ju­gés et des calom­nies : « L’Europe n’a pas atten­du les Lumières pour décou­vrir la démo­cra­tie élec­tive, la liber­té per­son­nelle, la sou­ve­rai­ne­té, la sagesse (la phi­lo sofia, l’amour de la sagesse et la recherche de la véri­té) ou la curio­si­té scien­ti­fique » (p.53). 

Plus encore, notre époque tra­verse une grave crise de confiance dans le sys­tème démo­cra­tique, pour­tant seul com­pa­tible avec la moder­ni­té poli­tique. On assiste à un affron­te­ment entre élites aisées et classes popu­laires atti­rées par les « extrêmes » – la récente élec­tion pré­si­den­tielle en est l’illustration. Un déca­lage s’est ins­tal­lé entre la pré­ten­tion démo­cra­tique à incar­ner la “volon­té géné­rale” et le sen­ti­ment d’impuissance des citoyens face à la poli­tique. L’intrusion des juges dans le champ exé­cu­tif, le prin­cipe de non-​discrimination envers les mino­ri­tés qui limite l’influence de la majo­ri­té, l’omniprésence de l’Etat appuyé sur des tech­no­lo­gies de contrôle de plus en plus enva­his­santes, le pou­voir des médias, le fos­sé crois­sant entre les élites mon­dia­li­sées et les métiers de plus en plus pré­caires, sont ain­si abor­dés avec des exemples très récents et bien documentés. 

Force est de consta­ter que la moder­ni­té n’a pas tenu ses pro­messes, en par­ti­cu­lier celle d’instaurer la paix et la concorde entre les citoyens. La Révolution n’a pu s’installer, en bien des pays, que par la vio­lence, et celle-​ci gagne du ter­rain dans la plu­part des démo­cra­ties occi­den­tales. En effet, les Lumières font repo­ser l’unité du corps social sur la volon­té indi­vi­duelle et non plus sur des prin­cipes col­lec­tifs. Ceux-​ci sont en per­ma­nence cri­ti­qués par les mino­ri­tés eth­niques, sociales et même sexuelles. Le rem­pla­ce­ment de la morale par un sys­tème de “valeurs” fluc­tuantes détruit le sen­ti­ment com­mun du bien et du mal, en inver­sant bien sou­vent les pôles. Ce qui était jadis sacré devient sus­pect, voire nocif : ain­si le “droit au blas­phème” reven­di­qué à l’occasion de plu­sieurs affaires récentes. Loin de sup­pri­mer le fana­tisme, la moder­ni­té en réclame l’exclusivité en se pro­cla­mant le “camp du Bien”, immé­dia­te­ment auto­ri­sé à user des moyens qu’elle refuse au “camp du Mal”, c’est-à-dire les contre-​révolutionnaires. On pense bien sûr au mar­tyre de la Vendée, mais aus­si aux climato-​sceptiques, aux anti­vax, aux popu­listes de tout poil aux­quels on concède tout juste la qua­li­té d’êtres humains… 

Le pro­blème est le retour de bâton de cette vio­lence sys­té­mique. Même les Droits de l’Homme doivent faire face à des reven­di­ca­tions de la part des non-​occidentaux, ce qui rela­ti­vise sérieu­se­ment leur uni­ver­sa­li­té… A force de “décons­truire” toutes les cer­ti­tudes, la moder­ni­té ne peut empê­cher la remise en cause de ses propres prin­cipes. Même la foi dans le pro­grès et la science a sérieu­se­ment souf­fert de l’impuissance de la méde­cine devant un simple virus… En France, la géné­ra­tion de mai 68 est accu­sée de lais­ser à ses enfants un pays cultu­rel­le­ment et socia­le­ment appau­vri. Les ran­cœurs s’accumulent, le pro­gres­sisme semble en panne, les pen­seurs du déclin se mul­ti­plient qui annoncent la fin de notre civilisation… 

Le der­nier cha­pitre s’efforce de don­ner des pistes pour une recons­truc­tion de la socié­té : reje­ter l’idée d’un pro­grès fatal, com­battre l’individualisme et le mul­ti­cul­tu­ra­lisme, renon­cer à construire de toutes pièces une socié­té idéale, adhé­rer à un para­digme de l’identité qui com­mence à per­cer, régu­ler le libé­ra­lisme éco­no­mique des­truc­teur des nations et des indi­vi­dus. M. Geoffroy recom­mande de “réta­blir la démo­cra­tie”, ce qui n’échappera pas au reproche de populisme… 

Sa conclu­sion ouvre des pers­pec­tives plus larges. Si son pro­pos en reste à une cri­tique seule­ment natu­relle, et ne s’étend pas sur le maté­ria­lisme fon­cier des Lumières, il ter­mine en décla­rant que, pour sor­tir de la tyran­nie de la rai­son humaine, il fau­dra bien redon­ner sa place au sacré, au mys­tère, à une “foi col­lec­tive” capable de réta­blir l’union des citoyens. Le lec­teur catho­lique sait que seul le Christ Roi peut jouer ce rôle. 

Michel Geoffroy, Le cré­pus­cule des Lumières, Via Romana, 2020. 307 pages, 14€. 

Source : La Couronne de Marie n°109. Illustration : Voltaire en sa vieillesse.