Evénements : un regard extérieur

« La Porte latine vous pro­pose une ana­lyse des « évé­ne­ments » vus par « un obser­va­teur de l’ex­té­rieur », Yves Chiron, Professeur d’Histoire reli­gieuse. »
« Nous remer­cions mon­sieur Yves Chiron de nous avoir gra­cieu­se­ment auto­ri­sé à publier son étude extraite de sa revue numé­ro 69, du 16 jan­vier 2005. »

Crise d’autorité et/​ou crise d’identité

L’abbé Régis de Cacqueray, Supérieur du dis­trict de France de la Fraternité Saint-​Pie X, en pré­sen­tant ses voux pour 2005, a esti­mé que l’an­née écou­lée avait été, pour la FSSPX, « riche en grâces et en épreuves ». Parmi les « épreuves », il cite comme la plus dou­lou­reuse « l’af­faire de la muti­ne­rie bordelaise ».

On ne rap­pel­le­ra pas ici les dif­fé­rents épi­sodes de cette « muti­ne­rie » – qui a encore des pro­lon­ge­ments -, même si les évé­ne­ments et leurs enjeux n’ont guère été com­pris par la presse, hor­mis les publi­ca­tions tra­di­tio­na­listes ou proches du milieu traditionaliste.

Au fil des semaines, puis des mois, les péri­pé­ties et les argu­ments, les pré­textes et les jus­ti­fi­ca­tions des uns et des autres sont pas­sés au second plan et des dif­fé­rends fon­da­men­taux ont com­men­cé à être expri­més publi­que­ment. Des dif­fé­rends qui portent sur la concep­tion spi­ri­tuelle du sacer­doce et sur les méthodes de l’a­pos­to­lat.
Sans pré­tendre pré­sen­ter de manière exhaus­tive les deux concep­tions en pré­sence, on relè­ve­ra sim­ple­ment les argu­ments les plus signi­fi­ca­tifs des uns et des autres.

Les « règles exactes »

Dans le n° 266 de Mascaret (novembre 2004), l’ab­bé Christophe Héry, exclu de la FSSPX pour avoir sou­te­nu l’ab­bé Philippe Laguérie, explique la crise des mois pas­sés par ce qu’il estime être une « concep­tion erro­née de la sain­te­té sacer­do­tale » : « Il se répand, écrit-​il, une concep­tion erro­née de la sain­te­té sacer­do­tale prise comme but du sacre­ment, rap­por­tée seule­ment au sacri­fice inté­rieur et pré­ten­du­ment mise en dan­ger par la « dis­si­pa­tion » du minis­tère. » Il rejette l’ac­cu­sa­tion d” « acti­visme » por­tée contre les prêtres sanc­tion­nés ou admonestés.

D’autre part, sur dif­fé­rents sites inter­nau­tiques (Item puis Le Forum catho­lique), un prêtre de la FSSPX, qui signe sim­ple­ment « Daniel », a pris la défense des abbés Laguérie, Héry et de Tanoüarn. Faisant réfé­rence aux règles de vie pré­cises défi­nies par les sta­tuts de la FSSPX, il écrit avec une fran­chise bru­tale, que les inté­res­sés auront d’ailleurs pu juger mal­adroite : « la règle est faite pour la sain­te­té sacer­do­tale et non le prêtre pour la règle. Et si les abbés Laguérie et Héry étaient de bons prêtres sans appli­quer les règles exactes de la Fraternité. (.) Et com­bien d’autres prêtres ne suivent pas les sta­tuts, mais ne sont pas inquié­tés parce qu’ils n’ouvrent pas d’é­glises en vexant les autorités. »

L’américanisme

Ce qui est en jeu, dans la crise de Bordeaux, est donc bien une concep­tion diver­gente du sacer­doce et de l’a­pos­to­lat. Au sein de la FSSPX, deux voix auto­ri­sées l’ont clai­re­ment affir­mé ces der­niers temps. L’abbé de Cacqueray, sur le site offi­ciel de la FSSPX, La Porte Latine, écrit : « La réponse à nos dif­fi­cul­tés ne consis­te­ra cer­tai­ne­ment pas à retom­ber dans les erreurs de l’a­mé­ri­ca­nisme et à envi­sa­ger l’a­pos­to­lat en lui-​même comme le moyen unique de notre sanc­ti­fi­ca­tion. Il peut certes y contri­buer for­te­ment mais dans la mesure où il est bien comme un débor­de­ment de notre vie inté­rieure. Autrement, il est mal­heu­reu­se­ment pos­sible de ren­con­trer des apôtres qui se des­sèchent dans un apos­to­lat deve­nu très humain. »

