Benoît XVI : « bouleversements drastiques de notre foi et profondes évolutions du dogme », S. Magister

Note de la rédac­tion de La Porte Latine :
il est bien enten­du que les com­men­taires repris dans la presse exté­rieure à la FSSPX
ne sont en aucun cas une quel­conque adhé­sion à ce qui y est écrit par ailleurs.

Joseph Ratzinger reprend sa chaire. Non pas la chaire d’é­vêque de Rome, mais celle de pro­fes­seur de théo­lo­gie. Une leçon inat­ten­due, pro­po­sée par le pape émé­rite, à pro­pos des ques­tions capi­tales de la pen­sée chré­tienne d’aujourd’hui.

ROME, le 18 mars 2016 – Ce texte de Joseph Ratzinger, dont les pas­sages les plus impor­tants sont repro­duits ci-​dessous, n’est pas inédit. Il avait déjà été lu par Georg Gänswein, son secré­taire, au cours d’un col­loque orga­ni­sé à Rome par les jésuites de la paroisse romaine du Gesù, entre le 8 et le 10 octobre 2015, alors que le synode consa­cré à la famille avait lieu au Vatican.

Cependant, il y a encore deux jours, ce texte, qui se pré­sente sous la forme d’une inter­view, n’était connu que d’un tout petit nombre de per­sonnes. Tandis que, main­te­nant, il est sur le point d’être publié dans un livre où sont ras­sem­blés les actes de ce col­loque. Mercredi 16 mars, le quo­ti­dien « Avvenire » en a publié de manière anti­ci­pée de larges extraits, en men­tion­nant éga­le­ment le nom de l’auteur de l’interview. Et, quelques heures plus tard, « L’Osservatore Romano » l’a publié dans son intégralité.

Le thème du col­loque était typique de la Compagnie de Jésus : « Au moyen de la foi. Doctrine de la jus­ti­fi­ca­tion et expé­rience de Dieu dans la pré­di­ca­tion de l’Église et dans les Exercices Spirituels ». Et celui qui avait inter­viewé le pape, Jacques Servais, un dis­ciple belge du grand théo­lo­gien Hans Urs von Balthasar, est lui aus­si un jésuite.

Mais ce thème a ser­vi à Ratzinger de point de départ pour s’attaquer aux ques­tions capi­tales qui occupent actuel­le­ment la pen­sée chré­tienne, à par­tir de ce qu’il défi­nit lui-​même comme « des bou­le­ver­se­ments dras­tiques de notre foi » et « de pro­fondes évo­lu­tions du dogme », avec les « crises » dra­ma­tiques qui en sont la consé­quence. Sans hési­ter à liqui­der, comme étant « tout à fait erro­née » à la lumière de la théo­lo­gie tri­ni­taire, une thèse qui a mode­lé la pré­di­ca­tion de l’Église pen­dant des siècles, celle selon laquelle « il fal­lait que le Christ meure sur la croix afin de répa­rer l’offense infi­nie qui avait été faite à Dieu et de réta­blir ain­si l’ordre détruit ».

Ratzinger a éga­le­ment des phrases très éclai­rantes à pro­pos du binôme justice/​miséricorde, avec un ren­voi très bref au pape François, dont les admi­ra­teurs incon­di­tion­nels de l’actuel sou­ve­rain pon­tife ont tiré par­ti. Mais ils ont été promp­te­ment réduits au silence par « L’Osservatore Romano » qui, dans une note en marge, a repous­sé « l’in­ter­pré­ta­tion jour­na­lis­tique » qui réduit l’in­ter­view à « un appui offert par le pape émé­rite à un “par­ti” de la miséricorde ».

Voici donc trois des pas­sages les plus impor­tants de ce texte, qui est le plus long qu’ait écrit Ratzinger depuis sa renon­cia­tion au sou­ve­rain pontificat.

Le texte ori­gi­nal a été rédi­gé en langue alle­mande, mais il a été publié en ita­lien, la tra­duc­tion ayant été effec­tuée par l’auteur de l’interview et révi­sée en der­nier res­sort par le pape émé­rite lui-même.

