Benoît XVI sort de son silence

Le pape émé­rite Benoît XVI a fait paraître le 11 avril 2019 un texte d’une dou­zaine de pages dans le men­suel alle­mand Klerusblatt. Il s’exprime à pro­pos des scan­dales dans l’Eglise, de la grave crise qu’ils pro­voquent, et des attaques régu­lières dont l’institution ecclé­sias­tique est l’objet de la part des médias. Il pré­cise qu’il publie ce tra­vail avec l’accord du Secrétaire d’Etat du Vatican, le car­di­nal Pietro Parolin, et du pape François.

Les mérites de ce texte sont incon­tes­tables, à plu­sieurs titres. En pleine tour­mente, son auteur cherche à éclai­rer cer­taines zones sombres et va jusqu’à révé­ler des dys­fonc­tion­ne­ments pro­fonds, pas­sés et pré­sents, dans l’Eglise. Il faut recon­naître un cer­tain cou­rage à ce qui pour­rait res­sem­bler à une sorte de mea culpa. Peut-​être l’approche de l’éternité est-​elle pour quelque chose dans ces considérations ?

Une prise de parole critiquée par l’intelligentsia médiatique

D’ailleurs, les médias dans l’air du temps ne s’y sont pas trom­pé et les cri­tiques ont fusé de toutes parts contre une ana­lyse qui dérange. Les argu­ments les plus impro­bables sont employés pour dis­cré­di­ter le mes­sage de l’ancien pré­fet de la Congrégation pour la doc­trine de la Foi (CDF).

Certains le disent « mani­pu­lé » par son entou­rage ou mettent en doute le fait qu’il en soit vrai­ment l’auteur. L’opportunité de cette publi­ca­tion est for­te­ment contes­tée. Marco Politi, vati­ca­niste pro­gres­siste recon­nu, ne craint pas de par­ler de pam­phlet et d’asséner : « Le pape émé­rite aurait dû choi­sir le silence » car, « dans les moments les plus graves, une seule voix doit être enten­due au som­met, sinon on sème la confu­sion ». Il soup­çonne Benoît XVI d’être « sous l’in­fluence des car­di­naux alle­mands ultra-​conservateurs Walter Brandmüller et Gerhard Müller », l’ancien Préfet de la CDF que le pape argen­tin n’a pas recon­duit en 2017 ; deux pré­lats qui seraient, selon lui, « enga­gés dans une vaste opé­ra­tion de diver­sion pour faire endos­ser les péchés de pédo­phi­lie au sein de l’Eglise à la culture gay et à la perte de la foi ».

Face à de telles réac­tions, les réflexions de l’ancien pape alle­mand méritent d’être ana­ly­sées serei­ne­ment. Elles s’articulent en trois par­ties : le contexte social ; ses consé­quences sur les hommes d’Eglise ; la recherche d’une solu­tion adaptée.

Première partie : les causes

Le contexte social de la libération des mœurs

Benoît XVI entend d’abord rap­pe­ler que « dans les années 1960, un évé­ne­ment d’une ampleur sans pré­cé­dent dans l’histoire s’est pro­duit. On peut dire qu’en vingt ans, de 1960 à 1980, les normes en matière de sexua­li­té se sont com­plè­te­ment effondrés ».

Telles sont les causes pro­fondes des abus : la révo­lu­tion liber­taire des années 60 et la mise en place agres­sive d’une édu­ca­tion sexuelle de plus en plus débri­dée, accom­pa­gnée de l’irruption de la por­no­gra­phie qui enva­hit alors les écrans de ciné­ma puis ceux de la télé­vi­sion. Dès cette époque, l’on trouve des chantres de la pan­sexua­li­té pour louer et pro­mou­voir la pédophilie.

