Pie XI

259ᵉ pape ; de 1922 à 1939

15 mai 1931

Lettre encyclique Quadragesimo Anno

Sur la restauration de l'ordre social, en pleine conformité avec les préceptes de l'Évangile, à l'occasion du quarantième anniversaire de l'Encyclique Rerum Novarum

Donnée Rome, près Saint-​Pierre, le 15 mai 1931

Aux patriarches, pri­mats, arche­vêques, évêques et autres ordi­naires de lieu, en paix et com­mu­nion avec le siège apos­to­lique ain­si qu’aux fidèles de l’Univers catho­lique tout entier

Quarante ans1 s’é­tant écou­lés depuis la publi­ca­tion de la magis­trale ency­clique de Léon XIII, Rerum nova­rum2, l’u­ni­vers catho­lique tout entier, dans un grand élan de recon­nais­sance, a entre­pris de com­mé­mo­rer avec l’é­clat qu’il mérite ce remar­quable document.

Il est vrai qu’à cet insigne témoi­gnage de sa sol­li­ci­tude pas­to­rale, Notre Prédécesseur avait pour ain­si dire pré­pa­ré les voies par d’autres Lettres sur la famille et le véné­rable sacre­ment de mariage3, ces fon­de­ments de la socié­té humaine ; sur l’o­ri­gine du pou­voir civil4 et l’ordre des rela­tions qui l’u­nissent à l’Église5 ; sur les prin­ci­paux devoirs des citoyens chré­tiens6, contre les erreurs du socia­lisme7 et les fausses théo­ries de la liber­té humaine8 ; et d’autres encore où se révèle plei­ne­ment sa pen­sée. Mais ce qui dis­tingue entre toutes l’en­cy­clique Rerum nova­rum, c’est qu’à une heure très oppor­tune où s’en fai­sait sen­tir une par­ti­cu­lière néces­si­té, elle a don­né à l’hu­ma­ni­té des direc­tives très sûres pour résoudre les dif­fi­ciles pro­blèmes que pose la vie en socié­té, et dont l’en­semble consti­tue la ques­tion sociale.

Au déclin du XIXe siècle, l’é­vo­lu­tion éco­no­mique et les déve­lop­pe­ments nou­veaux de l’in­dus­trie ten­daient, en presque toutes les nations, à divi­ser tou­jours davan­tage la socié­té en deux classes : d’un côté, une mino­ri­té de riches jouis­sant à peu près de toutes les com­mo­di­tés qu’offrent en si grande abon­dance les inven­tions modernes ; de l’autre, une mul­ti­tude immense de tra­vailleurs réduits à une angois­sante misère et s’ef­for­çant en vain d’en sortir.

Cette situa­tion était accep­tée sans aucune dif­fi­cul­té par ceux qui, lar­ge­ment pour­vus des biens de ce monde, ne voyaient là qu’un effet néces­saire des lois éco­no­miques et aban­don­naient à la cha­ri­té tout le soin de sou­la­ger les mal­heu­reux, comme si la cha­ri­té devait cou­vrir ces vio­la­tions de la jus­tice que le légis­la­teur humain tolé­rait et par­fois même sanc­tion­nait. Mais les ouvriers, dure­ment éprou­vés par cet état de choses, le sup­por­taient avec impa­tience et se refu­saient à subir plus long­temps un joug si pesant. Certains d’entre eux, mis en effer­ves­cence par de mau­vais conseils, aspi­raient au bou­le­ver­se­ment total de la socié­té. Et ceux-​là mêmes que leur édu­ca­tion chré­tienne détour­nait de ces mau­vais entraî­ne­ments res­taient convain­cus de l’ur­gente néces­si­té d’une réforme profonde.

Telle était aus­si la per­sua­sion de nom­breux catho­liques, prêtres et laïcs, qu’une admi­rable cha­ri­té incli­nait depuis si long­temps vers les misères immé­ri­tées du peuple et qui se refu­saient à admettre qu’une si criante inéga­li­té dans le par­tage des biens de ce monde répon­dît aux vues infi­ni­ment sages du Créateur.

Et ils cher­chaient sin­cè­re­ment le moyen de remé­dier au désordre qui affli­geait alors la socié­té et de pré­ve­nir effi­ca­ce­ment les maux plus graves encore qui la mena­çaient. Mais telle est l’in­fir­mi­té de l’es­prit humain, même chez les meilleurs, que, repous­sés d’un côté comme de dan­ge­reux nova­teurs, para­ly­sés de l’autre par les diver­gences de vues qui se mani­fes­taient même dans leurs rangs, ils hési­taient entre les diverses écoles, ne sachant dans quelle direc­tion s’orienter.

Dans ce conflit qui divi­sait si pro­fon­dé­ment les esprits, non sans dom­mage pour la paix, une fois de plus tous les yeux se tour­nèrent vers la Chaire de Pierre, dépo­si­taire sacrée de toute véri­té, d’où les paroles de salut se répandent sur l’u­ni­vers. Un cou­rant d’une ampleur inac­cou­tu­mée por­ta aux pieds du Vicaire de Jésus-​Christ sur terre une foule de savants, d’in­dus­triels, d’ou­vriers même, una­nimes à sol­li­ci­ter des direc­tives sûres qui met­traient enfin un terme à leurs hésitations.

Longtemps, dans sa grande pru­dence, le Pontife médi­ta devant Dieu ; il fit venir pour les consul­ter les per­son­na­li­tés les plus com­pé­tentes, il consi­dé­ra le pro­blème atten­ti­ve­ment, sous toutes ses faces, et enfin, obéis­sant à la « conscience de sa charge apos­to­lique« 9, crai­gnant, s’il gar­dait le silence, de paraître avoir négli­gé son devoir10, il déci­da d’exer­cer le divin minis­tère qui lui était confié en adres­sant la parole à l’Église du Christ et au genre humain tout entier.

Alors, le 15 mai 1891, reten­tit la voix si long­temps atten­due, voix que ni les dif­fi­cul­tés n’a­vaient effrayée, ni l’âge affai­blie, mais qui, avec une vigou­reuse har­diesse, orien­tait sur le ter­rain social l’hu­ma­ni­té dans les voies nouvelles.

Vous connais­sez, Vénérables Frères et très chers Fils, vous connais­sez fort bien l’ad­mi­rable doc­trine qui fait de l’en­cy­clique Rerum nova­rum un docu­ment inou­bliable. Le grand Pape y déplore qu’un si grand nombre d’hommes « se trouvent dans une situa­tion d’in­for­tune et de misère immé­ri­tée » ; il y prend lui-​même cou­ra­geu­se­ment en main la défense « des tra­vailleurs que le mal­heur des temps avait livrés, iso­lés et sans défense, à des maîtres inhu­mains et à la cupi­di­té d’une concur­rence effré­née« 11. Il ne demande rien au libé­ra­lisme, rien non plus au socia­lisme, le pre­mier s’é­tant révé­lé tota­le­ment impuis­sant à bien résoudre la ques­tion sociale, et le second pro­po­sant un remède pire que le mal, qui eût fait cou­rir la socié­té humaine de plus grands dangers.

Mais fort de son droit et de la mis­sion toute spé­ciale qu’il a reçue de veiller sur la reli­gion et sur les inté­rêts qui s’y rat­tachent étroi­te­ment, sachant la ques­tion pré­sente de telle nature « qu’à moins de faire appel à la reli­gion et à l’Église, il était impos­sible de lui trou­ver jamais une solu­tion accep­table« 12, s’ap­puyant uni­que­ment sur les prin­cipes immuables de la droite rai­son et de la Révélation divine, le Pontife défi­nit et pro­clame avec une auto­ri­té sûre d’elle-​même13. « les droits et les devoirs qui règlent les rap­ports entre riches et pro­lé­taires, capi­tal et tra­vail« 14, la part res­pec­tive de l’Église, de l’au­to­ri­té publique et des inté­res­sés dans la solu­tion des conflits sociaux.

Ce n’est pas en vain que reten­tit la parole apos­to­lique. Au contraire, ceux qui l’en­ten­dirent la reçurent avec une admi­ra­tion recon­nais­sante, non seule­ment les fils obéis­sants de l’Église, mais beau­coup d’autres éga­rés dans l’in­croyance ou dans l’er­reur, et presque tous ceux qui, depuis, dans leurs études per­son­nelles ou dans les pro­jets de lois, trai­tèrent des ques­tions éco­no­miques et sociales.

Mais sur­tout, quelle fut la joie par­mi les ouvriers chré­tiens qui se sen­taient com­pris et défen­dus par la plus haute auto­ri­té qui soit sur terre, et par­mi les hommes géné­reux, sou­cieux depuis long­temps d’a­mé­lio­rer le sort des ouvriers, mais qui n’a­vaient guère ren­con­tré jusque-​là que l’in­dif­fé­rence, d’in­justes soup­çons, quand ce n’é­tait pas une hos­ti­li­té décla­rée. Tous, ils entou­rèrent dès lors à juste titre cette Lettre de tant d’hon­neur que diverses régions, cha­cune à sa manière, en rap­pellent tous les ans le sou­ve­nir par des mani­fes­ta­tions de reconnaissance.

Au milieu de ce concert d’ap­pro­ba­tions, il y eut cepen­dant quelques esprits qui furent un peu trou­blés ; et, par suite, l’en­sei­gne­ment de Léon XIII, si noble, si éle­vé, com­plè­te­ment nou­veau pour le monde, pro­vo­qua, même chez cer­tains catho­liques, de la défiance, voire du scan­dale. Il ren­ver­sait en effet si auda­cieu­se­ment les idoles du libé­ra­lisme, ne tenait aucun compte de pré­ju­gés invé­té­rés et anti­ci­pait sur l’a­ve­nir : les hommes trop atta­chés au pas­sé dédai­gnèrent cette nou­velle phi­lo­so­phie sociale, les esprits timides redou­tèrent de mon­ter à de telles hau­teurs ; d’autres, tout en admi­rant ce lumi­neux idéal, jugèrent qu’il était chi­mé­rique et que sa réa­li­sa­tion, on pou­vait la sou­hai­ter, mais non l’espérer.

C’est pour­quoi, Vénérables Frères et très chers Fils, à l’heure où le qua­ran­tième anni­ver­saire de l’en­cy­clique Rerum nova­rum est célé­bré avec tant de fer­veur dans tout l’u­ni­vers, sur­tout par les ouvriers catho­liques qui, de toutes parts, affluent vers la Ville éter­nelle, Nous jugeons l’oc­ca­sion oppor­tune de rap­pe­ler les grands bien­faits qu’ont reti­rés de cette Lettre l’Église catho­lique et l’hu­ma­ni­té tout entière ; Nous défen­drons ensuite contre cer­taines hési­ta­tions sa magis­trale doc­trine éco­no­mique, et Nous en déve­lop­pe­rons quelques points ; por­tant enfin un juge­ment sur le régime éco­no­mique d’au­jourd’­hui et fai­sant le pro­cès du socia­lisme, Nous indi­que­rons la racine des troubles sociaux actuels et mon­tre­rons la seule route pos­sible vers une salu­taire res­tau­ra­tion, savoir la réforme chré­tienne des moeurs. Cet ensemble de ques­tions que Nous allons trai­ter for­me­ra trois cha­pitres dont le déve­lop­pe­ment consti­tue­ra toute la pré­sente encyclique.

Et pour abor­der le pre­mier des points que Nous Nous sommes fixés, Nous ne pou­vons Nous empê­cher, selon ce conseil de saint Ambroise « l’ac­tion de grâces est le pre­mier de nos devoirs« 15, de faire tout d’a­bord mon­ter vers Dieu d’a­bon­dantes actions de grâces pour les bien­faits si consi­dé­rables appor­tés par l’en­cy­clique de Léon XIII à l’Église et au genre humain. Si Nous vou­lions les pas­ser en revue, même rapi­de­ment, c’est presque toute l’his­toire sociale des qua­rante der­nières années qu’il fau­drait évo­quer ici.

Mais on peut faci­le­ment tout rame­ner à trois chefs, sui­vant les trois genres d’in­ter­ven­tion sou­hai­tés par Notre Prédécesseur pour accom­plir sa grande œuvre de restauration.

En pre­mier lieu, Léon XIII a lui-​même net­te­ment expo­sé ce qu’il faut attendre de l’Église : « C’est l’Église, dit-​il, qui puise dans l’Évangile des doc­trines capables, soit de mettre fin au conflit, soit au moins de l’a­dou­cir, en lui enle­vant tout ce qu’il a d’â­pre­té et d’ai­greur, l’Église qui ne se contente pas d’é­clai­rer l’es­prit de ses ensei­gne­ments, mais s’ef­force encore de confor­mer à ceux-​ci la vie et les mœurs de cha­cun, l’Église qui, par une foule d’ins­ti­tu­tions émi­nem­ment bien­fai­santes, tend à amé­lio­rer le sort des pro­lé­taires.« 10

Ces pré­cieuses res­sources, l’Église ne les a pas lais­sées inem­ployées, mais elle les a lar­ge­ment exploi­tées pour le bien com­mun de la paix tant sou­hai­tée. Par leurs paroles, par leurs écrits, Léon XIII et ses suc­ces­seurs ont conti­nué à prê­cher avec insis­tance la doc­trine sociale et éco­no­mique de l’en­cy­clique Rerum nova­rum ; ils n’ont pas ces­sé d’en pres­ser l’ap­pli­ca­tion et l’a­dap­ta­tion aux temps et aux cir­cons­tances, fai­sant tou­jours preuve d’une sol­li­ci­tude par­ti­cu­lière et toute pater­nelle envers les pauvres et les faibles dont, en fermes pas­teurs, ils se sont fait les défen­seurs16. Avec autant de science et de zèle, de nom­breux évêques ont inter­pré­té la même doc­trine, l’ont éclai­rée de leurs com­men­taires, et adap­tée aux situa­tions des divers pays, sui­vant les déci­sions et la pen­sée du Saint-​Siège17.

Aussi n’est-​il pas éton­nant que, sous la direc­tion du magis­tère ecclé­sias­tique, de nom­breux hommes de science, prêtres et laïcs, se soient atta­chés avec ardeur à déve­lop­per, selon les besoin du temps, les dis­ci­plines éco­no­miques et sociales, se pro­po­sant avant tout d’ap­pli­quer à des besoins nou­veaux les prin­cipes immuables de la doc­trine de l’Église.

Ainsi s’est consti­tuée, sous les aus­pices et dans la lumière de l’en­cy­clique de Léon XIII, une science sociale catho­lique qui gran­dit et s’en­ri­chit chaque jour grâce à l’in­ces­sant labeur des hommes d’é­lite que Nous avons appe­lés les auxi­liaires de l’Église. Et cette science ne s’en­ferme pas dans d’obs­curs tra­vaux d’é­cole ; elle se pro­duit au grand jour et affronte la lutte, comme le prouve excel­lem­ment l’en­sei­gne­ment, si utile et si appré­cié, ins­ti­tué dans les uni­ver­si­tés catho­liques, les Académies et les Séminaires, les Congrès, ou « Semaines sociales », tenus tant de fois avec de si beaux résul­tats, les cercles d’é­tudes, les excel­lentes publi­ca­tions de tout genre si oppor­tu­né­ment répandues.

