« Figaro » du 16 juillet 2007 – Réaction du Père André Gouzes-Vidal

Père André Gouzes-​Vidal Dominicain, rec­teur de l’ab­baye de Sylvanès, auteur de la Liturgie cho­rale du Peuple de Dieu.

Oui à la ten­ta­tive d’une récon­ci­lia­tion avec des frères chré­tiens, mais à condi­tion d’al­ler au bout du dia­logue ! Oui à l’hé­ri­tage cultu­rel et spi­ri­tuel de l’Église latine ! Oui à la sym­bo­lique pro­fonde de cer­tains de ses rites oubliés ! Oui à la diver­si­té, et pour­quoi pas à une par­ti­cu­la­ri­té latine dans l’ex­pres­sion actuelle de sa prière. L’Orient chré­tien en donne un bel exemple. Et l’Occident d’a­vant la Contre-​Réforme connais­sait de nom­breuses sur­vi­vances de rites véné­rables remon­tant aux ori­gines de l’Église.

L’universalité de l’Église pro­cède bien plus de l’an­nonce cou­ra­geuse de sa foi, de l’es­pé­rance qu’elle offre au monde et de l’a­mour sau­veur, que d’une seule culture litur­gique. Et le Concile a offert à des peuples nou­veaux la libé­ra­li­té de se construire une per­son­na­li­té qui leur soit propre dans les formes de leur célé­bra­tion. Alors au nom de cette « ampli­tude » de la catho­li­ci­té, de sa voca­tion à l’u­ni­ver­sel, il est pos­sible qu’un cou­rant tra­di­tio­na­liste puisse trou­ver sa place, dans la paix, dans la plu­ra­li­té des formes, au sein d’une même com­mu­nion. Pour ma part, j’at­teste ma filia­tion à la grâce du Concile. Je suis rede­vable du tra­vail réa­li­sé en France et ailleurs par les grands « sour­ciers » du mou­ve­ment litur­gique que furent les Romano Guardini, Duployé, Bouyer, Martimor. J’appartiens à ce cou­rant fra­gile où mémoire de l’Église, fidé­li­té et créa­tion, beau­té du culte et convi­via­li­té des célé­bra­tions, sens du mys­tère et pré­di­ca­tion évan­gé­lique à l’homme d’au­jourd’­hui se conjoignent.

L’abbaye de Sylvanès, où nous dif­fu­sons une litur­gie en une dou­zaine de langues, en témoigne. Des cou­rants divers de l’Église s’y ren­contrent. Nous témoi­gnons d’une récep­tion heu­reuse et inven­tive du Concile, dans sa rigueur autant que dans son ouver­ture à une créa­tion exi­geante. Alors pour­quoi avec d’autres nous sentons-​nous inquiets, comme tant de prêtres, de fidèles et d’é­vêques ? Parce que les enjeux nous paraissent ailleurs, parce qu’ils sont cachés, tant par le ton de pater­nelle bien­veillance du docu­ment que par sa seule insis­tance aux ques­tions d’or­do litur­gique, de rubrique, de langue.

Ce qui en toute fran­chise nous inquiète, ce sont les col­lu­sions idéo­lo­giques qui sous-​tendent ces ten­dances reli­gieuses, leur fon­da­men­ta­lisme théo­lo­gique et ecclé­sio­lo­gique, voire leur goût ances­tral pour l’au­to­ri­ta­risme. Tout cela peut don­ner le change, der­rière les dou­ceurs mys­tiques du latin et des belles cérémonies.

Leurs retrou­vailles avec l’Église sont-​elles sin­cères jus­qu’au bout ? Jusqu’au point d’ac­cep­ter les grandes pers­pec­tives du Concile sur la « col­lé­gia­li­té », sur le dia­logue œcu­mé­nique, sur la ren­contre sin­cère avec le judaïsme, sur le renou­vel­le­ment de nos regards envers les reli­gions du monde, sur l’ur­gence d’une atten­tion à por­ter aux rap­ports de l’Église et de la moder­ni­té ? Parmi bien des argu­ments enten­dus, il y a le « sens du sacré ». Sa supé­rio­ri­té est mise en avant par les défen­seurs des anciens rites. Mais quel sacré ? Sacré de révé­rence et de majes­té, sacré de cour, de crainte et de pesanteur ?

S’il y a un sacré typi­que­ment chré­tien, il est « de grâce ». Sa beau­té est de joie, son obé­dience natu­relle et sur­na­tu­relle est de fra­ter­ni­té. Car on ne célèbre pas pour faire adve­nir le sacré mais « la Présence ». Et dans le mys­tère du corps du Christ qu’est l’Église, cette pré­sence est tout entière du Christ et du frère. L’Un nous révèle l’Autre. Le même amour qui s’y échange est à la fois la racine et le fruit. Voilà la révo­lu­tion évan­gé­lique du sacré. Le sacré n’existe pas seule­ment comme culte, mais comme éthique de la ren­contre pour la trans­fi­gu­ra­tion de l’homme et du monde. Toute litur­gie qui ne creuse pas une « faim d’a­gape » peut s’é­va­der dans l’ir­réel, le nar­cis­sisme esthète, ou pire : le men­songe pharisien !

Mais ce qui est plus inquié­tant dans le texte du motu pro­prio est le mode de fonc­tion­ne­ment des auto­ri­sa­tions de célé­bra­tions et les « recours » pos­sibles en cas de refus. La litur­gie, signe d’u­ni­té d’un corps ecclé­sial, va connaître des situa­tions de crises et de divi­sions, aus­si bien dans les com­mu­nau­tés reli­gieuses que dans les paroisses. L’autorité des pas­teurs sera com­pro­mise et cela jus­qu’à l’é­vêque. Dans le contexte d’une éro­sion constante de la pra­tique, cela peut lui por­ter un coup fatal.

Ce texte peut ame­ner à des conduites de déla­tion. L’ignorance aidant la confu­sion, il nous est arri­vé cela à pro­pos du pain eucha­ris­tique que nous uti­li­sons. Symboliquement par­lant, sa dimen­sion et sa tex­ture per­mettent d’ac­com­plir un rite cré­dible de frac­tion. La simple dif­fé­rence de pré­sen­ta­tion a suf­fi à déclen­cher des réflexes d’im­pré­ca­tions et de menaces ! L’autorité s’af­fai­blit à vou­loir trop inter­ve­nir dans la ges­tion de ces choses. La foi s’y rabougrit.

Le motu pro­prio, que suit de très près le texte Réponses à des ques­tions concer­nant cer­tains aspects de la doc­trine de l’Église, sème décou­ra­ge­ment et confu­sion dans l’es­prit de nom­breux fidèles. Pour cer­tains même, le « pas-​de-​deux » de ces avan­cées et de ces reculs, ouvre un doute pro­fond sur les modes d’exer­cice du magis­tère. En effet, sans aucun esprit par­ti­san, ils avaient accueilli l’im­mense souffle d’ou­ver­ture et de cha­ri­té chré­tienne de ce Concile, le plus pro­pre­ment uni­ver­sel et catho­lique de l’his­toire latine. Ils y avaient lu et reçu l’œuvre de l’Esprit.

Ceux-​là vont y perdre le peu de latin qui leur reste et beau­coup de leur confiance en Rome et en l’Église.

Père André Gouzes-Vidal

Le Figaro