La réfé­rence à l” « amé­ri­ca­nisme » est dis­crète et pour­tant elle peut être com­prise comme la clef de lec­ture de la crise actuelle par le Supérieur de dis­trict. Si l’on se réfère à la lettre de Léon XIII qui, en 1899, a condam­né l’a­mé­ri­ca­nisme, on lit les reproches sui­vants : « Ils pensent qu’il faut intro­duire une cer­taine liber­té dans l’Eglise, afin que la puis­sance et la vigi­lance de l’au­to­ri­té étant, jus­qu’à un cer­tain point, res­treintes, il soit per­mis à chaque fidèle de déve­lop­per plus libre­ment son ini­tia­tive et son acti­vi­té. (.) ces ama­teurs de nou­veau­tés vantent outre mesure les ver­tus natu­relles comme si elles répon­daient davan­tage aux mœurs et aux besoins de notre temps, et comme s’il était pré­fé­rable de les pos­sé­der, parce qu’elles dis­po­se­raient mieux à l’ac­ti­vi­té et à l’éner­gie. (.) À cette opi­nion sur les ver­tus natu­relles se rat­tache étroi­te­ment une autre opi­nion qui par­tage comme en deux classes toutes les ver­tus chré­tiennes : les pas­sives et les actives, sui­vant leur expres­sion. Ils ajoutent que les pre­mières conve­naient mieux aux siècles pas­sés, tan­dis que les secondes sont mieux adap­tées au temps pré­sent. Que faut-​il pen­ser de cette divi­sion des ver­tus ? La réponse est évi­dente, car de ver­tu vrai­ment pas­sive, il n’en existe pas et il n’en peut exis­ter. » (Lettre Testem bene­vo­len­tiæ au card. Gibbons, 22.1.1899, Actes de Léon XIII, t. V).

Certaines des erreurs de l’a­mé­ri­ca­nisme ont-​elles été reprises, muta­tis mutan­dis, par les abbés Laguérie, Héry et de Tanoüarn ? Le texte de l’ab­bé de Cacqueray ne l’af­firme pas, pas plus qu’il ne cite aucun nom de per­sonnes. Mais la réfé­rence doc­tri­nale est explicite.

On ajou­te­ra qu’a­vant même la crise bor­de­laise, l’ab­bé de Cacqueray a, dans son gou­ver­ne­ment du District de France, a vou­lu ren­for­cer la vie spi­ri­tuelle et la vie com­mu­nau­taire des prêtres de la FSSPX dans leur prieu­ré ou leur école. Aussi, au-​delà de la ques­tion de l’o­béis­sance, il inter­prète la crise bor­de­laise comme une crise de l’i­den­ti­té sacer­do­tale chez cer­tains prêtres de la Fraternité Saint-​Pie X.

On relie­ra à ce sou­ci du Supérieur de dis­trict, l’in­ter­ven­tion remar­quée de l’ab­bé Michel Simoulin. Ancien curé de Saint-​Nicolas-​du-​Chardonnet et ancien supé­rieur du dis­trict d’Italie, aujourd’­hui aumô­nier du Cours Saint-​Thomas d’Aquin à Romagne, il a répon­du avec une clar­té tran­chante à l’ar­ticle de l’ab­bé Héry sur la sain­te­té sacer­do­tale. Il écrit, dans un texte repro­duit sur le site La Porte Latine :

« La fina­li­té de la Fraternité est clai­re­ment expri­mée dans ses Statuts. Il s’a­git bel et bien de la for­ma­tion des saints prêtres et de l’aide aux prêtres pour la pré­ser­va­tion de cette sain­te­té, afin de don­ner à l’Eglise des prêtres aptes à obte­nir « le salut des hommes pour la gloire de Dieu ».

La fina­li­té du sémi­naire est « la for­ma­tion de prêtres zélés et géné­reux » (décret d’é­rec­tion de la Fraternité, 1.11.1970), c’est-​à-​dire pré­pa­rer des can­di­dats au sacer­doce suf­fi­sam­ment munis des ver­tus néces­saires au sacer­doce, à savoir la science suf­fi­sante et la sain­te­té de vie, ou une ver­tu émi­nente (cf. saint Thomas, Suppl. 35, 1 ad 3 – 35,4 – 36,1 et 2).