Sandro Magister

Sources : www.chiesa/Traduction fran­çaise par Antoine de Guitaut, Paris, France/​La Porte Latine du 2 mai 2016

Il suffit de dix justes pour que toute la ville soit sauvée, par Joseph Ratzinger

LE MYSTÈRE DU MAL ET L’ANTIDOTE DE LA MISÉRICORDE

Pour l’homme d’aujourd’hui, par rap­port à l’époque de Luther et à la pers­pec­tive clas­sique de la foi chré­tienne, les choses se sont, en un cer­tain sens, ren­ver­sées ; autre­ment dit, l’homme ne croit plus qu’il a besoin de se jus­ti­fier aux yeux de Dieu, mais au contraire il consi­dère que c’est Dieu qui doit se jus­ti­fier en rai­son de toutes les hor­reurs qui existent dans le monde et face à la misère de l’être humain, toutes choses qui, en der­nière ana­lyse, dépen­draient de lui.

À ce sujet, je trouve révé­la­teur le fait qu’un théo­lo­gien catho­lique aille jusqu’à accep­ter de manière directe et for­melle ce ren­ver­se­ment : le Christ n’aurait pas souf­fert pour les péchés des hommes, mais il aurait plu­tôt, pour ain­si dire, effa­cé les fautes de Dieu. Même si, aujourd’hui, la majo­ri­té des chré­tiens n’est pas d’accord avec un bou­le­ver­se­ment aus­si dras­tique de notre foi, on peut dire que tout cela fait émer­ger une ten­dance de fond de notre époque. […]

Cependant, d’après moi, la per­cep­tion du fait que nous avons besoin de la grâce et du par­don conti­nue à exis­ter, d’une manière dif­fé­rente. À mon avis, le fait que l’idée de la misé­ri­corde de Dieu devienne de plus en plus cen­trale et domi­nante est un « signe des temps ». […] Le pape Jean-​Paul II était pro­fon­dé­ment impré­gné de cet élan, même si cela n’apparaissait pas tou­jours de manière expli­cite. […] C’est seule­ment là où il y a de la misé­ri­corde que s’arrête la cruau­té, que s’arrêtent le mal et la violence.

Le pape François se trouve plei­ne­ment en accord avec cette ligne de pen­sée. Sa pra­tique pas­to­rale s’exprime pré­ci­sé­ment dans le fait qu’il nous parle conti­nuel­le­ment de la misé­ri­corde de Dieu.

C’est la misé­ri­corde qui nous fait aller vers Dieu, tan­dis que la jus­tice nous effraie en sa pré­sence. D’après moi, cela met en évi­dence le fait que, sous le ver­nis de sa sûre­té de soi et de sa propre jus­tice, l’homme d’aujourd’hui dis­si­mule une pro­fonde connais­sance de ses bles­sures et de son indi­gni­té face à Dieu. Il est en attente de la misé­ri­corde. Ce n’est cer­tai­ne­ment pas un hasard si la para­bole du Bon Samaritain est par­ti­cu­liè­re­ment atti­rante pour nos contemporains.

DIEU LE PÈRE SOUFFRE LUI AUSSI, PAR AMOUR

L’opposition entre le Père, qui insiste de manière abso­lue sur la jus­tice, et le Fils, qui obéit au Père et accepte, par son obéis­sance, la cruelle exi­gence de la jus­tice, n’est pas seule­ment incom­pré­hen­sible de nos jours, mais, sur la base de la théo­lo­gie tri­ni­taire, elle est en elle-​même tout à fait erronée.

Le Père et le Fils ne font qu’un ; par consé­quent ils ont « ab intrin­se­co » une unique volon­té. Lorsque, au Jardin des Oliviers, le Fils lutte contre la volon­té du Père, il ne s’agit pas du fait qu’il doit accep­ter pour lui-​même une cruelle déci­sion de Dieu, mais bel et bien du fait que l’humanité doit être atti­rée dans la volon­té de Dieu. […]

Mais alors pour­quoi la croix et l’expiation ? […] Prenons en consi­dé­ra­tion l’incroyable et dégoû­tante quan­ti­té de mal, de vio­lence, de men­songe, de haine, de cruau­té et d’orgueil par laquelle le monde entier est infec­té et détruit. Cette masse de mal ne peut pas être sim­ple­ment décla­rée inexis­tante, pas même par Dieu. Il faut qu’elle soit puri­fiée, retra­vaillée et surmontée.