Là ne se bornent pas les ser­vices ren­dus par la Lettre de Léon XIII ; car ses leçons ont fini par péné­trer insen­si­ble­ment ceux-​là mêmes qui, pri­vés du bien­fait de l’u­ni­té catho­lique, ne recon­naissent pas l’au­to­ri­té de l’Église.

Ainsi, les prin­cipes du catho­li­cisme en matière sociale sont deve­nus peu à peu le patri­moine com­mun à l’hu­ma­ni­té. Et Nous Nous féli­ci­tons de voir sou­vent les éter­nelles véri­tés pro­cla­mées par Notre Prédécesseur d’illustre mémoire, invo­quées et défen­dues, non seule­ment dans la presse et les livres même non catho­liques, mais au sein des par­le­ments et devant les tribunaux.

Bien plus, après une épou­van­table guerre, les hommes d’é­tat des prin­ci­pales puis­sances ont cher­ché à conso­li­der la paix par une réforme inté­grale des condi­tions sociales ; par­mi les normes don­nées pour régler le tra­vail des ouvriers selon la jus­tice et l’é­qui­té, ils ont adop­té un grand nombre de dis­po­si­tions en tel accord avec les prin­cipes et les direc­tives de Léon XIII qu’il semble qu’on les en ait expres­sé­ment tirées. L’encyclique Rerum nova­rum fut sans aucun doute un docu­ment mémo­rable, et on peut lui appli­quer en toute véri­té la parole d’Isaïe : Il élè­ve­ra un éten­dard pour les nations18.

Cependant, tan­dis que, grâce aux tra­vaux d’ordre théo­rique, les prin­cipes de Léon XIII se répan­daient dans les esprits, on en venait aus­si à la pra­tique. Et d’a­bord, une active bonne volon­té s’est employée avec zèle à rele­ver cette classe d’hommes qui, immen­sé­ment accrue par suite des pro­grès de l’in­dus­trie, n’a­vait cepen­dant pas obte­nu dans la com­mu­nau­té humaine une place équi­table et se trou­vait, de ce fait, aban­don­née et presque mépri­sée. C’est des ouvriers que Nous par­lons, de ces ouvriers dont aus­si­tôt, mal­gré les autres sou­cis acca­blants de leur minis­tère, des membres des deux cler­gés, sous la conduite des évêques, se sont occu­pés avec grand fruit pour les âmes. Cet effort per­sé­vé­rant, qui visait à impré­gner les ouvriers de l’es­prit chré­tien, contri­bua en outre à leur faire prendre conscience de leur véri­table digni­té, à les éclai­rer sur les droits et les devoirs de leur classe, à les rendre capables d’al­ler de l’a­vant dans la voie d’un juste pro­grès, et de deve­nir même les chefs de leurs compagnons.

De là vinrent aus­si aux ouvriers des moyens d’exis­tence plus abon­dants et moins incer­tains, car non seule­ment on com­men­ça, ain­si qu’y invi­tait le Pontife, à mul­ti­plier les œuvres de bien­fai­sance et de cha­ri­té, mais on vit se fon­der par­tout, de jour en jour plus nom­breuses, sui­vant le vœu de l’Église, et sou­vent sous la conduite des prêtres, de nou­velles asso­cia­tions d’en­traide et de secours mutuels grou­pant les ouvriers, les arti­sans, les agri­cul­teurs, les sala­riés de tout genre.

Quant au rôle des pou­voirs publics, Léon XIII fran­chit avec audace les bar­rières dans les­quelles le libé­ra­lisme avait conte­nu leur inter­ven­tion ; il ne craint pas d’en­sei­gner que l’État n’est pas seule­ment le gar­dien de l’ordre et du droit, mais qu’il doit tra­vailler éner­gi­que­ment à ce que, par tout l’en­semble des lois et des ins­ti­tu­tions, « la consti­tu­tion et l’ad­mi­nis­tra­tion de la socié­té fassent fleu­rir natu­rel­le­ment la pros­pé­ri­té tant publique que pri­vée.« 19

Sans doute, il doit lais­ser aux indi­vi­dus et aux familles une juste liber­té d’ac­tion, à la condi­tion pour­tant que le bien com­mun soit sau­ve­gar­dé et qu’on ne fasse d’in­jus­tice à per­sonne. Il appar­tient aux gou­ver­nants de pro­té­ger la com­mu­nau­té et les membres qui la com­posent ; tou­te­fois, dans la pro­tec­tion des droits pri­vés, ils doivent se pré­oc­cu­per d’une manière spé­ciale des faibles et des indi­gents. « La famille des riches se fait comme un rem­part de ses richesses et a moins besoin de la pro­tec­tion publique. La masse indi­gente, au contraire, sans richesses pour la mettre à cou­vert, compte sur­tout sur le patro­nage de l’État. Que l’État entoure donc de soins et d’une sol­li­ci­tude par­ti­cu­lière les sala­riés qui appar­tiennent à la mul­ti­tude des pauvres.« 20

Loin de Nous la pen­sée de mécon­naître que, même avant Léon XIII, plus d’un gou­ver­ne­ment avait déjà pour­vu aux néces­si­tés les plus pres­santes des ouvriers et réprou­vé les abus les plus criants dont ils étaient vic­times. Mais c’est seule­ment quand, de la Chaire de saint Pierre, la voix du Souverain Pontife eût reten­ti par tout l’u­ni­vers, que les hommes d’é­tat, pre­nant plus plei­ne­ment conscience de leur mis­sion, s’ap­pli­quèrent à pra­ti­quer une large poli­tique sociale.

Car tan­dis que chan­ce­laient les prin­cipes du libé­ra­lisme qui para­ly­saient depuis long­temps toute inter­ven­tion effi­cace des pou­voirs publics, l’en­cy­clique déter­mi­nait dans les masses elles-​mêmes un puis­sant mou­ve­ment favo­rable à une poli­tique plus fran­che­ment sociale ; elle assu­rait aux gou­ver­nants le pré­cieux appui des meilleurs catho­liques qui furent sou­vent, dans les assem­blées par­le­men­taires, les pro­mo­teurs illustres de la légis­la­tion nouvelle.

Bien plus, c’est par des prêtres pro­fon­dé­ment péné­trés des doc­trines de Léon XIII que plu­sieurs lois sociales récentes ont été pro­po­sées aux suf­frages des par­le­ments ; c’est par leurs soins vigi­lants qu’elles ont reçu leur pleine exécution.

De cet effort per­sé­vé­rant, un droit nou­veau est né qu’i­gno­rait com­plè­te­ment le siècle der­nier, assu­rant aux ouvriers le res­pect des droits sacrés qu’ils tiennent de leur digni­té d’hommes et de chré­tiens. Les tra­vailleurs, leur san­té, leurs forces, leur famille, leur loge­ment, l’a­te­lier, les salaires, l’as­su­rance contre les risques du tra­vail, en un mot tout ce qui regarde la condi­tion des ouvriers, des femmes spé­cia­le­ment et des enfants, voi­là l’ob­jet de ces lois pro­tec­trices. Si ces dis­po­si­tions ne sont pas tou­jours et par­tout en par­faite confor­mi­té avec les règles fixées par Léon XIII, il est cepen­dant indé­niable qu’on y per­çoit sou­vent l’é­cho de l’en­cy­clique Rerum nova­rum, à laquelle on peut dès lors pour une grande part attri­buer les amé­lio­ra­tions déjà appor­tées à la condi­tion des ouvriers.

Le sage Pontife mon­trait enfin que les patrons et les ouvriers eux-​mêmes pou­vaient sin­gu­liè­re­ment aider à la solu­tion de la ques­tion sociale « par toutes les œuvres propres à sou­la­ger l’in­di­gence et à opé­rer un rap­pro­che­ment entre les deux classes.« 21 Entre ces œuvres, la pre­mière place revient, à son avis, aux asso­cia­tions, soit com­po­sées seule­ment d’ou­vriers, soit réunis­sant à la fois ouvriers et patrons. Le Pontife s’at­tarde lon­gue­ment à en faire l’é­loge et à les recom­man­der et, en des pages magis­trales, il en explique la nature, la rai­son d’être, l’op­por­tu­ni­té, les droits, les devoirs, les prin­cipes régulateurs.

Cet ensei­gne­ment, certes, venait à un moment des plus oppor­tuns. Car, en plus d’un pays à cette époque, les pou­voirs publics, imbus de libé­ra­lisme, témoi­gnaient peu de sym­pa­thie pour ces grou­pe­ments ouvriers et même les com­bat­taient ouver­te­ment. Ils recon­nais­saient volon­tiers et appuyaient des asso­cia­tions ana­logues fon­dées dans d’autres classes ; mais par une injus­tice criante, ils déniaient le droit natu­rel d’as­so­cia­tion à ceux-​là qui en avaient le plus grand besoin pour se défendre contre l’ex­ploi­ta­tion des plus forts. Même dans cer­tains milieux catho­liques, les efforts des ouvriers vers ce genre d’or­ga­ni­sa­tion étaient vus de mau­vais oeil, comme d’ins­pi­ra­tion socia­liste ou révolutionnaire.

Les direc­tives si auto­ri­sées de Léon XIII eurent le grand mérite de bri­ser ces oppo­si­tions et de désar­mer ces méfiances. Elles ont encore un plus beau titre de gloire, c’est d’a­voir encou­ra­gé les tra­vailleurs chré­tiens dans la voie des orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles, de leur avoir mon­tré la marche à suivre, et d’a­voir rete­nu sur le che­min du devoir plus d’un ouvrier vio­lem­ment ten­té de don­ner son nom à ces orga­ni­sa­tions socia­listes qui se pré­ten­daient effron­té­ment seule pro­tec­tion et unique secours des humbles et des opprimés.

En ce qui concerne la créa­tion de ces asso­cia­tions, l’en­cy­clique Rerum nova­rum obser­vait fort à pro­pos « qu’on doit orga­ni­ser et gou­ver­ner les grou­pe­ments pro­fes­sion­nels de façon qu’ils four­nissent à cha­cun de leurs membres les moyens propres à lui faire atteindre, par la voie la plus com­mode et la plus courte, le but qui est pro­po­sé et qui consiste dans l’ac­crois­se­ment le plus grand pos­sible, pour cha­cun, des biens du corps, de l’es­prit et de la famille » ; il est clair cepen­dant « qu’il faut avoir en vue le per­fec­tion­ne­ment .moral et reli­gieux comme l’ob­jet prin­ci­pal ; c’est sur­tout cette fin qui doit régler toute l’é­co­no­mie de ces socié­tés.« 22 En effet, « la reli­gion ain­si consti­tuée comme fon­de­ment de toutes les lois sociales, il n’est pas dif­fi­cile de déter­mi­ner les rela­tions mutuelles à éta­blir entre les membres pour obte­nir la paix et la pros­pé­ri­té de la socié­té.« 23

À fon­der de telles asso­cia­tions, par­tout, prêtres et laïcs se sont consa­crés nom­breux, avec un zèle digne d’é­loges, dési­reux de réa­li­ser inté­gra­le­ment la pen­sée de Léon XIII. Ainsi, ces asso­cia­tions formèrent-​elles des ouvriers fon­ciè­re­ment chré­tiens, sachant allier har­mo­nieu­se­ment l’exer­cice dili­gent de leur pro­fes­sion avec de solides prin­cipes reli­gieux, capables de défendre effi­ca­ce­ment leurs droits et leurs inté­rêts tem­po­rels, avec une fer­me­té qui n’ex­clut ni le res­pect de la jus­tice, ni le désir sin­cère de col­la­bo­rer avec les autres classes au renou­vel­le­ment chré­tien de la société.

Les idées et les direc­tives de Léon XIII ont été réa­li­sées de diverses manières, selon les lieux et les cir­cons­tances. En cer­taines régions, une seule et même asso­cia­tion se pro­po­sa d’at­teindre tous les buts assi­gnés par le Pontife. Ailleurs, on pré­fé­ra recou­rir, selon qu’y invi­tait la situa­tion, en quelque sorte à une divi­sion du tra­vail, lais­sant à des grou­pe­ments spé­ciaux le soin de défendre sur le mar­ché du tra­vail les droits et les justes inté­rêts des asso­ciés, à d’autres la mis­sion d’or­ga­ni­ser l’en­traide dans les ques­tions éco­no­miques, tan­dis que d’autres enfin se consa­craient tout entiers aux seuls besoins reli­gieux et moraux de leurs membres ou à d’autres tâches du même ordre.

Cette seconde méthode a pré­va­lu là sur­tout où, soit la légis­la­tion, soit cer­taines pra­tiques de la vie éco­no­mique, soit la déplo­rable divi­sion des esprits et des cœurs, si pro­fonde dans la socié­té moderne, soit encore l’ur­gente néces­si­té d’op­po­ser un front unique à la pous­sée des enne­mis de l’ordre, empê­chaient de fon­der des syn­di­cats net­te­ment catho­liques. Dans de telles conjonc­tures, les ouvriers catho­liques se voient pra­ti­que­ment contraints de don­ner leurs noms à des syn­di­cats neutres, où cepen­dant l’on res­pecte la jus­tice et l’é­qui­té, et où pleine liber­té est lais­sée aux fidèles d’o­béir à leur conscience et à la voix de l’Église. Il appar­tient aux évêques, s’ils recon­naissent que ces asso­cia­tions sont impo­sées par les cir­cons­tances et ne pré­sentent pas de dan­ger pour la reli­gion, d’ap­prou­ver que les ouvriers catho­liques y donnent leur adhé­sion, obser­vant tou­te­fois à cet égard les règles et les pré­cau­tions recom­man­dées par Notre Prédécesseur de sainte mémoire, Pie X.

Entre ces pré­cau­tions, la pre­mière et la plus impor­tante est que, tou­jours, à côté de ces syn­di­cats, exis­te­ront alors d’autres asso­cia­tions qui s’emploient à don­ner à leurs membres une sérieuse for­ma­tion reli­gieuse et morale, afin qu’à leur tour ils infusent aux orga­ni­sa­tions syn­di­cales le bon esprit qui doit ani­mer toute leur acti­vi­té. Ainsi, il arri­ve­ra que ces grou­pe­ments exer­ce­ront une influence qui dépasse même le cercle de leurs membres.24

C’est donc bien grâce à l’en­cy­clique de Léon XIII que par­tout ces syn­di­cats ouvriers se sont déve­lop­pés, au point que leurs effec­tifs, s’ils sont mal­heu­reu­se­ment encore infé­rieurs à ceux des asso­cia­tions socia­listes et com­mu­nistes, ras­semblent pour­tant déjà, à l’in­té­rieur des divers pays comme dans les Congrès inter­na­tio­naux, une masse impo­sante d’af­fi­liés capables de sou­te­nir vigou­reu­se­ment les droits et les légi­times reven­di­ca­tions des tra­vailleurs chré­tiens et même de pous­ser à l’ap­pli­ca­tion des prin­cipes chré­tiens en matière sociale.