Cette ana­lyse est vive­ment contes­tée par les fai­seurs d’opinion. Il suf­fit pour­tant de consul­ter l’article sur l’Apologie de la pédo­phi­lie publié sur l’encyclopédie en ligne Wikipédia pour être édi­fié à ce sujet. L’introduction est ins­truc­tive : « L’apologie de la pédo­phi­lie est l’ensemble des actions, écrits et prises de posi­tion visant à faire accep­ter socia­le­ment la pédo­phi­lie ou sim­ple­ment à en faire l’éloge. Cette ten­dance a prin­ci­pa­le­ment exis­té à l’époque dite de la révo­lu­tion sexuelle, essen­tiel­le­ment dans les années ayant immé­dia­te­ment sui­vi 1968, du fait de per­sonnes se pré­sen­tant elles-​mêmes comme pédo­philes, mais aus­si de « sym­pa­thi­sants ». Des groupes de per­sonnes et des indi­vi­dus iso­lés ont alors cher­ché à pré­sen­ter la pédo­phi­lie comme une atti­rance sexuelle accep­table, ou à contes­ter les notions de majo­ri­té sexuelle ou d’abus sexuel sur mineur. La pédo­phi­lie a paral­lè­le­ment fait l’objet à l’époque de diverses formes de com­plai­sance, média­tiques, poli­tiques ou intel­lec­tuelles. Cette mou­vance n’a jamais atteint un niveau de recon­nais­sance durable et notable mal­gré, dans les années 1970, quelques sou­tiens média­tiques et poli­tiques de por­tée limitée. »

En France, un jour­nal comme Libération a long­temps mili­té pour l’assouplissement de la légis­la­tion en matière de détour­ne­ment de mineurs, à grand ren­fort de péti­tions que signaient des per­son­na­li­tés comme Aragon, Roland Barthes, Simone de Beauvoir, François Chatelet, Patrice Chéreau, Jacques Derrida, Françoise Dolto, Michel Foucault, André Glucksmann, Félix Guattari, Bernard Kouchner, Jack Lang, Alain Robbe-​Grillet, Jean-​Paul Sartre, Philippe Sollers… Daniel Cohn-​Bendit, figure de mai 68, fit l’éloge de la pédo­phi­lie, fût-​ce avec une fillette de cinq ans.

Benoît XVI voit dans ce flot nau­séa­bond qui consi­dé­rait la pédo­phi­lie comme « auto­ri­sée et appro­priée » l’une des expli­ca­tions de la cor­rup­tion de la jeu­nesse, y com­pris par­mi toute une géné­ra­tion de prêtres dont beau­coup firent alors mas­si­ve­ment défection.

La révolution de la théologie morale

Parallèlement avait lieu un « effon­dre­ment » de la théo­lo­gie morale et de l’enseignement de l’Eglise en matière de mœurs. Ce fut le fruit d’une véri­table révo­lu­tion, née du mépris conscient de la loi naturelle.

Benoît XVI écrit : « Jusqu’au concile Vatican II, la théo­lo­gie morale catho­lique était lar­ge­ment fon­dée sur la loi natu­relle, tan­dis que les Saintes Écritures n’étaient citées que comme contexte ou fon­de­ment. Dans la lutte du Concile pour une nou­velle com­pré­hen­sion de la Révélation, l’option de la loi natu­relle a été lar­ge­ment aban­don­née, et une théo­lo­gie morale entiè­re­ment basée sur la Bible était réclamée. »

L’aveu est de taille : c’est bien le Concile qui est don­né comme res­pon­sable de l’abandon de la loi natu­relle. L’analyse de Benoît XVI recon­naît cet aban­don, sans mesu­rer semble-​t-​il qu’il consti­tue une rup­ture de la tra­di­tion. Car la théo­lo­gie morale ne sau­rait se pas­ser ou se déta­cher de la loi natu­relle : la grâce ne détruit pas la nature, mais la pré­sup­pose. Vouloir construire la morale sans elle, est un pur non-​sens (Cf. Nouvelles de Chrétienté, n° 176, mars-​avril 2019, pp. 5–9). De plus, pré­tendre oppo­ser loi natu­relle et Révélation est illu­soire. Car la loi natu­relle est conte­nue dans la Sainte Ecriture, source de la Révélation, comme le montre clai­re­ment le Décalogue. Cette loi est ins­crite dans le cœur de l’homme par Dieu Lui-​même, Auteur de la nature.