Jadis Israël était convain­cu que le sacri­fice offert chaque jour pour les péchés et sur­tout la grande litur­gie du jour de l’expiation – yom kip­pour – étaient néces­saires en tant que contre­poids à la masse de mal pré­sente dans le monde et que c’était seule­ment grâce à ce rééqui­li­brage que le monde pou­vait, pour ain­si dire, res­ter sup­por­table. Après la dis­pa­ri­tion des sacri­fices offerts dans le temple, il a fal­lu se deman­der ce qui pou­vait être oppo­sé aux puis­sances supé­rieures du mal, com­ment on pou­vait trou­ver, d’une manière ou d’une autre, un contre­poids. Les chré­tiens savaient que le temple qui avait été détruit avait été rem­pla­cé par le corps res­sus­ci­té du Seigneur cru­ci­fié et que dans son amour radi­cal et incom­men­su­rable un contre­poids à l’incommensurable pré­sence du mal avait été créé. Ils savaient que le Christ cru­ci­fié et res­sus­ci­té est une puis­sance qui peut s’opposer à celle du mal et qui sauve le monde. Et, à par­tir de ces bases, ils ont éga­le­ment pu com­prendre le sens de leurs propres souf­frances, celles-​ci étant insé­rées dans l’amour souf­frant du Christ et fai­sant par­tie de la puis­sance rédemp­trice de cet amour.

J’ai cité, il y a quelques ins­tants, ce théo­lo­gien selon lequel Dieu a dû souf­frir en rai­son des fautes qu’il a com­mises envers le monde. Maintenant, en consé­quence de ce bou­le­ver­se­ment de la pers­pec­tive, voi­ci qu’apparaît la véri­té sui­vante : Dieu ne peut tout sim­ple­ment pas lais­ser telle qu’elle est la masse de mal qui découle de la liber­té que Lui-​même a concé­dée. Il n’y a que lui qui, en venant faire par­tie de la souf­france du monde, puisse rache­ter le monde.

À par­tir de ces bases, le rap­port entre le Père et le Fils devient plus per­cep­tible. Je repro­duis ici, sur ce sujet, un pas­sage, qui me paraît très clair, du livre qu’Henri de Lubac a consa­cré à Origène :

« Le Rédempteur est entré dans le monde par com­pas­sion envers le genre humain. Il a pris sur lui nos “pas­sions” avant même d’être cru­ci­fié… Mais quelle a été cette souf­france qu’il a sup­por­tée d’avance pour nous ? C’est la pas­sion de l’amour. Mais le Père lui-​même, le Dieu de l’univers, lui qui est débor­dant d’indulgence, de patience, de misé­ri­corde et de com­pas­sion, ne souffre-​t-​il pas, lui aus­si, en un cer­tain sens ? Le Père lui-​même n’est pas sans pas­sions ! Si on l’invoque, alors Il connaît la misé­ri­corde et la com­pas­sion. Il per­çoit une souf­france d’amour ».

Dans cer­taines régions d’Allemagne, il a exis­té une forme de dévo­tion très émou­vante qui contem­plait « die Not Gottes », la misère de Dieu. L’image du « trône de grâce » fait éga­le­ment par­tie de cette dévo­tion : le Père sou­tient la croix et le cru­ci­fié, il se penche sur celui-​ci avec amour et, pour ain­si dire, il est avec lui sur la croix.

Ainsi, d’une manière gran­diose et pure, on per­çoit là ce que signi­fient la misé­ri­corde de Dieu et la par­ti­ci­pa­tion de Dieu à la souf­france de l’homme. Il ne s’agit pas d’une jus­tice cruelle, pas plus que du fana­tisme du Père, mais bel et bien de la véri­té et de la réa­li­té de la créa­tion : du véri­table dépas­se­ment intime du mal qui, en der­nière ana­lyse ne peut se réa­li­ser que dans la souf­france de l’amour.

FOI CHRÉTIENNE ET SALUT DES INFIDÈLES

Il n’est pas dou­teux que, sur ce point, nous soyons face à une pro­fonde évo­lu­tion du dogme. […] S’il est vrai que les grands mis­sion­naires du XVIe siècle étaient encore convain­cus que qui­conque n’est pas bap­ti­sé est per­du pour tou­jours – et cela explique leur enga­ge­ment mis­sion­naire – cette convic­tion a été défi­ni­ti­ve­ment aban­don­née dans l’Église catho­lique d’après le concile Vatican II.