De plus, les ensei­gne­ments si sages et les direc­tives si nettes de Léon XIII sur le droit natu­rel d’as­so­cia­tion ont com­men­cé à trou­ver leur appli­ca­tion pour d’autres grou­pe­ments que les grou­pe­ments d’ou­vriers. Sa Lettre n’est pas sans avoir contri­bué beau­coup à l’ap­pa­ri­tion et au déve­lop­pe­ment, de jour en jour plus mani­feste, d’u­tiles asso­cia­tions par­mi les agri­cul­teurs et dans les classes moyennes, et d’autres ins­ti­tu­tions du même genre où la pour­suite des inté­rêts éco­no­miques s’u­nit heu­reu­se­ment à une tâche éducatrice.

On n’en peut dire autant, il est vrai, des asso­cia­tions que Notre Prédécesseur dési­rait si vive­ment voir se for­mer entre patrons et chefs d’in­dus­trie ; Nous regret­tons beau­coup qu’elles soient si rares. Sans doute, ce n’est point seule­ment par la faute des hommes, car des dif­fi­cul­tés fort grandes y font obs­tacle ; Nous les Connaissons et Nous les appré­cions à leur juste valeur. Nous n’en avons pas moins le ferme espoir que ces obs­tacles dis­pa­raî­tront bien­tôt et Nous saluons avec grande joie et du fond du cœur les essais heu­reu­se­ment ten­tés sur ce point et dont les résul­tats déjà notables pro­mettent pour l’a­ve­nir des fruits plus grands encore.25

Tous ces bien­faits dus à l’en­cy­clique de Léon XIII, Nous les avons esquis­sés plu­tôt que décrits ; ils attestent avec éclat, par leur nombre et leur impor­tance, que l’im­mor­tel docu­ment n’é­tait pas seule­ment l’ex­pres­sion d’un idéal social magni­fique, mais irréel. Bien au contraire, Notre Prédécesseur a pui­sé dans l’Évangile, vivante source de vie, une doc­trine capable, sinon de faire ces­ser tout de suite, du moins d’at­té­nuer beau­coup la lutte mor­telle qui déchire l’hu­ma­ni­té. Que la bonne semence, lar­ge­ment jetée il y a qua­rante ans, soit tom­bée pour une part dans une bonne terre, Nous en avons pour gage les fruits conso­lants qu’a­vec le secours de Dieu en ont recueillis l’Église du Christ et le genre humain tout entier.

Aussi peut-​on dire que l’en­cy­clique de Léon XIII s’est révé­lée, avec le temps, la grande charte qui doit être le fon­de­ment de toute acti­vi­té chré­tienne en matière sociale. Qui ferait peu de cas de cette ency­clique et de sa com­mé­mo­ra­tion solen­nelle mon­tre­rait qu’il méprise ce qu’il ignore, ou ne com­prend pas ce qu’il connaît à moi­tié, ou, s’il com­prend, mérite de se voir jeter à la face son injus­tice et son ingratitude.

Mais avec le temps aus­si, des doutes se sont éle­vés sur la légi­time inter­pré­ta­tion de plu­sieurs pas­sages de l’en­cy­clique ou sur les consé­quences qu’il fal­lait en tirer, ce qui a été l’oc­ca­sion entre les catho­liques eux-​mêmes de contro­verses par­fois assez vives ; comme par ailleurs les besoins de notre époque et les chan­ge­ments sur­ve­nus dans la situa­tion géné­rale demandent une appli­ca­tion plus exacte des ensei­gne­ments de Léon XIII, ou même exigent des com­plé­ments, Nous sommes heu­reux de sai­sir cette occa­sion, selon Notre charge apos­to­lique qui Nous fait débi­teur de tous26 pour répondre, dans la mesure du pos­sible, à ces doutes et aux ques­tions qui se posent actuellement.

Mais avant d’a­bor­der ces expli­ca­tions, Nous devons rap­pe­ler tout d’a­bord le prin­cipe, déjà mis en pleine lumière par Léon XIII, que Nous avons le droit et le devoir de Nous pro­non­cer avec une sou­ve­raine auto­ri­té sur ces pro­blèmes sociaux et éco­no­miques.27

Sans doute, c’est à l’é­ter­nelle féli­ci­té, et non pas à une pros­pé­ri­té pas­sa­gère seule­ment, que l’Église a reçu la mis­sion de conduire l’hu­ma­ni­té ; et même « elle ne se recon­naît point le droit de s’im­mis­cer sans rai­son dans la conduite des affaires tem­po­relles« 28. À aucun prix tou­te­fois elle ne peut abdi­quer la charge que Dieu lui a confiée et qui lui fait une loi d’in­ter­ve­nir, non certes dans le domaine tech­nique à l’é­gard duquel elle est dépour­vue de moyens appro­priés et de com­pé­tence, mais en tout ce .qui touche à la loi morale. En ces matières, en effet, le .dépôt de la véri­té qui Nous est confié d’En-​Haut et la très grave obli­ga­tion qui Nous incombe de pro­mul­guer, d’in­ter­pré­ter et de prê­cher, en dépit de tout, la loi morale, sou­mettent éga­le­ment à Notre suprême auto­ri­té l’ordre social et l’ordre économique.

Car s’il est vrai que la science éco­no­mique et la dis­ci­pline des moeurs relèvent, cha­cune dans sa sphère, de prin­cipes propres, il y aurait néan­moins erreur à affir­mer que l’ordre éco­no­mique et l’ordre moral sont si éloi­gnés l’un de l’autre, si étran­gers l’un à l’autre, que le pre­mier ne dépend en aucune manière du second. Sans doute, les lois éco­no­miques, fon­dées sur la nature des choses et sur les apti­tudes de l’âme et du corps humain, nous font connaître quelles fins, dans cet ordre, res­tent hors de la por­tée de l’ac­ti­vi­té humaine, quelles fins au contraire elle peut se pro­po­ser, ain­si que les moyens qui lui per­met­tront de les réa­li­ser ; de son côté, la rai­son déduit clai­re­ment de la nature des choses et de la nature indi­vi­duelle et sociale de l’homme la fin suprême que le Créateur assigne à l’ordre éco­no­mique tout entier.

Mais seule la loi morale Nous demande de pour­suivre, dans les dif­fé­rents domaines entre les­quels se par­tage Notre acti­vi­té, les fins par­ti­cu­lières que Nous leur voyons impo­sées par la nature ou plu­tôt par Dieu, l’au­teur même de la nature, et de les subor­don­ner toutes, har­mo­nieu­se­ment com­bi­nées, à la fin suprême et der­nière qu’elle assigne à tous Nos efforts. Du fidèle accom­plis­se­ment de cette loi, il résul­te­ra que tous les buts par­ti­cu­liers pour­sui­vis dans le domaine éco­no­mique, soit par les indi­vi­dus, soit par la socié­té, s’har­mo­ni­se­ront par­fai­te­ment dans l’ordre uni­ver­sel des fins et Nous aide­ront effi­ca­ce­ment à arri­ver comme par degrés au terme suprême de toutes choses, Dieu, qui est pour lui-​même et pour nous le sou­ve­rain et l’i­né­pui­sable Bien.

Abordant le détail des ques­tions que Nous Nous pro­po­sons de trai­ter, Nous com­men­çons par le droit de propriété.

Vous n’i­gno­rez pas, Vénérables Frères et très chers Fils, avec quelle éner­gie Notre Prédécesseur d’heu­reuse mémoire s’est fait le défen­seur de la pro­prié­té pri­vée contre les erreurs socia­listes de son temps, et com­ment il a mon­tré que son abo­li­tion, loin de ser­vir les inté­rêts de la classe ouvrière, ne pour­rait que les com­pro­mettre gra­ve­ment. Des calom­nia­teurs cepen­dant font au Souverain Pontife et à l’Église l’in­to­lé­rable injure de leur repro­cher d’a­voir pris, et de prendre encore, contre les pro­lé­taires, le par­ti des riches ; d’autre part, tous les catho­liques ne s’ac­cordent pas sur le sens exact de la pen­sée de Léon XIII. Il Nous a dès lors paru oppor­tun de ven­ger contre ces fausses impu­ta­tions la doc­trine de l’en­cy­clique, qui est celle de l’Église en cette matière, et de la défendre contre des inter­pré­ta­tions erronées.

Tenons avant tout pour assu­ré que ni Léon XIII, ni les théo­lo­giens dont l’Église ins­pire et contrôle l’en­sei­gne­ment, n’ont jamais nié ou contes­té le double aspect, indi­vi­duel et social, qui s’at­tache à la pro­prié­té selon qu’elle sert l’in­té­rêt par­ti­cu­lier ou regarde le bien com­mun ; tous, au contraire, ont una­ni­me­ment sou­te­nu que c’est de la nature et donc du Créateur que les hommes ont reçu le droit de pro­prié­té pri­vée, tout à la fois pour que cha­cun puisse pour­voir à sa sub­sis­tance et à celle des siens, et pour que, grâce à cette ins­ti­tu­tion, les biens mis par le Créateur à la dis­po­si­tion de l’hu­ma­ni­té rem­plissent effec­ti­ve­ment leur des­ti­na­tion : ce qui ne peut être réa­li­sé que par le main­tien d’un ordre cer­tain et bien réglé.

Il est donc un double écueil contre lequel il importe de se gar­der soi­gneu­se­ment. De même, en effet, que nier ou atté­nuer à l’ex­cès l’as­pect social et public du droit de pro­prié­té, c’est ver­ser dans l’in­di­vi­dua­lisme ou le côtoyer, de même à contes­ter ou à voi­ler son aspect indi­vi­duel, on tom­be­rait infailli­ble­ment dans le col­lec­ti­visme ou tout au moins on ris­que­rait d’en par­ta­ger l’erreur.

Perdre de vue ces consi­dé­ra­tions, c’est s’ex­po­ser à don­ner dans l’é­cueil du moder­nisme moral, juri­dique et social qu’au début de Notre Pontificat Nous avons déjà dénon­cé.28 Que ceux-​là sur­tout le sachent bien, que le désir d’in­no­ver entraîne à accu­ser injus­te­ment l’Église d’a­voir lais­sé s’in­fil­trer dans l’en­sei­gne­ment des théo­lo­giens un concept païen de la pro­prié­té auquel il impor­te­rait d’en sub­sti­tuer un autre qu’ils ont l’é­trange incons­cience d’ap­pe­ler le concept chrétien.

Pour conte­nir dans de justes limites les contro­verses sur la pro­prié­té et les devoirs qui lui incombent, il faut poser tout d’a­bord le prin­cipe fon­da­men­tal éta­bli par Léon XIII, à savoir que le droit de pro­prié­té ne se confond pas avec son usage.29 C’est en effet la jus­tice qu’on appelle com­mu­ta­tive qui pres­crit le res­pect des divers domaines et inter­dit à qui­conque d’en­va­hir, en outre­pas­sant les limites de son propre droit, celui d’au­trui ; par contre, l’o­bli­ga­tion qu’ont les pro­prié­taires de ne faire jamais qu’un hon­nête usage de leurs biens ne s’im­pose pas à eux au nom de cette jus­tice, mais au nom des autres ver­tus ; elle consti­tue par consé­quent un devoir « dont on ne peut exi­ger l’ac­com­plis­se­ment par des voies de jus­tice.« 30 C’est donc à tort que cer­tains pré­tendent ren­fer­mer dans des limites iden­tiques le droit de pro­prié­té et son légi­time usage ; il est plus faux encore d’af­fir­mer que le droit de pro­prié­té est péri­mé et dis­pa­raît par l’a­bus qu’on en fait ou parce qu’on laisse sans usage les choses possédées.

Ils font par suite œuvre salu­taire et louable ceux qui, sous réserve tou­jours de la concorde des esprits et de l’in­té­gri­té de la doc­trine tra­di­tion­nelle de l’Église, s’ap­pliquent à mettre en lumière la nature des charges qui grèvent la pro­prié­té et à défi­nir les limites que tracent, tant à ce droit même qu’à son exer­cice, les néces­si­tés de la vie sociale. Mais en revanche, ceux-​là se trompent gra­ve­ment qui s’ap­pliquent à réduire tel­le­ment le carac­tère indi­vi­duel du droit de pro­prié­té, qu’ils en arrivent pra­ti­que­ment à le lui enlever.

Que les hommes, en cette matière, aient à tenir compte non seule­ment de leur avan­tage per­son­nel, mais de l’in­té­rêt de la com­mu­nau­té, cela résulte assu­ré­ment du double aspect indi­vi­duel et social que Nous avons recon­nu à la pro­prié­té. À ceux qui gou­vernent la socié­té il appar­tient, quand la néces­si­té le réclame et que la loi natu­relle ne le fait pas, de défi­nir plus en détail cette obli­ga­tion. L’autorité publique peut donc, s’ins­pi­rant des véri­tables néces­si­tés du bien com­mun, déter­mi­ner, à la lumière de la loi natu­relle et divine, l’u­sage que les pro­prié­taires pour­ront ou ne pour­ront pas faire de leurs biens.

Bien plus, Léon XIII ensei­gnait très sage­ment que « Dieu a vou­lu aban­don­ner la déli­mi­ta­tion des pro­prié­tés à l’in­dus­trie humaine et aux ins­ti­tu­tions des peuples.« 31

Pas plus, en effet, qu’au­cune autre ins­ti­tu­tion de la vie sociale, le régime de la pro­prié­té n’est abso­lu­ment immuable, et l’his­toire en témoigne, ain­si que Nous l’a­vons Nous-​même obser­vé en une autre cir­cons­tance : « Combien de formes diverses la pro­prié­té a revê­tues, depuis la forme pri­mi­tive que lui ont don­née les peuples sau­vages et qui de nos jours encore s’ob­serve en cer­taines régions, en pas­sant par celles qui ont pré­va­lu à l’é­poque patriar­cale, par celles qu’ont connues les divers régimes tyran­niques (Nous don­nons ici au mot sa signi­fi­ca­tion clas­sique), par les formes féo­dales, monar­chiques, pour en venir enfin aux réa­li­sa­tions á variées de l’é­poque moderne !« 32 Il est clair cepen­dant que l’au­to­ri­té publique n’a pas le droit de s’ac­quit­ter arbi­trai­re­ment de cette fonction.