De là les innom­brables dérives de la nou­velle théo­lo­gie, et spé­cia­le­ment le rela­ti­visme moral, que dénonce jus­te­ment Benoît XVI. De là encore, la reven­di­ca­tion d’indépendance de la part des théo­lo­giens vis-​à-​vis du Magistère, per­çu comme enne­mi de la liber­té et frein au pro­grès de la théo­lo­gie et de l’humanité. Benoît XVI men­tionne plu­sieurs épi­sodes de cette contestation.

Il tente de se défendre, et Jean-​Paul II avec lui, en met­tant en avant son action lorsqu’il était pré­fet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi. C’est sous sa direc­tion que fut publié le nou­veau Catéchisme de l’Eglise catho­lique, tan­dis que l’encyclique Veritatis splen­dor venait, mal­gré ses limites, réaf­fir­mer l’existence des fon­de­ments intan­gibles de la morale.

Les attaques contre le Magistère de l’Eglise

Le pape émé­rite men­tionne aus­si cette « hypo­thèse selon laquelle le Magistère de l’Eglise ne devrait avoir la com­pé­tence finale (« infailli­bi­li­té ») qu’en matière de foi ». Largement répan­due et accep­tée, elle avait pour consé­quence que « les ques­tions de mora­li­té ne devraient pas entrer dans le champ des déci­sions infaillibles du Magistère de l’Eglise ».

Bien qu’il voie dans cette hypo­thèse « pro­ba­ble­ment quelque chose de juste » – ce qui est lui don­ner consis­tance –, Joseph Ratzinger défend l’existence d’une « morale mini­male indis­so­lu­ble­ment liée au prin­cipe fon­da­teur de la foi », sans laquelle ne pour­rait exis­ter l’infaillibilité de l’Eglise et du pape en matière de foi et de mœurs. Les contes­ta­taires les plus radi­caux, en l’ignorant, pré­tendent logi­que­ment que « l’Eglise n’a pas et ne peut pas avoir sa propre moralité ».

La réponse du pape émé­rite est l’affirmation nette que le fon­de­ment de toute morale est la révé­la­tion que l’homme a été créé à l’image de Dieu, la foi au Dieu unique, et l’aspect péré­gri­nant de la vie chré­tienne. Nous che­mi­nons vers la patrie, et l’Eglise doit pro­té­ger les fidèles du monde.

Deuxième partie : les effets

Le deuxième volet des réflexions de Benoît XVI montre quels furent les ravages pro­vo­qués par la double dis­so­lu­tion de la morale chré­tienne et de l’autorité de l’Eglise en matière de mœurs. C’est ici qu’il s’emploie à dénon­cer les effets tout en épar­gnant le Concile et ses réformes. Il recon­naît cepen­dant l’insuffisance des moyens de sanc­tion – et de gué­ri­son – que l’Eglise s’est don­nés après le Concile.

Rupture de la formation dans les séminaires

L’ancien pré­fet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, qui en sait long sur le sujet, évoque d’abord la for­ma­tion des prêtres. Il admet sans ambages qu’en « ce qui concerne le pro­blème de la pré­pa­ra­tion au minis­tère sacer­do­tal dans les sémi­naires, il y a en fait une rup­ture pro­fonde avec la forme pré­cé­dente de cette pré­pa­ra­tion. » Cette rup­ture dans la for­ma­tion a per­mis que, « dans plu­sieurs sémi­naires, des clans homo­sexuels se sont consti­tués, qui ont agi plus ou moins ouver­te­ment et ont chan­gé de manière signi­fi­ca­tive le cli­mat des sémi­naires. Dans un sémi­naire du sud de l’Allemagne, des can­di­dats au sacer­doce et des can­di­dats au minis­tère laïc d’assistant pas­to­ral vivaient ensemble. Aux repas com­muns, les sémi­na­ristes et ces can­di­dats man­geaient ensemble, (…) ces der­niers par­fois accom­pa­gnés de leurs épouses et de leurs enfants, ou même de leurs petites amies. Le cli­mat de ce sémi­naire ne pou­vait pré­tendre assu­rer la pré­pa­ra­tion à la voca­tion sacerdotale ».

