Certains pensent que la laïcité est d’origine chrétienne.
Il faut rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » : cette phrase de l’Evangile est le fondement de la doctrine de l’Eglise sur la politique. Elle établit clairement une distinction entre le pouvoir civil et l’autorité religieuse. L’Etat ne gouverne pas les questions religieuses comme le rôle de l’Eglise ne concerne pas les matières civiles. Certains pensent donc que la laïcité est d’origine chrétienne – et de fait ce concept peine à s’imposer dans les cultures non chrétiennes, et notamment dans l’Islam, tandis qu’il règne sans partage dans les nations occidentales. De là, on en conclut que la laïcité moderne est parfaitement conforme à l’Evangile. La sécularisation qui a marqué les derniers siècles aurait alors rendu service à l’Eglise, en la débarrassant de ses compromissions avec le pouvoir civil. La loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1905 aurait ainsi mis fin à une confusion des pouvoirs, en réduisant l’influence de l’Eglise sur des matières qui ne sont pas de son ressort. Le concile Vatican II, par sa constitution sur la Liberté religieuse, consacrait ce principe en affirmant que l’Etat ne doit exercer aucune contrainte en matière religieuse, et donc ne doit favoriser aucune confession. « L’idée d’une nation chrétienne est une idée peu chrétienne » déclarait Mgr Lustiger. C’est donc la laïcité agressive des derniers siècles qui aurait ramené l’Eglise à plus de fidélité à l’Evangile ? Le catholicisme se serait-il égaré dans la confusion des pouvoirs depuis l’empereur Constantin, c’est-à-dire pendant 1500 ans ? L’épopée de la Chrétienté aurait-elle été un tragique malentendu ?
En réalité, l’Eglise ne favorise pas la séparation de l’Eglise et de l’Etat, mais leur distinction. Il y a là plus qu’une nuance : de même l’âme et le corps sont deux entités distinctes, mais non séparées.
L’Eglise et l’Etat sont deux sociétés distinctes
L’Eglise et l’Etat sont deux associations d’êtres humains recherchant ensemble un bien commun. Ils diffèrent selon plusieurs critères :
- L’Eglise a été librement fondée par Jésus-Christ, tandis que l’Etat est une institution naturelle, résultant des tendances essentielles de l’homme
- L’Eglise est gouvernée par les représentants de Jésus-Christ, les Apôtres et leurs successeurs les évêques ; l’Etat est dirigé par un pouvoir humain d’origine diverse selon les institutions de chaque nation
- L’Eglise a pour objet la vérité religieuse et la vertu, afin de conduire l’homme au bonheur de l’éternité, et la société civile vise l’intérêt temporel de ses citoyens, la prospérité matérielle et la paix.
L’Eglise et l’Etat sont deux sociétés mutuellement indépendantes
L’Eglise n’est pas une partie de l’Etat, l’Etat n’est pas une partie de l’Eglise, comme une famille est une partie de la cité. C’est ce que veut dire Léon XIII lorsqu’il déclare que l’Eglise et l’Etat sont deux sociétés parfaites dans leur ordre : l’une et l’autre n’ont pas besoin de se rattacher à une institution supérieure pour assurer leur existence.
L’Eglise n’est pas une émanation de la société civile, puisqu’elle a été fondée par Jésus-Christ, qui lui a donné une participation à son propre pouvoir, indépendant de toute autorité terrestre : « Toute puissance m’a été donnée sur la terre » (Matthieu XXVIII, 18). Les Apôtres, déjà, refusèrent d’obéir en tout aux institutions civiles : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Actes des Apôtres, V, 25). Même au temps de la Chrétienté, l’Eglise dut tenir tête aux prétentions de certains souverains qui cherchaient à faire de l’Eglise une institution composée de fonctionnaires au service du bien commun terrestre. L’empereur d’Allemagne, durant la querelle du sacerdoce et de l’empire, fut soutenu par des théologiens comme Marsile de Padoue qui défendirent la thèse du pouvoir absolu de l’empereur.
Contrairement à ce qu’affirment les ennemis de l’Eglise, la Papauté n’a jamais prétendu détenir un pouvoir direct sur les Etats chrétiens. « Mon royaume n’est pas de ce monde » dit Jésus à Pilate (Jean XVIII, 36), et l’on se souvient qu’il refuse à plusieurs reprises de fonder un royaume humain.
L’Eglise et l’Etat ne sont pas pour autant séparés
Cependant, la société religieuse et la société civile n’évoluent pas dans deux sphères totalement distinctes. Tout d’abord, leurs membres sont les mêmes. Les chrétiens appartiennent à une nation ; et tout citoyen est appelé à faire partie de l’Eglise universelle. Les décisions de l’une ont forcément des effets sur le comportement de tous.