Toujours, en effet, doivent res­ter intacts le droit natu­rel de pro­prié­té et celui de léguer ses biens par voie d’hé­ré­di­té ; ce sont là des droits que cette auto­ri­té ne peut abo­lir, car l’homme est anté­rieur à l’État33, et « la socié­té domes­tique a sur la socié­té civile une prio­ri­té logique et une prio­ri­té réelle.« 34 Voilà aus­si pour­quoi Léon XIII décla­rait que l’État n’a pas le droit d’é­pui­ser la pro­prié­té pri­vée par un excès de charges et d’im­pôts : « Ce n’est pas des lois humaines, mais de la nature qu’é­mane le droit de pro­prié­té indi­vi­duelle ; l’au­to­ri­té publique ne peut donc l’a­bo­lir ; tout ce qu’elle peut, c’est en tem­pé­rer l’u­sage et le conci­lier avec le bien com­mun.« 35

Lorsqu’elle conci­lie ain­si le droit de pro­prié­té avec les exi­gences de l’in­té­rêt géné­ral, l’au­to­ri­té publique, loin de se mon­trer l’en­ne­mie de ceux qui pos­sèdent, leur rend un bien­veillant ser­vice ; ce fai­sant, elle empêche en effet la pro­prié­té pri­vée que, dans sa Providence, le Créateur a ins­ti­tuée pour l’u­ti­li­té de la vie humaine, d’en­traî­ner des maux into­lé­rables et de pré­pa­rer ain­si sa propre dis­pa­ri­tion. Loin d’op­pri­mer la pro­prié­té, elle la défend ; loin de l’af­fai­blir, elle lui donne une nou­velle vigueur.

L’homme n’est pas non plus auto­ri­sé à dis­po­ser au gré de son caprice de ses reve­nus dis­po­nibles, c’est-​à-​dire des reve­nus qui ne sont pas indis­pen­sables à l’en­tre­tien d’une exis­tence conve­nable et digne de son rang. Bien au contraire, un très grave pré­cepte enjoint aux riches de pra­ti­quer l’au­mône et d’exer­cer la bien­fai­sance et la magni­fi­cence, ain­si qu’il res­sort du témoi­gnage constant et expli­cite de la Sainte Écriture et des Pères de l’Église.

Des prin­cipes posés par le Docteur angé­lique, Nous dédui­sons sans peine que celui qui consacre les res­sources plus larges dont il dis­pose à déve­lop­per une indus­trie, source abon­dante de tra­vail rému­né­ra­teur, pour­vu tou­te­fois que ce tra­vail soit employé à pro­duire des biens réel­le­ment utiles, pra­tique d’une manière remar­quable et par­ti­cu­liè­re­ment appro­priée aux besoins de notre temps l’exer­cice de la ver­tu de magni­fi­cence.36

La tra­di­tion uni­ver­selle, non moins que les ensei­gne­ments de Notre Prédécesseur, font de l’oc­cu­pa­tion d’un bien sans maître et du tra­vail qui trans­forme une matière, les titres ori­gi­naires de la pro­prié­té. De fait, contrai­re­ment à cer­taines opi­nions, il n’y a aucune injus­tice à occu­per un bien vacant qui n’ap­par­tient à per­sonne. D’un autre côté, le tra­vail que l’homme exé­cute en son propre nom et par lequel il confère à un objet une forme nou­velle ou un accrois­se­ment de valeur est le seul qui lui donne un droit sur le produit.

Tout autre est le cas du tra­vail loué à autrui et appli­qué à la chose d’au­trui. C’est à lui tout par­ti­cu­liè­re­ment que convient l’af­fir­ma­tion de Léon XIII, quand il regar­dait comme « incon­tes­table » que « le tra­vail manuel est la source unique d’où pro­vient la richesse des nations.« 37

Ne constatons-​nous pas en effet que ces biens immenses qui consti­tuent la richesse des hommes sortent des mains des tra­vailleurs, soit qu’elles four­nissent seules tout le labeur, soit qu’elles s’aident d’ins­tru­ments et de machines qui inten­si­fient sin­gu­liè­re­ment l’ef­fi­ca­ci­té de leur effort ? Personne n’i­gnore qu’au­cune nation n’est jamais sor­tie de l’in­di­gence et de la pau­vre­té pour atteindre à un degré plus éle­vé de pros­pé­ri­té, sinon par l’ef­fort intense et com­bi­né de tous ses membres, tant de ceux qui dirigent le tra­vail que de ceux qui exé­cutent leurs ordres. Mais il n’est pas moins cer­tain que tout cet effort fût res­té sté­rile, qu’il n’eût même pu être ten­té, si le Créateur de toutes choses n’a­vait pas d’a­bord, dans sa bon­té, four­ni les res­sources de la nature, ses tré­sors et ses forces. Du reste, tra­vailler n’est pas autre chose qu’ap­pli­quer les éner­gies de l’es­prit et du corps aux biens de la nature ou se ser­vir de ces der­niers comme d’au­tant d’ins­tru­ments appro­priés. Or, la loi natu­relle, c’est-​à-​dire la volon­té divine mani­fes­tée par elle, exige que les res­sources de la nature soient mises au ser­vice des besoins humains d’une manière par­fai­te­ment ordon­née, ce qui n’est pos­sible que si l’on recon­naît à chaque chose un maître. D’où il résulte que, hors le cas où quel­qu’un appli­que­rait son effort à un objet qui lui appar­tient, le tra­vail de l’un et le capi­tal de l’autre doivent s’as­so­cier entre eux, puisque l’un ne peut rien sans le concours de l’autre. Ainsi l’en­ten­dait bien Léon XIII quand il écri­vait : Il ne peut y avoir de capi­tal sans tra­vail ni de tra­vail sans capi­tal.38

Il serait donc radi­ca­le­ment faux de voir, soit dans le seul capi­tal, soit dans le seul tra­vail, la cause unique de tout ce que pro­duit leur effort com­bi­né ; c’est bien injus­te­ment que l’une des par­ties, contes­tant à l’autre toute effi­ca­ci­té, en reven­di­que­rait pour soi tout le fruit.

Certes, le capi­tal a long­temps réus­si à s’ar­ro­ger des avan­tages exces­sifs. Il récla­mait pour lui la tota­li­té du pro­duit et du béné­fice, lais­sant à peine à la classe des tra­vailleurs de quoi refaire ses forces et se per­pé­tuer. Une loi éco­no­mique iné­luc­table, assurait-​on, vou­lait que tout le capi­tal s’ac­cu­mu­lât entre les mains des riches ; la même loi condam­nait les ouvriers à traî­ner la plus pré­caire des exis­tences dans un per­pé­tuel dénue­ment, la réa­li­té, il est vrai, n’a pas tou­jours et par­tout exac­te­ment répon­du à ces pos­tu­lats du libé­ra­lisme man­ches­te­rien ; on ne peut tou­te­fois nier que le régime éco­no­mique et social n’ait incli­né d’un mou­ve­ment constant dans le sens qu’ils pré­co­ni­saient. Aussi, per­sonne ne s’é­ton­ne­ra de la vive oppo­si­tion que ces fausses maximes et ces pos­tu­lats trom­peurs ont ren­con­trée, même ailleurs que par­mi ceux aux­quels ils contes­taient le droit natu­rel de s’é­le­ver à une plus satis­fai­sante condi­tion de fortune.

Aussi bien, aux ouvriers vic­times de ces pra­tiques, sont venus se joindre des intel­lec­tuels qui, à leur tour, dressent à l’en­contre de cette pré­ten­due loi un prin­cipe moral qui n’est pas mieux fon­dé : tout le pro­duit et tout le reve­nu, déduc­tion faite de ce qu’exigent l’a­mor­tis­se­ment et la recons­ti­tu­tion du capi­tal, appar­tiennent de plein droit aux tra­vailleurs. Cette erreur est certes moins appa­rente que celle de cer­tains socia­listes qui pré­tendent attri­buer à l’État ou, comme ils disent, socia­li­ser tous les moyens de pro­duc­tion ; elle n’en est que plus dan­ge­reuse et plus apte à sur­prendre la foi trop confiante des esprits mal aver­tis. C’est un sédui­sant poi­son ; beau­coup se sont empres­sés de l’ab­sor­ber, que n’eût jamais réus­si à éga­rer un socia­lisme fran­che­ment avoué.

Pour empê­cher que ces fausses doc­trines ne fer­massent à jamais les voies de la jus­tice et de la paix, des deux côtés, on avait besoin des très sages aver­tis­se­ments de Notre Prédécesseur : « Quoique divi­sée en pro­prié­tés pri­vées, la terre ne laisse pas de ser­vir à la com­mune uti­li­té de tous.« 39 Nous venons Nous-​même de rap­pe­ler ce prin­cipe : C’est pour que les choses créées puissent pro­cu­rer cette uti­li­té aux hommes, d’une manière sûre et bien ordon­née, que la nature a elle-​même ins­ti­tué le par­tage des biens par le moyen de la pro­prié­té pri­vée. Il importe de ne jamais perdre de vue ce prin­cipe, sous peine de s’égarer.

Or, ce n’est pas n’im­porte quel par­tage des biens et des richesses qui réa­li­se­ra, aus­si par­fai­te­ment du moins que le per­mettent les condi­tions humaines, l’exé­cu­tion du plan divin. Les res­sources que ne cessent d’ac­cu­mu­ler les pro­grès de l’é­co­no­mie sociale doivent donc être répar­ties de telle manière entre les indi­vi­dus et les diverses classes de la socié­té, que soit pro­cu­rée cette uti­li­té com­mune dont parle Léon XIII, ou, pour expri­mer autre­ment la même pen­sée, que soit res­pec­té le bien com­mun de la socié­té tout entière. La jus­tice sociale ne tolère pas qu’une classe empêche l’autre de par­ti­ci­per à ces avan­tages. Elles pèchent donc toutes les deux éga­le­ment contre cette sainte loi – et la classe des riches quand, déga­gée par sa for­tune de toute sol­li­ci­tude, elle estime par­fai­te­ment régu­lier et natu­rel un état de choses qui lui pro­cure tous les avan­tages, sans rien lais­ser à l’ou­vrier – et la classe des pro­lé­taires quand, exas­pé­rée par une situa­tion qui blesse la jus­tice, et trop exclu­si­ve­ment sou­cieuse de reven­di­quer les droits dont elle a pris conscience, elle réclame pour soi la tota­li­té du pro­duit qu’elle déclare sor­ti tout entier de ses mains ; quand elle pré­tend condam­ner et abo­lir, sans autre motif que leur nature même, toute pro­prié­té et tout reve­nu qui ne sont pas le fruit du tra­vail, quelles que soient par ailleurs leur nature et la fonc­tion qu’ils rem­plissent dans la socié­té humaine. Observons à cet égard com­bien c’est hors de pro­pos et sans fon­de­ment que cer­tains en appellent ici au témoi­gnage de l’Apôtre : « Si quel­qu’un ne veut pas tra­vailler, il ne doit pas man­ger non plus.« 40

L’Apôtre, en effet, condamne par ces paroles ceux qui se dérobent au tra­vail qu’ils peuvent et doivent four­nir ; il nous presse de mettre soi­gneu­se­ment à pro­fit notre temps et nos forces d’es­prit et de corps, et de ne pas nous rendre à charge d’au­trui, alors qu’il nous est loi­sible de pour­voir nous-​mêmes à nos propres néces­si­tés. En aucune manière, il ne pré­sente ici le tra­vail comme l’u­nique titre à rece­voir notre sub­sis­tance.41

Il importe donc d’at­tri­buer à cha­cun ce qui lui revient et de rame­ner aux exi­gences du bien com­mun ou aux normes de la jus­tice sociale la dis­tri­bu­tion des res­sources de ce monde, dont le fla­grant contraste entre une poi­gnée de riches et une mul­ti­tude d’in­di­gents atteste de nos jours, aux yeux de l’homme de cœur, les graves dérèglements.

Tel est en effet le but que Notre Prédécesseur fai­sait un devoir de pour­suivre : tra­vailler au relè­ve­ment du pro­lé­ta­riat. Il convient d’ur­ger d’au­tant plus cette obli­ga­tion et d’y appuyer avec une plus pres­sante insis­tance, que l’on a trop sou­vent négli­gé sur ce point les direc­tives de Notre Prédécesseur, soit qu’on les pas­sât inten­tion­nel­le­ment sous silence, soit qu’on jugeât la tâche irréa­li­sable, alors cepen­dant qu’elle peut être accom­plie et qu’il n’est pas per­mis de s’y soustraire.

L’atténuation du pau­pé­risme qui, au temps de Léon XIII, s’é­ta­lait encore dans toute son hor­reur, n’a cepen­dant rien enle­vé à la valeur et à l’op­por­tu­ni­té de ces ins­truc­tions. Sans aucun doute, la condi­tion des ouvriers s’est sen­si­ble­ment amé­lio­rée et ils jouissent à bien des égards d’un sort plus tolé­rable ; il en est ain­si sur­tout dans les pays plus pros­pères et plus poli­cés où les ouvriers ne pour­raient indis­tinc­te­ment pas­ser tous pour acca­blés de misère et voués à une extrême indi­gence. Par ailleurs, tou­te­fois, à mesure que l’in­dus­trie et la tech­nique modernes enva­his­saient rapi­de­ment pour s’y ins­tal­ler, et les pays neufs, et les antiques civi­li­sa­tions de l’Extrême Orient, on voyait s’ac­croître aus­si l’im­mense mul­ti­tude des pro­lé­taires indi­gents dont la détresse crie vers le ciel. À quoi s’a­joute encore la puis­sante armée des sala­riés ruraux réduits aux plus étroites condi­tions d’exis­tence et pri­vés « de toute pers­pec­tive d’une par­ti­ci­pa­tion à la pro­prié­té du sol« 42 et qui, s’il n’y est pour­vu de façon effi­cace et appro­priée, res­te­ront à jamais confi­nés dans les rangs du prolétariat.

Le pro­lé­ta­riat et le pau­pé­risme sont à coup sûr deux choses bien dis­tinctes. Il n’en reste pas moins vrai que l’exis­tence d’une immense mul­ti­tude de pro­lé­taires d’une part, et d’un petit nombre de riches pour­vus d’é­normes res­sources d’autre part, atteste à l’é­vi­dence que les richesses créées en si grande abon­dance à notre époque d’in­dus­tria­lisme sont mal répar­ties et ne sont pas appli­quées comme il convien­drait aux besoins des dif­fé­rentes classes.

Il faut donc tout mettre en œuvre afin que, dans l’a­ve­nir du moins, la part des biens qui s’ac­cu­mulent aux mains des capi­ta­listes soit réduite à une plus équi­table mesure et qu’il s’en répande une suf­fi­sante abon­dance par­mi les ouvriers, non certes pour que ceux-​ci relâchent leur labeur – l’homme est fait pour tra­vailler comme l’oi­seau pour voler – mais pour qu’ils accroissent par l’é­pargne un patri­moine qui, sage­ment admi­nis­tré, les met­tra à même de faire face plus aisé­ment et plus sûre­ment à leurs charges de famille. Ainsi, ils se déli­vre­ront de la vie d’in­cer­ti­tudes qui est le sort du pro­lé­ta­riat, ils seront armés contre les sur­prises du sort et ils empor­te­ront, en quit­tant ce monde, la confiance d’a­voir pour­vu en une cer­taine mesure aux besoins de ceux qui leur sur­vivent ici-bas.