Le Saint-​Siège avait connais­sance de ces pro­blèmes, répan­dus par­ti­cu­liè­re­ment aux Etats-​Unis. Des visites apos­to­liques furent orga­ni­sées. C’est ici la seule men­tion de l’homosexualité dans les sémi­naires. Dans un docu­ment trai­tant de la pédo­phi­lie, c’est plus que n’en peuvent sup­por­ter les médias et fai­seurs d’opinion…

Rupture dans le recrutement des évêques

Dans ce cli­mat d’effondrement moral, Joseph Ratzinger avoue éga­le­ment que l’application du Concile eut pour consé­quence de faire mon­ter dans la hié­rar­chie de l’Eglise des pas­teurs insuf­fi­sam­ment for­més à leurs tâches.

« Les cri­tères de sélec­tion et de nomi­na­tion des évêques ayant éga­le­ment été modi­fiés après le concile Vatican II, les rela­tions des évêques avec leurs sémi­naires étaient éga­le­ment très dif­fé­rentes. Par-​dessus tout, un cri­tère pour la nomi­na­tion de nou­veaux évêques était main­te­nant leur « conci­lia­ri­té », ce qui pou­vait être com­pris comme signi­fiant des choses assez dif­fé­rentes. Dans de nom­breuses par­ties de l’Eglise, les atti­tudes conci­liaires étaient com­prises comme une atti­tude cri­tique ou néga­tive à l’égard de la tra­di­tion exis­tante, qui devait main­te­nant être rem­pla­cée par une nou­velle rela­tion, radi­ca­le­ment ouverte, avec le monde. Un évêque, qui avait été aupa­ra­vant rec­teur de sémi­naire, avait orga­ni­sé la pro­jec­tion de films por­no­gra­phiques aux sémi­na­ristes, pré­ten­dant les rendre ain­si résis­tants à des com­por­te­ments contraires à la foi. Il s’est trou­vé – pas seule­ment aux Etats-​Unis – des évêques reje­tant la tra­di­tion catho­lique dans son ensemble et cher­chant à faire naître une sorte de nou­velle « catho­li­ci­té », moderne, dans leurs diocèses. »

Derrière ce constat se cache la véri­table « épu­ra­tion » dont furent vic­times les évêques atta­chés à la tra­di­tion, sys­té­ma­ti­que­ment mis de côté ou rem­pla­cés par un épis­co­pat pro­gres­siste acquis aux idées nou­velles, celles du Concile et de l’aggiornamento qui auto­ri­sait à peu près n’importe quoi. C’est l’application de Vatican II par le pape Paul VI qui est ici en jeu à tra­vers la nomi­na­tion des évêques. Un sujet qui méri­te­rait d’être approfondi.

Rupture dans la législation canonique

Benoît XVI aborde enfin direc­te­ment la ques­tion de la pédo­phi­lie et de l’insuffisance des moyens de répres­sion four­nis par le nou­veau Code de Droit cano­nique. Ce pas­sage est par­ti­cu­liè­re­ment instructif.

« La ques­tion de la pédo­phi­lie (…) ne s’est posée que dans la seconde moi­tié des années 1980 ». Les évêques des Etats-​Unis, où le pro­blème était deve­nu public, « deman­dèrent de l’aide, car le droit cano­nique, consi­gné dans le nou­veau Code (1983), ne sem­blait pas suf­fi­sant pour prendre les mesures néces­saires. (…) Ce n’est que len­te­ment qu’un renou­vel­le­ment et un appro­fon­dis­se­ment du droit pénal déli­bé­ré­ment peu struc­tu­ré du nou­veau Code ont com­men­cé à prendre forme. »