Plus concrètement, il existe des domaines où la législation civile et les prescriptions religieuses se rejoignent, des questions mixtes où un accord doit être trouvé : liberté de prédication de la doctrine catholique, établissement des diocèses et paroisses, communication entre la hiérarchie et les fidèles, combat contre les erreurs touchant la foi et leurs moyens de diffusion, recrutement et formation du clergé, enseignement de la doctrine dans les écoles et les universités, discipline du mariage, facilité d’acquérir et de posséder les biens nécessaires au culte, aux monastères et aux œuvres caritatives… Il ne suffit pas de proclamer la liberté religieuse pour régler ces questions – on le voit par exemple en Chine où la constitution prétend l’assurer tout en la contrôlant dans les moindres détails. On l’a vu dès la Révolution française qui persécuta le clergé juste après avoir promulgué la Déclaration des droits de l’homme. « Il faut rendre à César ce qui est à César, et tout est à César » disait Clemenceau, représentant emblématique de l’anticléricalisme de la IIIe République.
Comment arbitrer alors les éventuels conflits entre Eglise et Etat ? Peut-on laisser entièrement aux mains de l’Etat le droit de légiférer dans ces matières mixtes, ou se contenter de négociations à l’amiable ?
L’Eglise dispose d’un véritable pouvoir sur les matières mixtes
L’Eglise et l’Etat ne peuvent être des partenaires strictement égaux sur les questions mixtes. Il faut nécessairement que l’une ou l’autre autorité ait la possibilité de trancher sur les problèmes relevant à la fois du bien commun temporel et spirituel. Or le bien commun spirituel l’emporte sur la prospérité matérielle comme le bien de l’âme dépasse le bien du corps. Et Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, possède une autorité supérieure à celle des Etats : « Ce serait une erreur grossière de refuser au Christ-Homme la souveraineté sur les choses temporelles, quelles qu’elles soient : il tient du Père sur les créatures un droit absolu, lui permettant de disposer à son gré de toutes ces créatures » (Pie XI, encyclique Quas Primas).
L’Etat ne peut pas négliger les intérêts spirituels des citoyens en les laissant à l’arbitraire de la conscience individuelle, même si son but propre et principal est temporel. Comme le déclarait Pie XI dans la même encyclique : « Et, à cet égard, il n’y a lieu de faire aucune différence entre les individus, les familles et les Etats ; car les hommes ne sont pas moins soumis à l’autorité du Christ dans leur vie collective que dans leur vie privée. Il est l’unique source du salut, de celui des sociétés comme de celui des individus : Il n’existe de salut en aucun autre ; aucun autre nom ici-bas n’a été donné aux hommes qu’il leur faille invoquer pour être sauvés (Actes IV, 12) ».
Il existe donc un véritable pouvoir de l’Eglise sur l’Etat, mais il s’agit d’un pouvoir indirect. Ce n’est pas un pouvoir direct puisque, comme on l’a vu, la puissance civile ne reçoit pas son pouvoir de l’Eglise et n’en est pas une partie. En revanche, l’Etat est subordonné à l’Eglise dans la mesure où il doit lui assurer les moyens d’accomplir sa mission spirituelle. On pourrait trouver une analogie de ce pouvoir indirect dans les relations entre la médecine et le sport. Les organisations sportives ne font pas partie de l’appareil médical, et en sont donc indépendantes ; en revanche, la médecine peut fixer des règles et en vérifier l’application pour empêcher certaines pratiques de nuire à la santé – comme le dopage ou les sports de combat.
La doctrine traditionnelle de l’Eglise, rappelée par les Papes des deux derniers siècles, revient à refuser la toute-puissance de l’autorité civile. Pie IX, dans le Syllabus, déclarait fausse la proposition suivante : « L’Etat, étant l’origine et la source de tous les droits, jouit d’un droit qui n’est circonscrit par aucune limite ». Les lois qui contreviendraient au salut des âmes et aux droits naturels des citoyens peuvent donc être déclarées nulles par l’Eglise. Les totalitarismes du XXe siècle, et les lois antinaturelles contemporaines, montrent bien que la Papauté avait vu à l’avance les dérives des sociétés modernes.
La doctrine traditionnelle sur les rapports entre Eglise et Etat ne met donc pas en danger l’ordre public, comme le rappelait La Couronne de Marie du mois d’avril. Elle préserve au contraire de la tentation totalitaire – tout en favorisant l’unité nationale et la moralité publique. Les autorités de l’Eglise actuelle seraient bien inspirées de se rappeler la différence entre distinction et séparation des pouvoirs, au lieu de s’aligner sur les idées qui ont tué la Chrétienté, réduit l’influence de l’Eglise à une simple opinion parmi d’autres, et menacent l’existence même de nos sociétés anciennement chrétiennes.
Source : La Couronne de Marie n°102