Tout cela, Notre Prédécesseur l’a non seule­ment insi­nué, mais pro­cla­mé en termes clairs et expli­cites. Nous-​même, Nous le répé­tons en cette Lettre avec une nou­velle insis­tance. Qu’on en soit bien convain­cu, si l’on ne se décide enfin, cha­cun pour sa part, à le mettre sans délai à exé­cu­tion, on n’ar­ri­ve­ra pas à défendre effi­ca­ce­ment l’ordre public, la paix et la tran­quilli­té de la socié­té contre l’as­saut des forces révolutionnaires.

Cette exé­cu­tion n’est pos­sible tou­te­fois que si les pro­lé­taires sont mis en état de se consti­tuer, par leur indus­trie et leur épargne, un modeste avoir, ain­si que Nous l’a­vons répé­té après Notre Prédécesseur. Mais sur quoi, sinon sur leurs salaires, pourront-​ils, à force d’é­co­no­mie, pré­le­ver quelques res­sources, ceux qui doivent deman­der au seul tra­vail la sub­sis­tance et tout ce qui est néces­saire à la vie ? Venons-​en donc à cette ques­tion du salaire que Léon XIII déclare d’une grande impor­tance, expli­quant ou déve­lop­pant, quand le besoin se fera sen­tir, son ensei­gne­ment et ses direc­tives.43

Commençons par rele­ver la pro­fonde erreur de ceux qui déclarent essen­tiel­le­ment injuste le contrat de louage de tra­vail et pré­tendent qu’il faut lui sub­sti­tuer un contrat de socié­té ; ce disant, ils font en effet gra­ve­ment injure à Notre Prédécesseur, car l’en­cy­clique Rerum nova­rum, non seule­ment admet la légi­ti­mi­té du sala­riat, mais s’at­tache lon­gue­ment à le régler selon les normes de la justice.

Nous esti­mons cepen­dant plus appro­prié aux condi­tions pré­sentes de la vie sociale de tem­pé­rer quelque peu, dans la mesure du pos­sible, le contrat de tra­vail par des élé­ments emprun­tés au contrat de socié­té. C’est ce que l’on a déjà com­men­cé à faire sous des formes variées, non sans pro­fit sen­sible pour les tra­vailleurs et pour les pos­ses­seurs du capi­tal. Ainsi, les ouvriers et employés ont été appe­lés à par­ti­ci­per en quelque manière à la pro­prié­té de l’en­tre­prise, à sa ges­tion ou aux pro­fits qu’elle apporte.

Léon XIII avait déjà oppor­tu­né­ment obser­vé que la déter­mi­na­tion du juste taux du salaire ne se déduit pas d’une seule, mais de plu­sieurs consi­dé­ra­tions : « Pour fixer la juste mesure du salaire, écrivait-​il, il y a de nom­breux points de vue à consi­dé­rer.« 44 Par là même, il condam­nait la pré­somp­tion de ceux qui sou­tiennent qu’on résout sans peine cette ques­tion très déli­cate à l’aide d’une for­mule ou d’une règle unique, d’ailleurs abso­lu­ment fausse.

Ils se trompent, en effet, ceux qui adoptent sans hési­ter l’o­pi­nion si cou­rante selon laquelle la valeur du tra­vail et de la rému­né­ra­tion qui lui est due équi­vau­drait exac­te­ment à celle des fruits qu’il pro­cure, et qui en concluent que l’ou­vrier est auto­ri­sé à reven­di­quer pour soi la tota­li­té du pro­duit de son labeur. Ce que Nous avons dit pré­cé­dem­ment au sujet du capi­tal et du tra­vail suf­fit à prou­ver com­bien ce pré­ju­gé est mal fondé.

Autant que la pro­prié­té, le tra­vail, celui-​là sur­tout qui se loue au ser­vice d’au­trui, pré­sente, à côté de son carac­tère per­son­nel ou indi­vi­duel, un aspect social qu’il convient de ne pas perdre de vue. La chose est claire : à moins, en effet, que la socié­té ne soit consti­tuée en un corps bien orga­ni­sé, que l’ordre social et juri­dique ne pro­tège l’exer­cice du tra­vail, que les dif­fé­rentes pro­fes­sions, si étroi­te­ment soli­daires, ne s’ac­cordent et ne se com­plètent mutuel­le­ment, à moins sur­tout que l’in­tel­li­gence, le capi­tal et le tra­vail ne s’u­nissent et ne se fondent en quelque sorte en un prin­cipe unique d’ac­tion, l’ac­ti­vi­té humaine est vouée à la sté­ri­li­té. Il devient dès lors impos­sible d’es­ti­mer ce tra­vail à sa juste valeur et de lui attri­buer une exacte rému­né­ra­tion, si l’on néglige de prendre en consi­dé­ra­tion son aspect à la fois indi­vi­duel et social.

De ce double carac­tère que la nature a impri­mé au tra­vail humain, résultent des consé­quences très impor­tantes pour le régime du salaire et la déter­mi­na­tion de son taux. Et tout d’a­bord, on doit payer à l’ou­vrier un salaire qui lui per­mette de pour­voir à sa sub­sis­tance et à celle des siens45 Assurément, les autres membres de la famille, cha­cun sui­vant ses forces, doivent contri­buer à son entre­tien, ain­si qu’il en est, non seule­ment dans les familles d’a­gri­cul­teurs, mais aus­si chez un grand nombre d’ar­ti­sans ou de petits com­mer­çants. Mais il n’est aucu­ne­ment per­mis d’a­bu­ser de l’âge des enfants ou de la fai­blesse des femmes.

C’est à la mai­son avant tout, ou dans les dépen­dances de la mai­son, et par­mi les occu­pa­tions domes­tiques, qu’est le tra­vail des mères de famille. C’est donc par un abus néfaste et qu’il faut à tout prix faire dis­pa­raître, que les mères de famille, à cause de la modi­ci­té du salaire pater­nel, sont contraintes de cher­cher hors de la mai­son une occu­pa­tion rému­né­ra­trice, négli­geant les devoirs tout par­ti­cu­liers qui leur incombent avant tout : l’é­du­ca­tion des enfants.

On n’é­par­gne­ra donc aucun effort en vue d’as­su­rer aux pères de famille une rétri­bu­tion suf­fi­sam­ment abon­dante pour faire face aux charges nor­males du ménage. Si l’é­tat pré­sent de la vie indus­trielle ne per­met pas tou­jours de satis­faire à cette exi­gence, la jus­tice sociale com­mande que l’on pro­cède sans délai à des réformes qui garan­ti­ront à l’ou­vrier adulte un salaire répon­dant à ces condi­tions. À cet égard, il convient de rendre un juste hom­mage à l’i­ni­tia­tive de ceux qui, dans un très sage et très utile des­sein, ont ima­gi­né des for­mules diverses des­ti­nées, soit à pro­por­tion­ner la rému­né­ra­tion aux charges fami­liales, de telle manière que l’ac­crois­se­ment de celles-​ci s’ac­com­pagne d’un relè­ve­ment paral­lèle du salaire, soit à pour­voir le cas échéant à des néces­si­tés extraordinaires.

Dans la déter­mi­na­tion des salaires, on tien­dra éga­le­ment compte des besoins de l’en­tre­prise et de ceux qui l’as­sument. Il serait injuste d’exi­ger d’eux des salaires exa­gé­rés, qu’ils ne sau­raient sup­por­ter sans cou­rir à la ruine et entraî­ner les tra­vailleurs avec eux dans le désastre. Assurément, si par son indo­lence, sa négli­gence, ou parce qu’elle n’a pas un suf­fi­sant sou­ci du pro­grès éco­no­mique et tech­nique, l’en­tre­prise réa­lise de moindres pro­fits, elle ne peut se pré­va­loir de cette cir­cons­tance comme d’une rai­son légi­time pour réduire le salaire des ouvriers. Mais si, d’autre part, les res­sources lui manquent pour allouer à ses employés une équi­table rému­né­ra­tion, soit qu’elle suc­combe elle-​même sous le far­deau de charges injus­ti­fiées, soit qu’elle doive écou­ler ses pro­duits à des prix injus­te­ment dépri­més, ceux qui la réduisent à cette extré­mi­té se rendent cou­pables d’une criante ini­qui­té, car c’est par leur faute que les ouvriers sont pri­vés de la rému­né­ra­tion qui leur est due, lorsque, sous l’empire de la néces­si­té, ils acceptent des salaires infé­rieurs à ce qu’ils étaient en droit de réclamer.

Que tous donc, les ouvriers comme les patrons, s’ap­pliquent en par­faite union d’ef­forts et de vues à triom­pher de toutes les dif­fi­cul­tés et à sur­mon­ter tous les obs­tacles ; que les pou­voirs publics ne leur ménagent pas, à cette fin salu­taire, l’as­sis­tance d’une poli­tique avi­sée ! Que si l’on ne réus­sit pas néan­moins à conju­rer la crise, la ques­tion se pose­ra de savoir s’il convient de main­te­nir l’en­tre­prise ou s’il faut pour­voir de quelque autre manière à l’in­té­rêt de la main d’œuvre. En cette occur­rence, cer­tai­ne­ment très grave, il est néces­saire sur­tout que règnent entre les diri­geants et les employés une étroite union et une chré­tienne entente des cœurs qui se tra­duisent en d’ef­fi­caces efforts.

On s’ins­pi­re­ra enfin, dans la fixa­tion du taux des salaires, des néces­si­tés de l’é­co­no­mie géné­rale. Nous avons dit plus haut com­bien il importe à l’in­té­rêt com­mun que les tra­vailleurs et employés puissent, une fois cou­vertes les dépenses indis­pen­sables, mettre en réserve une par­tie de leurs salaires afin de se consti­tuer ain­si une modeste for­tune. Mais il est un autre aspect de la ques­tion, à peine moins impor­tant, qu’on ne peut, de nos jours moins que jamais, pas­ser sous silence. Nous vou­lons par­ler de la néces­si­té d’of­frir à ceux qui peuvent et veulent tra­vailler la pos­si­bi­li­té d’employer leurs forces. Or, cette pos­si­bi­li­té dépend dans une large mesure du taux des salaires qui mul­ti­plie les occa­sions du tra­vail, tant qu’il reste conte­nu dans de rai­son­nables limites, et les réduit au contraire dès qu’il s’en écarte. Nul n’i­gnore, en effet, qu’un niveau ou trop bas ou exa­gé­ré­ment éle­vé des salaires engendre éga­le­ment le chô­mage. Ce mal, qui sévit tout par­ti­cu­liè­re­ment sous Notre Pontificat et afflige un très grand nombre de tra­vailleurs, les plonge dans la misère et les expose à mille ten­ta­tions ; il consume la pros­pé­ri­té des nations et com­pro­met par tout l’u­ni­vers l’ordre public, la paix et la tranquillité.

À com­pri­mer ou haus­ser indû­ment les salaires, dans des vues d’in­té­rêt per­son­nel qui ne tien­draient nul compte de ce que réclame le bien géné­ral, on s’é­car­te­rait assu­ré­ment de la jus­tice sociale. Celle-​ci demande au contraire que tous les efforts et toutes les volon­tés conspirent à réa­li­ser, autant qu’il se peut faire, une poli­tique des salaires qui offre au plus grand nombre pos­sible de tra­vailleurs le moyen de louer leurs ser­vices et de se pro­cu­rer ain­si tous les élé­ments d’une hon­nête subsistance.

Au même résul­tat contri­bue­ra encore un rai­son­nable rap­port entre les dif­fères caté­go­ries de salaires et, ce qui s’y rat­tache étroi­te­ment, un rai­son­nable rap­port entre les prix aux­quels se vendent les pro­duits des diverses branches de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique, telles que l’a­gri­cul­ture, l’in­dus­trie, d’autres encore. Où cette har­mo­nieuse pro­por­tion se réa­li­se­ra, ces dif­fé­rentes acti­vi­tés s’u­ni­ront et se com­bi­ne­ront en un seul orga­nisme et, comme les par­ties du corps, se prê­te­ront un mutuel et bien­fai­sant concours. L’organisme éco­no­mique et social sera sai­ne­ment consti­tué et attein­dra sa fin, alors seule­ment qu’il pro­cu­re­ra à tous et à cha­cun de ses membres tous les biens que les res­sources de la nature et de l’in­dus­trie, ain­si que l’or­ga­ni­sa­tion vrai­ment sociale de la vie éco­no­mique, ont le moyen de leur pro­cu­rer. Ces biens doivent être assez abon­dants pour satis­faire aux besoins d’une hon­nête sub­sis­tance et pour éle­ver les hommes à ce degré d’ai­sance et de culture, qui, pour­vu qu’on en use sage­ment, ne met pas d’obs­tacle à la ver­tu, mais en faci­lite au contraire sin­gu­liè­re­ment l’exer­cice.46

Ce que Nous avons dit jus­qu’à pré­sent de l’é­qui­table répar­ti­tion des biens et du juste salaire regarde sur­tout les indi­vi­dus et ne touche qu’in­di­rec­te­ment cet ordre social que Léon XIII, Notre Prédécesseur, s’est appli­qué avec tant de sol­li­ci­tude à res­tau­rer selon les prin­cipes de la saine phi­lo­so­phie et à orga­ni­ser plus par­fai­te­ment sui­vant les sublimes pré­ceptes de la loi évangélique.

Toutefois, pour affer­mir ce qu’il a lui-​même si heu­reu­se­ment com­men­cé, pour mener à bien la tâche qui reste à accom­plir et pour en faire reti­rer à la famille humaine de plus amples et de plus heu­reux fruits, deux choses sur­tout sont néces­saires : la réforme des ins­ti­tu­tions et la réforme des moeurs.

Parlant de la réforme des ins­ti­tu­tions, c’est tout natu­rel­le­ment l’État qui vient à l’es­prit. Non certes qu’il faille fon­der sur son inter­ven­tion tout espoir de salut ! Mais depuis que l’in­di­vi­dua­lisme a réus­si à bri­ser, à étouf­fer presque cet intense mou­ve­ment de vie sociale qui s’é­pa­nouis­sait jadis en une riche et har­mo­nieuse flo­rai­son de grou­pe­ments les plus divers, il ne reste plus guère en pré­sence que les indi­vi­dus et l’État. Cette défor­ma­tion du régime social ne laisse pas de nuire sérieu­se­ment à l’État sur qui retombent dès lors toutes les fonc­tions que n’exercent plus les grou­pe­ments dis­pa­rus, et qui se voit acca­blé sous une quan­ti­té à peu près infi­nie de charges et de responsabilités.