A la source de cette fai­blesse déli­bé­ré­ment vou­lue, « il y avait un pro­blème fon­da­men­tal dans la per­cep­tion du droit pénal. Seul le garan­tisme 1 était consi­dé­ré comme « conci­liaire ». Il fal­lait avant tout garan­tir les droits de l’accusé, dans une mesure qui excluait en fait toute condam­na­tion. (…) Le droit à la défense par voie de garan­tie a été éten­du à un point tel que des condam­na­tions étaient dif­fi­ci­le­ment possibles. »

Le pape émé­rite jus­ti­fie son action, en expli­quant la conduite tenue : « Un droit cano­nique équi­li­bré (…) ne doit donc pas seule­ment pro­té­ger l’accusé (…). Il doit aus­si pro­té­ger la foi (…). Mais per­sonne aujourd’hui n’accepte que la pro­tec­tion de la foi soit un bien juridique. »

A cause de ce garan­tisme, il fal­lut contour­ner la dif­fi­cul­té en trans­fé­rant les com­pé­tences de la Congrégation du Clergé, nor­ma­le­ment res­pon­sable du trai­te­ment des crimes com­mis par les prêtres, à la Congrégation pour la Doctrine de la foi sous le chef de « Délits majeurs contre la foi ». Ceci per­mit « d’imposer la peine maxi­male, l’expulsion, qui n’aurait pu être impo­sée en ver­tu d’autres dis­po­si­tions légales. » Afin de pro­té­ger la foi, il fal­lut pour ce faire mettre en place une véri­table pro­cé­dure pénale, avec pos­si­bi­li­té d’appel à Rome.

Ainsi la logique impla­cable du per­son­na­lisme, qui fait pas­ser l’individu avant la socié­té et le bien com­mun, a ren­du la jus­tice de l’Eglise qua­si­ment inopé­rante avec le Code de Droit cano­nique de 1983. Depuis lors, la curie romaine s’est employée à contour­ner l’obstacle, au prix de contor­sions juri­diques et avec des résul­tats miti­gés. Un gâchis…

Troisième partie : perspectives

Benoît XVI achève ses réflexions en essayant de don­ner quelques pers­pec­tives de solution.

Rappeler l’existence de Dieu car une société sans Dieu supprime la distinction entre bien et mal

S’adressant dans ce texte à des prêtres prin­ci­pa­le­ment, il les exhorte à s’en remettre à l’amour de Dieu mais aus­si à réaf­fir­mer for­te­ment l’existence de Dieu à la face du monde. Il faut recon­naître l’intervention divine dans l’histoire des hommes, car le refus de Dieu entraîne la des­truc­tion de la liberté :

« Une socié­té sans Dieu – une socié­té qui ne Le connaît pas et Le traite comme inexis­tant – est une socié­té qui perd sa mesure. De nos jours, on a inven­té le slo­gan de la mort de Dieu. Quand Dieu meurt dans une socié­té, elle devient libre, nous a‑t-​on assu­ré. En réa­li­té, la mort de Dieu dans une socié­té signi­fie aus­si la fin de la liber­té, parce que ce qui meurt, c’est le but qui donne une orien­ta­tion. Et parce que dis­pa­raît la bous­sole qui nous indique la bonne direc­tion en nous appre­nant à dis­tin­guer le bien du mal. La socié­té occi­den­tale est une socié­té dans laquelle Dieu est absent de la sphère publique et n’a plus rien à lui offrir. Et c’est pour­quoi c’est une socié­té dans laquelle la mesure de l’hu­ma­ni­té est de plus en plus perdue. »

C’est par l’absence de Dieu que cer­tains en sont arri­vés à répandre le laxisme éten­du jusqu’à la pédophilie.

Au pas­sage, Benoît XVI relève que les hommes d’Eglise ne parlent pas suf­fi­sam­ment de Dieu dans la sphère publique. Il semble regret­ter que la Constitution euro­péenne ignore Dieu comme « prin­cipe direc­teur de la com­mu­nau­té dans son ensemble ». A qui la faute, alors que depuis Vatican II les auto­ri­tés de l’Eglise se sont employées à détruite les Etats catho­liques en sup­pri­mant l’invocation du Dieu un et trine en tête de leurs constitutions ?