Cela dit, tout est dit et tout est clair. La confu­sion et le malaise ne peuvent exis­ter que chez les prêtres qui n’ad­mettent pas ou sup­portent dif­fi­ci­le­ment les contraintes et les condi­tions de vie que leur imposent les Statuts de la Fraternité dans le but de leur conser­ver les ver­tus néces­saires à l’exer­cice fruc­tueux de leur apostolat. »

Des précédents historiques

La crise que tra­verse la FSSPX depuis quelques mois n’est pas la pre­mière de son his­toire. Comme dans toute socié­té reli­gieuse, la Fraternité sacer­do­tale, créée il y a trente-​cinq ans par Mgr Lefebvre, a connu des départs, des scis­sions et des exclu­sions. En 1980, l’ab­bé Claude Barthe, ordon­né prêtre à Ecône l’an­née pré­cé­dente, est expul­sé de Saint-​Nicolas du Chardonnet pour sédé­va­can­tisme. En 1988, plu­sieurs prêtres qui refusent d’ap­prou­ver les sacres épis­co­paux accom­plis cette année-​là par Mgr Lefebvre, fondent la Fraternité Saint-​Pierre recon­nue par le Saint-​Siège. Sans être exhaus­tif, on pour­rait citer encore, plus récem­ment, la fon­da­tion de l’Institut Saint-​Philippe Néri, à Berlin, par l’ab­bé Goesche, ancien membre de la FSSPX ; l’Institut a été recon­nu par le Saint-​Siège en 2004.

Mais, de l’a­vis même du Supérieur de dis­trict actuel, la crise bor­de­laise (et pari­sienne) a été « la plus lourde des croix ren­con­trées par le dis­trict de France cette année et, aux dires des plus anciens de la Tradition, depuis sa fondation ».

Cette crise n’est-​elle qu’un épi­sode de plus d’une his­toire déjà longue, épi­sodes inévi­tables dans des socié­tés reli­gieuses qui sont aus­si des socié­tés d’hommes où s’af­frontent opi­nions diver­gentes et tem­pé­ra­ments dif­fé­rents ? Ou est-​elle le révé­la­teur d’une crise plus pro­fonde et plus fon­da­men­tale comme en ont connue dans leurs pre­mières décen­nies nombre d’ordres reli­gieux et de congré­ga­tions ? Des crises qui leur ont per­mis de mieux défi­nir leur voca­tion spé­ci­fique et de mieux éta­blir leurs struc­tures de fonctionnement.

On ne pren­dra que deux exemples dans le pas­sé : la « refon­da­tion » des Constitutions de l’ordre capu­cin en 1536, onze ans après les débuts de cette nou­velle famille fran­cis­caine ; et la crise « por­tu­gaise » qui affecte les Jésuites en 1553, près de vingt ans après le célèbre vœu de Montmartre (15.8.1534).

L’ordre capu­cin fut, à son ori­gine, une volon­té de retour­ner aux sources les plus pures du fran­cis­ca­nisme. En 1525, un fran­cis­cain de l’Observance, Matteo de Bascio quit­ta secrè­te­ment son couvent pour deman­der au pape de vivre en ermite selon la tra­di­tion fran­cis­caine. Après bien des péri­pé­ties, deux autres reli­gieux, Ludovico de Fossombrone et son frère Raffaele, le rejoi­gnirent. En 1529, la jeune congré­ga­tion, approu­vée l’an­née pré­cé­dente par le pape Clément VII, tint un pre­mier Chapitre géné­ral à Albacina au cours duquel furent rédi­gées les pre­mières Constitutions de l’ordre. L’expansion que connurent les Capucins n’empêcha qu’ils connurent dans les années sui­vantes de graves crises[1] : les Franciscains de l’Observance faillirent réus­sir à obte­nir la sup­pres­sion de la jeune congré­ga­tion puis les deux pre­miers Ministres géné­raux (Matteo de Bascio et Ludovico de Fossombrone) quit­tèrent suc­ces­si­ve­ment leur ordre, la même année (1536). Mais les Capucins sur­ent réagir à ces crises suc­ces­sives en adop­tant, en 1536 aus­si, de nou­velles Constitutions qui, sans rompre avec les prin­cipes défi­nis à Albacina, intro­dui­saient les adap­ta­tions nécessaires.

Chez les Jésuites, un des fon­da­teurs, Simon Rodriguez, entra en conflit avec saint Ignace de Loyola après quelques années. Ce fut, dit un des his­to­riens récents de la Compagnie de Jésus, « une crise d’au­to­ri­té et d’i­den­ti­té » [2]. Rodriguez était pro­vin­cial de la Compagnie au Portugal. On lui repro­cha de tolé­rer ou d’en­cou­ra­ger des pra­tiques de péni­tence trop sévères et aus­si « le carac­tère incons­tant et arbi­traire de son gou­ver­ne­ment ». Convoqué à Rome par saint Ignace pour dis­cu­ter de la situa­tion de la Compagnie au Portugal, Rodriguez ne s’y ren­dit que bien plus tard. Il y cri­ti­qua cer­taines par­ties des Constitutions de la Compagnie de Jésus. Finalement, saint Ignace nom­ma un nou­veau Provincial pour le Portugal et nom­ma Rodriguez Provincial de l’Aragon. Celui-​ci n’ob­tem­pé­ra qu’a­vec beau­coup de dif­fi­cul­tés. La crise por­tu­gaise n’é­tait pas finie. Saint Ignace char­gea Miguel de Torres de mener une visite de la Province. Elle se sol­da par le départ ou le ren­voi de plu­sieurs dizaines de jésuites. Puis, pré­tex­tant des ennuis de san­té, Rodriguez revint au Portugal. Saint Ignace eut beau­coup de peine à lui faire quit­ter Lisbonne et à le faire venir à Rome.