Il est vrai sans doute, et l’his­toire en four­nit d’a­bon­dants témoi­gnages, que, par suite de l’é­vo­lu­tion des condi­tions sociales, bien des choses que l’on deman­dait jadis à des asso­cia­tions de moindre enver­gure ne peuvent plus désor­mais être accom­plies que par de puis­santes col­lec­ti­vi­tés. Il n’en reste pas moins indis­cu­table qu’on ne sau­rait ni chan­ger ni ébran­ler ce prin­cipe si grave de phi­lo­so­phie sociale : de même qu’on ne peut enle­ver aux par­ti­cu­liers, pour les trans­fé­rer à la com­mu­nau­té, les attri­bu­tions dont ils sont capables de s’ac­quit­ter de leur seule ini­tia­tive et par leurs propres moyens, ain­si ce serait com­mettre une injus­tice, en même temps que trou­bler d’une manière très dom­ma­geable l’ordre social, que de reti­rer aux grou­pe­ments d’ordre infé­rieur, pour les confier à une col­lec­ti­vi­té plus vaste et d’un rang plus éle­vé, les fonc­tions qu’ils sont en mesure de rem­plir eux-mêmes.

L’objet natu­rel de toute inter­ven­tion en matière sociale est d’ai­der les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absor­ber. Que l’au­to­ri­té publique aban­donne donc aux grou­pe­ments de rang infé­rieur le soin des affaires de moindre impor­tance où se dis­per­se­rait à l’ex­cès son effort ; elle pour­ra dès lors assu­rer plus libre­ment, plus puis­sam­ment, plus effi­ca­ce­ment les fonc­tions qui n’ap­par­tiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les rem­plir ; diri­ger, sur­veiller, sti­mu­ler, conte­nir, selon que le com­portent les cir­cons­tances ou l’exige la néces­si­té. Que les gou­ver­nants en soient donc bien per­sua­dés : plus par­fai­te­ment sera réa­li­sé l’ordre hié­rar­chique des divers grou­pe­ments, selon ce prin­cipe de la fonc­tion sup­plé­tive de toute col­lec­ti­vi­té, plus grandes seront l’au­to­ri­té et la puis­sance sociale, plus heu­reux et plus pros­père l’é­tat des affaires publiques.

L’objectif que doivent avant tout se pro­po­ser l’État et l’é­lite des citoyens, ce à quoi ils doivent appli­quer tout d’a­bord leur effort, c’est de mettre un terme au conflit qui divise les classes et de pro­vo­quer et encou­ra­ger une cor­diale col­la­bo­ra­tion des professions.

La poli­tique sociale met­tra donc tous ses soins à recons­ti­tuer les corps pro­fes­sion­nels. Jusqu’à pré­sent, en effet, la socié­té reste plon­gée dans un état violent, par­tant instable et chan­ce­lant, puis­qu’elle se fonde sur des classes que des appé­tits contra­dic­toires mettent en conflit et qui, de ce chef, inclinent trop faci­le­ment à la haine et à la guerre. En effet, bien que le tra­vail, ain­si que l’ex­po­sait net­te­ment Notre Prédécesseur dans son ency­clique, ne soit pas une simple mar­chan­dise44, qu’il faille recon­naître en lui la digni­té humaine de l’ou­vrier et qu’on ne puisse pas l’é­chan­ger comme une den­rée quel­conque, de nos jours, sur le mar­ché du tra­vail, l’offre et la demande opposent les par­ties en deux classes, comme en deux camps ; le débat qui s’ouvre trans­forme le mar­ché en un champ clos où les deux armées se livrent un com­bat achar­né. À ce grave désordre qui mène la socié­té à la ruine, tout le monde le com­prend, il est urgent de por­ter un prompt remède.

Mais on ne sau­rait arri­ver à une gué­ri­son par­faite que si, à ces classes oppo­sées, on sub­sti­tue des organes bien consti­tués, des “ordres” ou des “pro­fes­sions” qui groupent les hommes, non pas d’a­près la posi­tion qu’ils occupent sur le mar­ché du tra­vail, mais d’a­près les dif­fé­rentes branches de l’ac­ti­vi­té sociale aux­quelles ils se rat­tachent. De même, en effet, que ceux que rap­prochent des rela­tions de voi­si­nage en viennent à consti­tuer des cités, ain­si la nature incline les membres d’un même métier ou d’une même pro­fes­sion, quelle qu’elle soit, à créer des grou­pe­ments cor­po­ra­tifs, si bien que beau­coup consi­dèrent de tels grou­pe­ments comme des organes sinon essen­tiels, du moins natu­rels dans la société.

L’ordre résul­tant, comme l’ex­plique si bien saint Thomas47, de l’u­ni­té d’ob­jets divers har­mo­nieu­se­ment dis­po­sés, le corps social ne sera vrai­ment ordon­né que si une véri­table uni­té relie soli­de­ment entre eux tous les membres qui le consti­tuent. Or, ce prin­cipe d’u­nion trouve – et pour chaque pro­fes­sion, dans la pro­duc­tion des biens ou la pres­ta­tion des ser­vices que vise l’ac­ti­vi­té com­bi­née des patrons et des ouvriers qui la consti­tuent – et pour l’en­semble des pro­fes­sions, dans le bien com­mun auquel elles doivent toutes et cha­cune pour sa part tendre par la coor­di­na­tion de leurs efforts. Cette union sera d’au­tant plus forte et plus effi­cace que les indi­vi­dus et les pro­fes­sions elles-​mêmes s’ap­pli­que­ront plus fidè­le­ment à exer­cer leur spé­cia­li­té et à y exceller.

De ce qui pré­cède, on conclu­ra sans peine qu’au sein de ces grou­pe­ments cor­po­ra­tifs, la pri­mau­té appar­tient incon­tes­ta­ble­ment aux inté­rêts com­muns de la pro­fes­sion ; entre tous, le plus impor­tant est de veiller à ce que l’ac­ti­vi­té col­lec­tive s’o­riente tou­jours vers le bien com­mun de la socié­té. Pour ce qui est des ques­tions dans les­quelles les inté­rêts par­ti­cu­liers, soit des employeurs, soit des employés, sont en jeu de façon spé­ciale, au point que l’une des par­ties doive pré­ve­nir les abus que l’autre ferait de sa supé­rio­ri­té, cha­cune des deux pour­ra déli­bé­rer sépa­ré­ment sur ces objets et prendre les déci­sions que com­porte la matière.

Il est à peine besoin de le rap­pe­ler ici, ce que Léon XIII a ensei­gné, au sujet des formes de gou­ver­ne­ment, vaut éga­le­ment, toute pro­por­tion gar­dée, pour les grou­pe­ments cor­po­ra­tifs des diverses pro­fes­sions, et doit leur être appli­qué : les hommes sont libres d’a­dop­ter telle forme d’or­ga­ni­sa­tion qu’ils pré­fèrent, pour­vu seule­ment qu’il soit tenu compte des exi­gences de la jus­tice et du bien com­mun.48

Mais comme les habi­tants d’une cité ont cou­tume de créer aux fins les plus diverses des asso­cia­tions aux­quelles il est loi­sible à cha­cun de don­ner ou de refu­ser son nom, ain­si les per­sonnes qui exercent la même pro­fes­sion gardent la facul­té de s’as­so­cier libre­ment en vue de cer­tains objets qui, d’une manière quel­conque, se rap­portent à cette pro­fes­sion. Comme ces libres asso­cia­tions ont été clai­re­ment et exac­te­ment décrites par Notre illustre Prédécesseur, il suf­fi­ra d’in­sis­ter sur un point : l’homme est libre, non seule­ment de créer de pareilles socié­tés d’ordre et de droit pri­vé, mais encore de leur « don­ner les sta­tuts et règle­ments qui paraissent les plus appro­priés au but pour­sui­vi.« 49 La même facul­té doit être recon­nue pour les asso­cia­tions dont l’ob­jet déborde le cadre propre des diverses pro­fes­sions. Puissent les libres asso­cia­tions qui fleu­rissent déjà et portent de si heu­reux fruits se don­ner pour tâche, en pleine confor­mi­té avec les prin­cipes de la phi­lo­so­phie sociale chré­tienne, de frayer la voie à ces orga­nismes meilleurs, à ces grou­pe­ments cor­po­ra­tifs dont Nous avons par­lé, et d’ar­ri­ver, cha­cune dans la mesure de ses moyens, à en pro­cu­rer la réalisation.

Une autre chose encore reste à faire, qui se rat­tache étroi­te­ment à tout ce qui pré­cède. De même qu’on ne sau­rait fon­der l’u­ni­té du corps social sur l’op­po­si­tion des classes, ain­si on ne peut attendre du libre jeu de la concur­rence l’a­vè­ne­ment d’un régime éco­no­mique bien ordonné.

C’est en effet de cette illu­sion, comme d’une source conta­mi­née, que sont sor­ties toutes les erreurs de la science éco­no­mique indi­vi­dua­liste. Cette science, sup­pri­mant par oubli ou igno­rance le carac­tère social et moral de la vie éco­no­mique, pen­sait que les pou­voirs publics doivent aban­don­ner celle-​ci, affran­chie de toute contrainte, à ses propres réac­tions, la liber­té du mar­ché et de la concur­rence lui four­nis­sant un prin­cipe direc­tif plus sûr que l’in­ter­ven­tion de n’im­porte quelle intel­li­gence créée. Sans doute, conte­nue dans de justes limites, la libre concur­rence est chose légi­time et utile ; jamais pour­tant elle ne sau­rait ser­vir de norme régu­la­trice à la vie éco­no­mique. Les faits l’ont sur­abon­dam­ment prou­vé depuis qu’on a mis en pra­tique les pos­tu­lats d’un néfaste indi­vi­dua­lisme. Il est donc abso­lu­ment néces­saire de repla­cer la vie éco­no­mique sous la loi d’un prin­cipe direc­teur juste et effi­cace. La dic­ta­ture éco­no­mique qui a suc­cé­dé aujourd’­hui à la libre concur­rence ne sau­rait assu­ré­ment rem­plir cette fonc­tion ; elle le peut d’au­tant moins que, immo­dé­rée et vio­lente de sa nature, elle a besoin pour se rendre utile aux hommes d’un frein éner­gique et d’une sage direc­tion qu’elle ne trouve pas en elle-​même. C’est donc à des prin­cipes supé­rieurs et plus nobles qu’il faut deman­der de gou­ver­ner avec une sévère inté­gri­té ces puis­sances éco­no­miques, c’est-​à-​dire à la jus­tice et à la cha­ri­té sociales. Cette jus­tice doit donc péné­trer com­plè­te­ment les ins­ti­tu­tions mêmes et la vie tout entière des peuples ; son effi­ca­ci­té vrai­ment opé­rante doit sur­tout se mani­fes­ter par la créa­tion d’un ordre juri­dique et social qui informe en quelque sorte toute la vie éco­no­mique. Quant à la cha­ri­té sociale, elle doit être l’âme de cet ordre que les pou­voirs publics doivent s’employer à pro­té­ger et à défendre effi­ca­ce­ment ; tâche dont ils s’ac­quit­te­ront plus faci­le­ment s’ils veulent bien se libé­rer des attri­bu­tions qui, Nous l’a­vons déjà dit, ne sont pas de leur domaine propre.

Il convient aus­si que les diverses nations, si étroi­te­ment soli­daires et inter­dé­pen­dantes dans l’ordre éco­no­mique, mettent en com­mun leurs réflexions et leurs efforts pour hâter, à la faveur d’en­ga­ge­ments et d’ins­ti­tu­tions sage­ment conçus, l’a­vè­ne­ment d’une bien­fai­sante et heu­reuse col­la­bo­ra­tion éco­no­mique internationale.

Si donc l’on recons­ti­tue, comme il a été dit, les diverses par­ties de l’or­ga­nisme social, si l’on res­ti­tue à l’ac­ti­vi­té éco­no­mique son prin­cipe régu­la­teur, alors se véri­fie­ra en quelque manière du corps social ce que l’Apôtre disait du corps mys­tique du Christ : Tout le corps, coor­don­né et uni par les liens des membres qui se prêtent un mutuel secours et dont cha­cun opère selon sa mesure d’ac­ti­vi­té, gran­dit et se per­fec­tionne dans la cha­ri­té.50

Récemment, ain­si que nul ne l’i­gnore, a été inau­gu­rée une orga­ni­sa­tion syn­di­cale et coopé­ra­tive d’un genre par­ti­cu­lier. L’objet même de Notre ency­clique Nous fait un devoir de la men­tion­ner et de lui consa­crer quelques réflexions opportunes.

L’État accorde au syn­di­cat une recon­nais­sance légale qui n’est pas sans confé­rer à ce der­nier un carac­tère de mono­pole, en tant que seul le syn­di­cat recon­nu peut repré­sen­ter res­pec­ti­ve­ment les ouvriers et les patrons, que seul il est auto­ri­sé à conclure les contrats ou conven­tions col­lec­tives de tra­vail. L’affiliation au syn­di­cat est facul­ta­tive, et c’est dans ce sens seule­ment que l’on peut qua­li­fier de libre cette orga­ni­sa­tion syn­di­cale, vu que la coti­sa­tion syn­di­cale et d’autres contri­bu­tions spé­ciales sont obli­ga­toires pour tous ceux qui appar­tiennent à une caté­go­rie déter­mi­née, ouvriers aus­si bien que patrons, comme sont aus­si obli­ga­toires les conven­tions col­lec­tives de tra­vail conclues par le syn­di­cat légal. Il est vrai qu’il a été offi­ciel­le­ment décla­ré que le syn­di­cat légal n’ex­clut pas l’exis­tence d’as­so­cia­tions pro­fes­sion­nelles de fait.

Les cor­po­ra­tions sont consti­tuées par les repré­sen­tants des syn­di­cats ouvriers et patro­naux d’une même pro­fes­sion ou d’un même métier et, ain­si que de vrais et propres organes ou ins­ti­tu­tions d’État, dirigent et coor­donnent l’ac­ti­vi­té des syn­di­cats dans toutes les matières d’in­té­rêt commun.

Grève et lock-​out sont inter­dits ; si les par­ties ne peuvent se mettre d’ac­cord, c’est l’au­to­ri­té qui intervient.

Point n’est besoin de beau­coup de réflexion pour décou­vrir les avan­tages de l’ins­ti­tu­tion, si som­mai­re­ment que Nous l’ayons décrite : col­la­bo­ra­tion paci­fique des classes, évic­tion de l’ac­tion et des orga­ni­sa­tions socia­listes, influence modé­ra­trice d’une magis­tra­ture spéciale.

Mais pour ne rien omettre en une matière si impor­tante, tenant compte des prin­cipes géné­raux ci-​dessus invo­qués et de ce que Nous ajou­te­rons à l’ins­tant, Nous devons dire cepen­dant qu’à Notre connais­sance il ne manque pas de per­sonnes qui redoutent que l’État ne se sub­sti­tue à l’i­ni­tia­tive pri­vée, au lieu de se limi­ter à une aide ou à une assis­tance néces­saire et suf­fi­sante. On craint que la nou­velle orga­ni­sa­tion syn­di­cale et cor­po­ra­tive ne revête un carac­tère exa­gé­ré­ment bureau­cra­tique et poli­tique, et que, non­obs­tant les avan­tages géné­raux déjà men­tion­nés, elle ne risque d’être mise au ser­vice de fins poli­tiques par­ti­cu­lières, plu­tôt que de contri­buer à l’a­vè­ne­ment d’un meilleur équi­libre social.