La question liturgique

Le pape émé­rite pour­suit : il ne suf­fit pas de rap­pe­ler l’existence de Dieu, il faut encore vivre de l’Incarnation, par­ti­cu­liè­re­ment à tra­vers la sainte Eucharistie. Fidèle à ses ensei­gne­ments pas­sés, il dresse un constat troublant :

« Notre célé­bra­tion de l’Eucharistie ne peut que sus­ci­ter l’inquiétude. Le concile Vatican II a vou­lu le retour de ce sacre­ment de la Présence du Corps et du Sang du Christ, de la Présence de sa Personne, de sa Passion, de sa Mort et de sa Résurrection, au centre de la vie chré­tienne et de l’existence même de l’Eglise. (…) Pourtant, une atti­tude assez dif­fé­rente pré­vaut. Ce qui pré­do­mine n’est pas une nou­velle révé­rence pour la pré­sence de la mort et de la résur­rec­tion du Christ, mais une manière de trai­ter avec Lui qui détruit la gran­deur du Mystère. Le déclin de la par­ti­ci­pa­tion à la célé­bra­tion eucha­ris­tique domi­ni­cale montre com­bien nous, chré­tiens d’aujourd’hui, savons encore peu de choses sur la gran­deur du don qu’est sa pré­sence réelle. L’Eucharistie est déva­lo­ri­sée en un simple geste céré­mo­niel lorsqu’on tient pour acquis que la cour­toi­sie (sic) exige qu’il soit offert à tous ceux qui sont invités (…). »

Ces consi­dé­ra­tions sont pro­pre­ment stu­pé­fiantes, et montrent très clai­re­ment les limites de l’analyse de l’ancien pape, qui reste atta­ché à la réforme de Paul VI tout en déplo­rant une litur­gie deve­nue banale parce que désa­cra­li­sée. Nous y reviendrons.

La foi en l’Eglise

Enfin l’ancien Souverain Pontife se penche sur le mys­tère de l’Eglise. Il s’interroge et se lamente sur des (pseu­do) renais­sances qui n’ont fina­le­ment pas eu de len­de­main. De même qu’il vient d’expliquer que Vatican II avait vou­lu « un retour » du sacre­ment de l’Eucharistie – pour un piètre résul­tat –, de même il explique que Vatican II vou­lut faire de l’Eglise une réa­li­té non plus exté­rieure mais cen­sée « s’éveiller dans les âmes ». Cinquante ans plus tard, « en recon­si­dé­rant ce pro­ces­sus et en regar­dant ce qui s’é­tait pas­sé », il est ten­té de dire : « l’Église meurt dans les âmes. » Ce constat d’un échec patent devrait conduire à remettre en ques­tion les prin­cipes ecclé­sio­lo­giques de Vatican II. Malheureusement il n’en est rien. Benoît XVI trouve une autre explication :

« L’Eglise aujourd’hui est lar­ge­ment consi­dé­rée comme une sorte d’appareil poli­tique [il fau­drait plu­tôt dire socio­lo­gique]. On en parle presque exclu­si­ve­ment en caté­go­ries poli­tiques, et cela vaut même pour les évêques, qui for­mulent leur concep­tion de l’Eglise de demain presque exclu­si­ve­ment en termes poli­tiques. La crise, pro­vo­quée par les nom­breux cas d’abus clé­ri­caux, nous pousse à consi­dé­rer l’Eglise comme quelque chose de presque inac­cep­table, que nous devons main­te­nant prendre en main et redes­si­ner. Mais une Eglise qui s’est faite elle-​même ne peut consti­tuer une espérance. »

Il y aura tou­jours de l’ivraie par­mi le bon grain dans le champ du Seigneur, et des mau­vais pois­sons à côté des bons dans les filets de pêche de l’Eglise. Et de conclure par une belle appli­ca­tion d’un pas­sage de l’Apocalypse (12, 10) où le diable est pré­sen­té comme « l’accusateur de nos frères », comme il fit avec Job en l’accusant devant Dieu.