De cette situa­tion résulte une double et pro­fonde crise. D’un côté, il semble que toute moti­va­tion à un futur enga­ge­ment mis­sion­naire soit ain­si sup­pri­mée. Pourquoi donc faudrait-​il s’efforcer de convaincre des gens d’accepter la foi chré­tienne alors qu’ils peuvent être sau­vés même sans elle ?

Mais, même chez les chré­tiens, une ques­tion s’est posée : le carac­tère obli­ga­toire de la foi et de la manière de vivre qui en résulte est deve­nu incer­tain et pro­blé­ma­tique. S’il y a des gens qui peuvent par­ve­nir au salut même par d’autres moyens, on ne com­prend plus très bien, en fin de compte, pour­quoi les chré­tiens eux-​mêmes sont liés aux exi­gences de la foi chré­tienne et à sa morale. Si la foi et le salut ne sont plus inter­dé­pen­dants, même la foi devient sans motif.

Ces der­niers temps, il y a eu plu­sieurs for­mu­la­tions qui ont été essayées dans le but de conci­lier la néces­si­té uni­ver­selle de la foi chré­tienne avec la pos­si­bi­li­té de par­ve­nir au salut sans celle-ci.

J’en rap­pel­le­rai deux ici : tout d’abord la thèse bien connue des chré­tiens ano­nymes, due à Karl Rahner. […] Il est vrai que cette théo­rie est fas­ci­nante, mais elle réduit le chris­tia­nisme lui-​même à une pure pré­sen­ta­tion consciente de ce que l’être humain est en soi et par consé­quent elle néglige le drame du chan­ge­ment et du renou­vel­le­ment qui est cen­tral dans le christianisme.

Il y a une solu­tion encore moins accep­table : c’est celle que pro­posent les théo­ries plu­ra­listes de la reli­gion, d’après les­quelles toutes les reli­gions, cha­cune à sa manière, seraient des voies de salut et, en ce sens, elles devraient être consi­dé­rées comme se valant les unes les autres quant à leurs effets. La cri­tique de la reli­gion telle qu’elle a été pra­ti­quée par l’Ancien Testament, par le Nouveau Testament et par l’Église pri­mi­tive, est essen­tiel­le­ment plus réa­liste, plus concrète et plus vraie dans l’examen appro­fon­di qu’elle fait des dif­fé­rentes reli­gions. Une manière de voir aus­si sim­pliste n’est pas pro­por­tion­née à l’importance de la question.

Nous pen­sons en par­ti­cu­lier à Henri de Lubac et, en même temps qu’à lui, à quelques autres théo­lo­giens qui ont mis l’accent sur le concept de sub­sti­tu­tion. […] Le Christ, étant unique, était et est pour tous les hommes ; et les chré­tiens – qui, pour reprendre la gran­diose image créée par Paul, consti­tuent son corps en ce monde – par­ti­cipent de cet « être pour ». Pour dire les choses autre­ment, on n’est pas chré­tien pour soi-​même mais on l’est bel et bien, avec le Christ, pour les autres.

Il ne s’agit pas là d’une sorte de ticket spé­cial pour entrer dans la béa­ti­tude éter­nelle, mais bien de la voca­tion à construire l’ensemble, le tout. Ce qui est néces­saire à l’être humain dans l’ordre du salut, c’est l’ouverture intime à Dieu, l’attente et l’adhésion intime à Dieu, et cela signi­fie, en sens inverse, que nous allons, avec le Seigneur que nous avons ren­con­tré, vers les autres et que nous essayons de leur rendre per­cep­tible la venue de Dieu en Jésus-Christ. […]

Je pense que, dans la situa­tion actuelle, ce que le Seigneur a dit à Abraham devient de plus en plus clair et com­pré­hen­sible pour nous, à savoir que dix justes auraient suf­fi pour per­mettre la sur­vie d’une ville, mais que celle-​ci se détruit elle-​même dans le cas où ce petit nombre de justes n’est pas atteint. Il est clair que nous devons réflé­chir davan­tage à toute cette question.

Benoît XVI, pape émé­rite – Extrait des Actes du col­loque qui s’est tenu à Rome entre le 8 et le 10 octobre 2015

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