Nous pen­sons que, pour atteindre ce der­nier et très noble objec­tif et pro­cu­rer par là le bien réel et durable de la col­lec­ti­vi­té, il est besoin d’a­bord et par-​dessus tout de la béné­dic­tion de Dieu et ensuite de la col­la­bo­ra­tion de toutes les bonnes volon­tés. Nous croyons en outre, par une consé­quence néces­saire, que cet objec­tif sera d’au­tant plus sûre­ment atteint que plus large sera la contri­bu­tion des com­pé­tences tech­niques, pro­fes­sion­nelles et sociales, et, plus encore, des prin­cipes catho­liques et de leur pra­tique, de la part, non pas de l’Action catho­lique (qui n’en­tend pas déployer une acti­vi­té stric­te­ment syn­di­cale ou poli­tique), mais de la part de ceux de Nos fils que l’Action catho­lique aura par­fai­te­ment péné­trés de ces prin­cipes et pré­pa­rés à s’en faire les apôtres sous la conduite et le magis­tère de l’Église, de cette Église qui, même dans le domaine par­ti­cu­lier dont Nous venons de par­ler, comme d’ailleurs par­tout où s’a­gitent et se règlent des ques­tions morales, ne peut oublier ou négli­ger le man­dat de gar­der et d’en­sei­gner que Dieu lui a conféré.

Mais tout ce que Nous avons ensei­gné sur la res­tau­ra­tion et l’a­chè­ve­ment de l’ordre social ne s’ob­tien­dra jamais sans une réforme des moeurs. L’histoire Nous en four­nit un très convain­cant témoi­gnage. Il a exis­té en effet un ordre social qui, sans être en tous points par­fait, répon­dait cepen­dant, autant que le per­met­taient les cir­cons­tances et les exi­gences de temps, aux pré­ceptes de la droite rai­son. Si cet ordre a depuis long­temps dis­pa­ru, ce n’est certes pas qu’il n’ait pu évo­luer et se déve­lop­per pour s’ac­com­mo­der à ce que récla­maient des cir­cons­tances et des néces­si­tés nou­velles. La faute en fut bien plu­tôt aux hommes, soit que leur égoïsme endur­ci ait refu­sé d’ou­vrir, comme il eût fal­lu, les cadres de leur orga­ni­sa­tion à la mul­ti­tude crois­sante qui deman­dait à y péné­trer, soit que, séduits par l’at­trait d’une fausse liber­té ou vic­times d’autres erreurs, ils se soient mon­trés impa­tients de tout joug et aient vou­lu s’af­fran­chir de toute autorité.

Il Nous reste donc à faire com­pa­raître le régime éco­no­mique actuel et le socia­lisme, son accu­sa­teur achar­né ; à por­ter publi­que­ment sur eux un juge­ment équi­table, puis, ayant cher­ché la cause pro­fonde de tant de maux, à indi­quer le remède pri­mor­dial et le plus indis­pen­sable : la réforme des moeurs.

De pro­fonds chan­ge­ments ont été subis depuis Léon XIII par le régime éco­no­mique aus­si bien que par le socia­lisme. Et d’a­bord, que les condi­tions éco­no­miques aient for­te­ment chan­gé, la chose est mani­feste. Vous le savez, Vénérables Frères et très chers Fils, Notre Prédécesseur d’heu­reuse mémoire a eu sur­tout en vue, en écri­vant son ency­clique, le régime dans lequel les hommes contri­buent d’or­di­naire à l’ac­ti­vi­té éco­no­mique, les uns par les capi­taux, les autres par le tra­vail, comme il le défi­nis­sait dans une heu­reuse for­mule : « Il ne peut y avoir de capi­tal sans tra­vail, ni de tra­vail sans capi­tal.« 38

Ce régime, Léon XIII consacre tous ses efforts à l’or­ga­ni­ser selon la jus­tice ; il est donc évident qu’il n’est pas à condam­ner en lui-​même. Et de fait, ce n’est pas sa consti­tu­tion qui est mau­vaise ; mais il y a vio­la­tion de l’ordre quand le capi­tal n’en­gage les ouvriers ou la classe des pro­lé­taires qu’en vue d’ex­ploi­ter à son gré et à son pro­fit per­son­nel l’in­dus­trie et le régime éco­no­mique tout entier, sans tenir aucun compte, ni de la digni­té humaine des ouvriers, ni du carac­tère social de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique, ni même de la jus­tice sociale et du bien commun.

Il est vrai que, même à l’heure pré­sente, ce régime n’est pas par­tout en vigueur ; il en est un autre qui gou­verne encore une nom­breuse et très impor­tante frac­tion de l’hu­ma­ni­té ; c’est le cas par exemple de la pro­fes­sion agri­cole où un très grand nombre d’hommes trouvent leur sub­sis­tance au prix d’un tra­vail probe et hon­nête. Cet autre régime éco­no­mique n’est pour­tant pas exempt d’an­gois­santes dif­fi­cul­tés que Notre Prédécesseur signale en plu­sieurs endroits de son ency­clique et aux­quelles Nous-​même avons fait ci-​dessus plus d’une allusion.

Mais depuis la publi­ca­tion de l’en­cy­clique de Léon XIII, avec l’in­dus­tria­li­sa­tion pro­gres­sive dans le monde, le régime capi­ta­liste a lui aus­si consi­dé­ra­ble­ment éten­du son emprise, enva­his­sant et péné­trant les condi­tions éco­no­miques et sociales de ceux-​là mêmes qui se trouvent en dehors de son domaine, y intro­dui­sant, en même temps que ses avan­tages, ses incon­vé­nients et ses défauts, et lui impri­mant pour ain­si dire sa marque propre.

Ce n’est donc pas seule­ment pour le bien de ceux qui habitent les régions de capi­ta­lisme et d’in­dus­trie, mais pour celui du genre humain tout entier que Nous allons exa­mi­ner les chan­ge­ments sur­ve­nus depuis Léon XIII dans le régime capitaliste.

Ce qui, à notre époque, frappe tout d’a­bord le regard, ce n’est pas seule­ment la concen­tra­tion des richesses, mais encore l’ac­cu­mu­la­tion d’une énorme puis­sance, d’un pou­voir éco­no­mique dis­cré­tion­naire, aux mains d’un petit nombre d’hommes qui d’or­di­naire ne sont pas les pro­prié­taires, mais les simples dépo­si­taires et gérants du capi­tal qu’ils admi­nistrent à leur gré. Ce pou­voir est sur­tout consi­dé­rable chez ceux qui, déten­teurs et maîtres abso­lus de l’argent, gou­vernent le cré­dit et le dis­pensent selon leur bon plai­sir. Par là, ils dis­tri­buent en quelque sorte le sang de l’or­ga­nisme éco­no­mique dont ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que sans leur consen­te­ment nul ne peut plus respirer.

Cette concen­tra­tion du pou­voir et des res­sources, qui est comme le trait dis­tinc­tif de l’é­co­no­mie contem­po­raine, est le fruit natu­rel d’une concur­rence dont la liber­té ne connaît pas de limites ; ceux-​là seuls res­tent debout qui sont les plus forts, ce qui sou­vent revient à dire, qui luttent avec le plus de vio­lence, qui sont le moins gênés par les scru­pules de conscience.

À son tour, cette accu­mu­la­tion de forces et de res­sources amène à lut­ter pour s’emparer de la puis­sance, et ceci de trois façons : on com­bat d’a­bord pour la maî­trise éco­no­mique ; on se dis­pute ensuite le pou­voir poli­tique dont on exploi­te­ra les res­sources et la puis­sance dans la lutte éco­no­mique ; le conflit se porte enfin sur le ter­rain inter­na­tio­nal, soit que les divers États mettent leurs forces et leur puis­sance poli­tique au ser­vice des inté­rêts éco­no­miques de leurs res­sor­tis­sants, soit qu’ils se pré­valent de leurs forces et de leur puis­sance éco­no­miques pour tran­cher leurs dif­fé­rends politiques.

Ce sont là les der­nières consé­quences de l’es­prit indi­vi­dua­liste dans la vie éco­no­mique, consé­quences que vous-​mêmes, Vénérables Frères et très chers Fils, connais­sez par­fai­te­ment et déplo­rez : la libre concur­rence s’est détruite elle-​même ; à la liber­té du mar­ché a suc­cé­dé une dic­ta­ture éco­no­mique. L’appétit du gain a fait place à une ambi­tion effré­née de domi­ner. Toute la vie éco­no­mique est deve­nue hor­ri­ble­ment dure, impla­cable, cruelle. À tout cela viennent s’a­jou­ter les graves dom­mages qui résultent d’une fâcheuse confu­sion entre les fonc­tions et devoirs d’ordre poli­tique et ceux d’ordre éco­no­mique : telle, pour n’en citer qu’un d’une extrême impor­tance, la déchéance du pou­voir : lui qui devrait gou­ver­ner de haut, comme sou­ve­rain et suprême arbitre, en toute impar­tia­li­té et dans le seul inté­rêt du bien com­mun et de la jus­tice, il est tom­bé au rang d’es­clave et deve­nu le docile ins­tru­ment de toutes les pas­sions et de toutes les ambi­tions de l’intérêt.

Dans l’ordre des rela­tions inter­na­tio­nales, de la même source sortent deux cou­rants divers : c’est d’une part le natio­na­lisme ou même l’im­pé­ria­lisme éco­no­mique, de l’autre, non moins funeste et détes­table, l’in­ter­na­tio­na­lisme ou impé­ria­lisme inter­na­tio­nal de l’argent, pour lequel là où est l’a­van­tage, là est la patrie.

Par quels remèdes il est pos­sible d’ob­vier à un mal si pro­fond, Nous l’a­vons indi­qué en expo­sant la doc­trine dans la seconde par­tie de cette Lettre ; il Nous suf­fi­ra dès lors de rap­pe­ler ici la sub­stance de Notre ensei­gne­ment. Puisque le régime éco­no­mique moderne repose prin­ci­pa­le­ment sur le capi­tal et le tra­vail, les prin­cipes de la droite rai­son ou de la phi­lo­so­phie sociale chré­tienne concer­nant ces deux élé­ments, ain­si que leur col­la­bo­ra­tion, doivent être recon­nus et mis en pra­tique. Pour évi­ter l’é­cueil tant de l’in­di­vi­dua­lisme que du socia­lisme, on tien­dra sur­tout un compte du double carac­tère, indi­vi­duel et social, que revêtent le capi­tal ou pro­prié­té d’une part, et le tra­vail de l’autre. Les rap­ports entre l’un et l’autre doivent être réglés selon les lois d’une très exacte jus­tice com­mu­ta­tive, avec l’aide de la cha­ri­té chré­tienne. Il faut que la libre concur­rence conte­nue dans de rai­son­nables et justes limites, et plus encore la puis­sance éco­no­mique, soient effec­ti­ve­ment sou­mises à l’au­to­ri­té publique en tout ce qui relève de celle-​ci. Enfin, les ins­ti­tu­tions des divers peuples doivent confor­mer tout l’en­semble des rela­tions humaines aux exi­gences du bien com­mun, c’est-​à-​dire aux règles de la jus­tice sociale ; d’où il résul­te­ra néces­sai­re­ment que cette fonc­tion si impor­tante de la vie sociale qu’est l’ac­ti­vi­té éco­no­mique retrou­ve­ra à son tour la rec­ti­tude et l’é­qui­libre de l’ordre.

Non moins pro­fonde que celle du régime éco­no­mique, est la trans­for­ma­tion subie depuis Léon XIII par le socia­lisme, le prin­ci­pal adver­saire vis par Notre Prédécesseur. Alors, en effet, le socia­lisme pou­vait être consi­dé­ré comme sen­si­ble­ment un ; il défen­dait des doc­trines bien défi­nies et for­mant un tout orga­nique ; depuis, il s’est divi­sé en deux par­tis prin­ci­paux, le plus sou­vent oppo­sés entre eux et même enne­mis achar­nés, sans que tou­te­fois ni l’un ni l’autre ait renon­cé au fon­de­ment anti­chré­tien qui carac­té­ri­sait le socialisme.

Une par­tie, en effet, du socia­lisme a subi un chan­ge­ment sem­blable à celui que Nous venons plus haut de faire consta­ter dans l’é­co­no­mie capi­ta­liste, et a ver­sé dans le com­mu­nisme : celui-​ci a, dans son ensei­gne­ment et son action, un double objec­tif qu’il pour­suit, non pas en secret et par des voies détour­nées, mais ouver­te­ment, au grand jour et par tous les moyens, même les plus vio­lents : une lutte des classes impla­cable et la dis­pa­ri­tion com­plète de la pro­prié­té pri­vée. À la pour­suite de ce but, il n’est rien qu’il n’ose, rien qu’il res­pecte ; là où il a pris le pou­voir, il se montre sau­vage et inhu­main à un degré qu’on a peine à croire et qui tient du pro­dige, comme en témoignent les épou­van­tables mas­sacres et les mines qu’il a accu­mu­lés dans d’im­menses pays de l’Europe orien­tale et de l’Asie ; à quel point il est l’ad­ver­saire et l’en­ne­mi décla­ré de la sainte Église et de Dieu lui-​même, l’ex­pé­rience, hélas ! ne l’a que trop prou­vé, et tous le savent abon­dam­ment. Nous ne jugeons assu­ré­ment pas néces­saire d’a­ver­tir les fils bons et fidèles de l’Église tou­chant la nature impie et injuste du com­mu­nisme ; mais cepen­dant, Nous ne pou­vions voir sans une pro­fonde dou­leur l’in­cu­rie de ceux qui, appa­rem­ment insou­ciants de ce dan­ger immi­nent et lâche­ment pas­sifs, laissent se pro­pa­ger de toutes parts des doc­trines qui, par la vio­lence et le meurtre, vont à la des­truc­tion de la socié­té tout entière. Ceux-​là sur­tout méritent d’être condam­nés pour leur iner­tie, qui négligent de sup­pri­mer ou de chan­ger des états de choses qui exas­pèrent les esprits des masses et pré­parent ain­si la voie au bou­le­ver­se­ment et à la mine de la société.