« Le Dieu Créateur est affron­té au diable qui dit du mal de toute l’humanité et de toute la créa­tion. Il dit, non seule­ment à Dieu, mais sur­tout au monde : Regardez ce que ce Dieu a fait. Soi-​disant une bonne créa­tion, mais en réa­li­té pleine de misère et de dégoût. (…) Il veut prou­ver que Dieu Lui-​même n’est pas bon, et ain­si nous détour­ner de Lui. (…) Aujourd’hui, l’accusation contre Dieu, c’est avant tout de qua­li­fier Son Eglise d’entièrement mau­vaise, et donc de nous en éloi­gner. L’idée d’une Eglise meilleure, créée par nous-​mêmes, est en fait une pro­po­si­tion du diable, avec laquelle il veut nous éloi­gner du Dieu vivant, par une logique trom­peuse par laquelle nous sommes trop faci­le­ment dupés. Non, même aujourd’hui, l’Eglise n’est pas seule­ment com­po­sée de mau­vais pois­sons et de mau­vaises herbes. L’Eglise de Dieu existe aus­si aujourd’hui, et c’est aujourd’hui l’instrument même par lequel Dieu nous sauve. Il est très impor­tant d’opposer les men­songes et les demi-​vérités du diable avec toute la véri­té : oui, il y a le péché dans l’Eglise et le mal. Mais même aujourd’hui, il y a la Sainte Eglise, qui est indestructible. »

Ce beau pas­sage, s’il est conso­lant, ne doit pas cacher la réa­li­té de la crise déclen­chée par des doc­trines délé­tères répan­dues à pleines mains par de mau­vais pasteurs.

Commentaire

Une analyse limitée

Le diag­nos­tic por­té par Benoît XVI, s’il est sévère et paraît lucide, reste néan­moins dans la ligne symp­to­ma­tique : il décrit la mala­die par ce qui la mani­feste, il remonte à cer­taines de ses causes, mais il est inca­pable d’identifier les causes pro­fondes et véri­tables, ou de nom­mer la mala­die elle-​même. Ce qui a pour consé­quence qu’il ne peut pro­po­ser que des soins pal­lia­tifs, qui, comme cha­cun sait, ne font qu’atténuer les symp­tômes d’une mala­die sans agir sur sa cause.

Certes, la révo­lu­tion liber­taire a pro­fon­dé­ment mar­qué la socié­té dans laquelle nous vivons, et elle abîme les consciences. Mais cette révo­lu­tion fut conco­mi­tante avec le Concile, qui s’était jus­te­ment don­né pour mis­sion de « scru­ter les signes des temps » afin de répondre aux aspi­ra­tions du monde. Ce fai­sant, l’Eglise s’est lan­cée dans un mael­ström de réformes qui a empor­té les fidèles comme les pasteurs.

Alors que mai 68 disait : « du pas­sé fai­sons table rase », Vatican II avait déjà adop­té cet esprit cher­chant à faire de « la tra­di­tion table rase ». Cet esprit est bien pré­sent dans plu­sieurs textes du Concile, comme Dignitatis Humanæ, Unitatis redin­te­gra­tio, Gaudium et Spes, ain­si que dans les dif­fé­rentes décla­ra­tions qui vinrent le clô­tu­rer. Cette révo­lu­tion s’est mani­fes­tée de mul­tiples manières, en par­ti­cu­lier dans les sémi­naires. La jeu­nesse clé­ri­cale et reli­gieuse a été conta­mi­née par l’ambiance d’un monde maté­ria­liste, athée et licencieux.

De même, la révo­lu­tion de mai 68 affir­mait : « il est inter­dit d’interdire ». La théo­lo­gie morale ébran­lée a répé­té ce slo­gan en prô­nant le rela­ti­visme et le refus de régu­la­tion par le magistère.