Jugé cou­pable de déso­béis­sance, Rodriguez fut sanc­tion­né par une assi­gna­tion à rési­dence. De ces dif­fé­rents épi­sodes, résu­més à grands traits, on retien­dra le juge­ment de John O’Malley : « C’est dans ce contexte [la crise por­tu­gaise] qu’Ignace adresse aux membres de la pro­vince du Portugal sa lettre sur l’o­béis­sance, datée du 26 mars 1553, de toute sa cor­res­pon­dance, peut-​être la plus célèbre. Il n’est pas dou­teux que les évé­ne­ments du Portugal aient urgé son carac­tère appuyé sur l’o­béis­sance dans la Compagnie, et aient été aus­si l’oc­ca­sion de la défi­nir plus étroi­te­ment comme idéal de la vie reli­gieuse. La lettre est bien­tôt impri­mée et il est requis de la lire à table dans toutes les mai­sons de la Compagnie à inter­valles réguliers. »

La crise qu’a connue et que connaît la FSSPX est-​elle assi­mi­lable à la crise d’i­den­ti­té qui a affec­té, dans les pre­mières décen­nies de leur his­toire, ces deux grands ordres reli­gieux ? Il n’ap­par­tient sans doute pas à un obser­va­teur exté­rieur d’ap­por­ter une réponse péremptoire.

Le pro­chain Chapitre géné­ral de la FSSPX aura lieu en 2006. Un nou­veau Supérieur géné­ral y sera élu. L’actuel Supérieur géné­ral, Mgr Fellay, peut y être réélu pour un nou­veau man­dat de douze ans ou un autre can­di­dat peut le rem­pla­cer. Quoi qu’il en soit, ce pro­chain Chapitre géné­ral pour­rait être l’oc­ca­sion de modi­fier ou de pré­ci­ser les Statuts qui régissent actuel­le­ment la FSSPX.

La Fraternité sacer­do­tale Saint-​Pie‑X n’est pas, actuel­le­ment, une congré­ga­tion reli­gieuse dont les membres prêtent des voux de reli­gion (pau­vre­té, chas­te­té, obéis­sance). Le pro­chain Chapitre géné­ral pour­rait modi­fier les Statuts actuels qui défi­nissent l’i­den­ti­té sacer­do­tale de ses membres et la spé­ci­fi­ci­té de la voca­tion de la FSSPX. Cela passerait-​il par une insis­tance plus grande, dans les Statuts, sur la pra­tique des ver­tus qui cor­res­pondent aux voux tra­di­tion­nels de religion ?

Encore une fois, ce n’est pas à un obser­va­teur exté­rieur à s’im­mis­cer dans une ques­tion aus­si essen­tielle. On relè­ve­ra néan­moins, pour finir, l’in­sis­tance avec laquelle l’ab­bé de Cacqueray évoque le néces­saire recen­trage de la FSSPX sur la « vie inté­rieure », comme moyen pre­mier de l’apostolat :

« Nous pen­sons devoir évo­quer ici les ver­tus évan­gé­liques d’o­béis­sance, de pau­vre­té et de chas­te­té. Certes, ni les prêtres de la Tradition, ni les fidèles, ne pro­noncent les voux qui cor­res­pondent aux deux pre­mières mais ne doivent-​ils pas riva­li­ser d’au­tant plus avec les socié­tés reli­gieuses pour en pos­sé­der l’es­prit encore mieux qu’elles ? (.) ce n’est pas par l’es­ca­mo­tage de la vie inté­rieure que nous obtien­drons un apos­to­lat plus fécond mais c’est dans la pra­tique d’une per­fec­tion évan­gé­lique supé­rieure que se forment les plus géné­reux apôtres de Jésus-Christ. »

Yves Chiron

Notules

[1] P. Mariano D’Alatri, I Cappucini. Storia d’une fami­glia fran­ces­ca­na, Rome, Istituto Storico dei Cappucini, 1994 et Ludovico da Fossombrone e l’or­dine dei Cappuccini, sous la direc­tion de Vincenzo Criscuolo, Rome, Istituto Storico dei Cappucini, 1994.
[2] P. John W. O’Malley s.j., Les pre­miers jésuites. 1540–1565, Desclée De Brouwer/​Bellarmin, 1999.