Les symp­tômes sont donc patents. Mais Benoît XVI refuse d’en retrou­ver les causes dans le Concile et ses réformes, au nom de cette inter­pré­ta­tion biai­sée dont il fut le chantre : la fameuse « her­mé­neu­tique de rup­ture » à laquelle il oppo­sait une « her­mé­neu­tique de la conti­nui­té » cen­sée exo­né­rer Vatican II et le magis­tère sub­sé­quent de toute responsabilité.

Des responsabilités écrasantes

En ces temps trou­blés, ceux de l’époque des années 60 jusqu’à nos jours, il faut affir­mer que l’autorité n’a pas agi effi­ca­ce­ment, ce qui est un signe soit de fai­blesse tra­gique, soit de com­pli­ci­té. Mais n’était-ce pas « saint » Paul VI qui diri­geait la barque de Pierre à cette époque ? Ce « saint » a‑t-​il été faible à ce point, ou complice ?

Lorsqu’un effet est consta­té avec régu­la­ri­té, il mani­feste une cause. Vouloir la limi­ter à une her­mé­neu­tique est insuf­fi­sant. L’induction doit être menée jusqu’au bout et il faut avoir le cou­rage de remon­ter aux germes qui se trouvent dans le Concile, sous peine de renon­cer au prin­cipe de causalité.

D’autant que les mesures prises pour essayer de résoudre le pro­blème mani­festent, à leur tour, cette cause qui pros­père, tel un foyer infec­tieux. Le pape émé­rite est bien obli­gé de recon­naître l’insuffisance du nou­veau Droit Canon, et son inca­pa­ci­té à résoudre les pro­blèmes. Mais qui donc a pro­mul­gué ce Code ? Et qui a ensuite été obli­gé d’échafauder des solu­tions de secours, elles-​mêmes insuf­fi­santes ? N’est-ce pas « saint » Jean-​Paul II ?

Et d’où vient cette insuf­fi­sance ? De ce prin­cipe de liber­té moderne, appli­qué à tra­vers le per­son­na­lisme à toute la légis­la­tion de l’Eglise, la ren­dant inopé­rante. C’est l’autorité qui s’est elle-​même liée les mains en pro­cla­mant qu’elle ne vou­lait plus condam­ner, comme l’attestent les dis­cours de Jean XXIII lors de l’ouverture du Concile et de Paul VI lors de sa clôture.

Quant à la céci­té sur la noci­vi­té de la réforme litur­gique, elle est presque cari­ca­tu­rale. Le pape émé­rite affirme les bonnes inten­tions du Concile et ses belles réa­li­sa­tions. Il constate ensuite que le résul­tat est catas­tro­phique, mais il se garde bien d’arriver à la conclu­sion qui s’impose. Le fait que les évêques ne voient plus l’Eglise que de manière poli­tique ou socio­lo­gique ne le fait pas non plus s’interroger sur la qua­li­té de l’ecclésiologie nou­velle véhi­cu­lée par Lumen gen­tium.

C’est pour­quoi ses pro­po­si­tions pour un redres­se­ment, mal­gré une cer­taine valeur pal­lia­tive, seront inca­pables d’éradiquer la mala­die. Comme le disait Mgr Lefebvre, le moder­nisme est une sorte de sida spi­ri­tuel répan­du dans l’Eglise, qui affai­blit l’organisme en le pri­vant de ses défenses. Ceux qui en sont frap­pés n’ont plus les forces néces­saires pour recon­naître l’agresseur et mettre en œuvre les moyens adap­tés pour l’éliminer. Seule la res­tau­ra­tion de toutes choses dans le Christ, par la fidé­li­té de l’Eglise à sa propre tra­di­tion, à ses rites sacro-​saints, à sa doc­trine révé­lée, à sa morale par­faite et à sa dis­ci­pline mul­ti­sé­cu­laire, pour­ront redres­ser la barque de Pierre et laver notre Sainte Mère des affronts qui la défi­gurent depuis trop longtemps.

Source : La Porte Latine du 16 avril 2019 /​Fsspx.Actualités