Plus modé­ré sans doute est l’autre par­ti qui a conser­vé le nom de socia­lisme : non seule­ment il repousse le recours à la force, mais sans reje­ter com­plè­te­ment – d’or­di­naire du moins – la lutte des classes et la dis­pa­ri­tion de la pro­prié­té pri­vée, il y apporte cer­taines atté­nua­tions et cer­tains tem­pé­ra­ments. On dirait que le socia­lisme, effrayé par ses propres prin­cipes et par les consé­quences qu’en tire le com­mu­nisme, se tourne vers les doc­trines de la véri­té chré­tienne et, pour ain­si dire, se rap­proche d’elles : on ne peut nier, en effet, que par­fois ses reven­di­ca­tions res­semblent éton­nam­ment à ce que demandent ceux qui veulent réfor­mer la socié­té selon les prin­cipes chrétiens.

La lutte des classes, en effet, si elle renonce aux actes d’hos­ti­li­té et à la haine mutuelle, se change peu à peu en une légi­time dis­cus­sion d’in­té­rêts fon­dée sur la recherche de la jus­tice, et qui, si elle n’est pas cette heu­reuse paix sociale que nous dési­rons tous, peut cepen­dant et doit être un point de départ pour arri­ver à une coopé­ra­tion mutuelle des pro­fes­sions. La guerre décla­rée à la pro­prié­té pri­vée se calme, elle aus­si, de plus en plus et se res­treint de telle sorte que, en défi­ni­tive, ce n’est plus la pro­prié­té même des moyens de pro­duc­tion qui est atta­quée, mais une cer­taine pré­po­tence sociale que cette socié­té, contre tout droit, s’est arro­gée et a usur­pée. Et de fait, une telle puis­sance appar­tient en propre, non à celui qui sim­ple­ment pos­sède, mais à l’au­to­ri­té publique.

De la sorte, les choses peuvent en arri­ver insen­si­ble­ment à ce que les idées de ce socia­lisme miti­gé ne dif­fèrent plus de ce que sou­haitent et demandent ceux qui cherchent à réfor­mer la socié­té sur la base des prin­cipes chré­tiens. Car il y a cer­taines caté­go­ries de biens pour les­quels on peut sou­te­nir avec rai­son qu’ils doivent être réser­vés à la col­lec­ti­vi­té, lors­qu’ils en viennent à confé­rer une puis­sance éco­no­mique telle qu’elle peut, sans dan­ger pour le bien public, être lais­sée entre les mains des per­sonnes privées.

Des demandes et des récla­ma­tions de ce genre sont justes et n’ont rien qui s’é­carte de la véri­té chré­tienne ; encore bien moins peut-​on dire qu’elles appar­tiennent en propre au socia­lisme. Ceux donc qui ne veulent pas autre chose n’ont aucune rai­son pour s’ins­crire par­mi les socialistes.

Il ne fau­drait cepen­dant pas croire que les par­tis ou grou­pe­ments socia­listes qui ne sont pas com­mu­nistes en sont tous sans excep­tion reve­nus jusque-​là, soit en fait, soit dans leurs pro­grammes. En géné­ral, ils ne rejettent ni la lutte des classes, ni la sup­pres­sion de la pro­prié­té ; ils se contentent d’y appor­ter quelques atténuations.

Mais alors, si ces faux prin­cipes sont ain­si miti­gés et en quelque sorte estom­pés, une ques­tion se pose ou plu­tôt est sou­le­vée à tort de divers côtés : Ne pourrait-​on peut-​être pas appor­ter ain­si aux prin­cipes de la véri­té chré­tienne quelque adou­cis­se­ment, quelque tem­pé­ra­ment, afin d’al­ler au-​devant du socia­lisme et de pou­voir se ren­con­trer avec lui sur une voie moyenne ? Il y en a qui nour­rissent le fol espoir de pou­voir ain­si atti­rer à nous les socialistes.

Vaine attente cepen­dant ! Ceux qui veulent faire par­mi les socia­listes œuvre d’a­pôtres doivent pro­fes­ser les véri­tés du chris­tia­nisme dans leur plé­ni­tude et leur inté­gri­té, ouver­te­ment et sin­cè­re­ment, sans aucune com­plai­sance pour l’er­reur. Qu’ils s’at­tachent avant tout, si vrai­ment ils veulent annon­cer l’Évangile, à faire valoir aux socia­listes que leurs récla­ma­tions dans ce qu’elles ont de juste trouvent un appui bien plus fort dans les prin­cipes de la foi chré­tienne, et une force de réa­li­sa­tion bien plus effi­cace dans la cha­ri­té chrétienne.

Mais que dire si, pour ce qui est de la lutte des classes et de la pro­prié­té pri­vée, le socia­lisme s’est véri­ta­ble­ment atté­nué et cor­ri­gé au point que, sur ces deux ques­tions, on n’ait plus rien à lui repro­cher ? S’est-​il par là débar­ras­sé ins­tan­ta­né­ment de sa nature anti­chré­tienne ? Telle est la ques­tion devant laquelle beau­coup d’es­prits res­tent hési­tants. Nombreux sont les catho­liques qui, voyant bien que les prin­cipes chré­tiens ne peuvent être ni lais­sés de côté ni sup­pri­més, semblent tour­ner les regards vers le Saint-​Siège et Nous deman­der avec ins­tance de déci­der si ce socia­lisme est suf­fi­sam­ment reve­nu de ses fausses doc­trines pour pou­voir, sans sacri­fier aucun prin­cipe chré­tien, être admis et en quelque sorte baptisé.

Voulant, dans Notre sol­li­ci­tude pater­nelle, répondre à leur attente, Nous déci­dons ce qui suit : qu’on le consi­dère soit comme doc­trine, soit comme fait his­to­rique, soit comme “action”, le socia­lisme, s’il demeure vrai­ment socia­lisme, même après avoir concé­dé à la véri­té et à la jus­tice ce que Nous venons de dire, ne peut pas se conci­lier avec les prin­cipes de l’Église catho­lique, car sa concep­tion de la socié­té est on ne peut plus contraire à la véri­té chrétienne.

Selon la doc­trine chré­tienne, en effet, le but pour lequel l’homme doué d’une nature sociable se trouve pla­cé sur cette terre est que, vivant en socié­té et sous une auto­ri­té éma­nant de Dieu51, il cultive et déve­loppe plei­ne­ment toutes ses facul­tés à la louange et à la gloire de son Créateur, et que, rem­plis­sant fidè­le­ment les devoirs de sa pro­fes­sion ou de sa voca­tion, quelle qu’elle soit, il assure son bon­heur à la fois tem­po­rel et éter­nel. Le socia­lisme, au contraire, igno­rant com­plè­te­ment cette sublime fin de l’homme et de la socié­té, ou n’en tenant aucun compte, sup­pose que la com­mu­nau­té humaine n’a été consti­tuée qu’en vue du seul bien-être.

En effet, de ce qu’une divi­sion appro­priée du tra­vail assure la pro­duc­tion plus effi­ca­ce­ment que des efforts indi­vi­duels dis­per­sés, les socia­listes concluent que l’ac­ti­vi­té éco­no­mique – dont les buts maté­riels retiennent seuls leur atten­tion – doit, de toute néces­si­té, être menée socia­le­ment. Et de cette néces­si­té, il suit, selon eux, que les hommes sont astreints, pour ce qui touche à la pro­duc­tion, à se livrer et se sou­mettre tota­le­ment à la socié­té. Bien plus, une telle impor­tance est don­née à la pos­ses­sion de la plus grande quan­ti­té pos­sible des objets pou­vant pro­cu­rer les avan­tages de cette vie, que les biens les plus éle­vés de l’homme, sans en excep­ter la liber­té, seront subor­don­nés et même sacri­fiés aux exi­gences de la pro­duc­tion la plus ration­nelle. Cette atteinte por­tée à la digni­té humaine dans l’or­ga­ni­sa­tion “socia­li­sée” de la pro­duc­tion sera lar­ge­ment com­pen­sée, assurent-​ils, par l’a­bon­dance des biens qui, socia­le­ment pro­duits, seront pro­di­gués aux indi­vi­dus et que ceux-​ci pour­ront à leur gré appli­quer aux com­mo­di­tés et aux agré­ments de cette vie. La socié­té donc, telle que la rêve le socia­lisme, d’un côté ne peut exis­ter, ni même se conce­voir, sans un emploi de la contrainte mani­fes­te­ment exces­sif, et de l’autre jouit d’une licence non moins fausse, puis­qu’en elle dis­pa­raît toute vraie auto­ri­té sociale : celle-​ci en effet ne peut se fon­der sur les inté­rêts tem­po­rels et maté­riels, mais ne peut venir que de Dieu, Créateur et fin der­nière de toutes choses.

Que si le socia­lisme, comme toutes les erreurs, contient une part de véri­té (ce que d’ailleurs les sou­ve­rains pon­tifes n’ont jamais nié), il n’en reste pas moins qu’il repose sur une théo­rie de la socié­té qui lui est propre et qui est incon­ci­liable avec le chris­tia­nisme authen­tique. Socialisme reli­gieux, socia­lisme chré­tien, sont des contra­dic­tions : per­sonne ne peut être en même temps bon catho­lique et vrai socialiste.

Tout ce qui vient d’être rap­pe­lé par Nous et confir­mé solen­nel­le­ment de Notre auto­ri­té doit éga­le­ment s’ap­pli­quer à une forme nou­velle du socia­lisme, encore peu connue en véri­té, mais qui actuel­le­ment se répand dans un très grand nombre de grou­pe­ments socia­listes. Il s’at­tache avant tout à mettre son empreinte sur les esprits et sur les moeurs ; ce sont tout par­ti­cu­liè­re­ment les enfants que, dès le jeune âge, il attire à lui sous cou­leur d’a­mi­tié pour les entraî­ner à sa suite, mais il s’a­dresse aus­si à la masse entière des hommes, pour arri­ver enfin à for­mer l’homme socia­liste qui puisse mode­ler la socié­té selon ses principes.

Ayant, dans Notre ency­clique Divini illus Magistri52, lon­gue­ment ensei­gné sur quels prin­cipes repose et quel but pour­suit l’é­du­ca­tion chré­tienne, Nous pou­vons ici Nous dis­pen­ser de mon­trer, ce qui est clair et évident, com­bien l’ac­tion et les vues du “socia­lisme édu­ca­teur” vont à l’en­contre de ces prin­cipes et de ce but. Mais ceux-​là semblent ou igno­rer ou sous-​estimer les ter­ribles dan­gers que ce socia­lisme porte avec lui, qui ne se pré­oc­cupent en rien de leur oppo­ser avec cou­rage et zèle infa­ti­gable une résis­tance pro­por­tion­née à leur gra­vi­té. C’est Notre devoir pas­to­ral de les aver­tir du péril redou­table qui les menace : qu’ils se sou­viennent tous que ce socia­lisme édu­ca­teur a pour père le libé­ra­lisme et pour héri­tier le bolchevisme.

Cela étant, Vénérables Frères, vous pou­vez pen­ser avec quelle dou­leur Nous voyons, dans cer­taines régions sur­tout, de Nos fils en grand nombre qui, gar­dant encore, Nous ne pou­vons pas ne pas le croire, leur vraie foi et leur volon­té droite, ont aban­don­né cepen­dant le camp de l’Église pour pas­ser dans les rangs du socia­lisme : les uns se récla­mant ouver­te­ment de son nom et pro­fes­sant ses doc­trines, les autres entrant, par entraî­ne­ment ou même comme mal­gré eux, dans des asso­cia­tions qui, ou expli­ci­te­ment ou en fait, sont socialistes.

Pour Nous, dans les anxié­tés de Notre sol­li­ci­tude pater­nelle, Nous Nous deman­dons et cher­chons à com­prendre com­ment il a pu se faire qu’ils en arrivent à une telle aber­ra­tion, et il Nous semble entendre ce que beau­coup d’entre eux répondent pour s’ex­cu­ser : l’Église et ceux qui font pro­fes­sion de lui être atta­chés sont pour les riches et ne s’oc­cupent pas des ouvriers, ne font rien pour eux ; force leur était, s’ils vou­laient pour­voir à leurs inté­rêts, d’en­trer dans les rangs du socialisme.

C’est une chose bien lamen­table, Vénérables Frères, qu’il y ait eu, qu’il y ait même hélas ! encore des hommes qui, tout en se disant catho­liques, se sou­viennent à peine de cette sublime loi de jus­tice et de cha­ri­té en ver­tu de laquelle il ne nous est pas seule­ment enjoint de rendre à cha­cun ce qui lui revient, mais encore de por­ter secours à nos frères indi­gents comme au Christ lui-​même53, qui, chose plus grave, ne craignent pas d’op­pri­mer les tra­vailleurs par esprit de lucre. Bien plus, il en est qui abusent de la reli­gion elle-​même, cher­chant à cou­vrir de son nom leurs injustes exac­tions, pour écar­ter les récla­ma­tions plei­ne­ment jus­ti­fiées de leurs ouvriers.

Nous ne ces­se­rons jamais de stig­ma­ti­ser une pareille conduite ; ce sont ces hommes qui sont cause que l’Église, sans l’a­voir en rien méri­té, a pu avoir l’air et s’est vu accu­sée de prendre le par­ti des riches et de n’a­voir aucun sen­ti­ment de pitié pour les besoins et les peines de ceux qui se trouvent déshé­ri­tés de leur part de bien-​être en cette vie.

Apparence fausse et accu­sa­tion calom­nieuse, toute l’his­toire de l’Église en four­nit la preuve ! L’encyclique même dont nous célé­brons l’an­ni­ver­saire est le témoi­gnage le plus écla­tant de la sou­ve­raine injus­tice avec laquelle ces calom­nies et ces injures sont pro­di­guées à l’Église et à sa doctrine.

Mais tant s’en faut que, Nous lais­sant arrê­ter par l’in­jure qui Nous est faite ou abattre par Notre dou­leur de père, Nous repous­sions et reje­tions ces mal­heu­reux enfants qui ont été trom­pés et entraî­nés si loin de la véri­té .et du salut ; au contraire, avec toute l’ar­deur, toute la sol­li­ci­tude dont Nous sommes capable, Nous les invi­tons à ren­trer dans le sein de l’Église. Puissent-​ils écou­ter Notre voix ! Puissent-​ils reve­nir là d’où ils sont par­tis, dans la mai­son pater­nelle, et res­ter fermes là où est leur vraie place, dans les rangs de ceux qui, fidèles aux aver­tis­se­ments de Léon XIII, solen­nel­le­ment renou­ve­lés par Nous, s’ef­for­ce­ront de res­tau­rer la socié­té selon l’es­prit de l’Église, for­te­ment unis par h jus­tice sociale et h cha­ri­té sociale. Qu’ils en soient bien per­sua­dés, même sur cette terre, ils ne pour­ront trou­ver nulle part un bon­heur plus com­plet qu’au­près de Celui qui, riche, s’est fait pauvre pour nous enri­chir par sa pau­vre­té54, qui a été indi­gent et voué au tra­vail dès sa jeu­nesse, qui appelle à lui tous ceux qui sont acca­blés par le tra­vail et la peine, afin de les récon­for­ter plei­ne­ment dans la cha­ri­té de son Cœur55 ; qui enfin, sans aucune accep­tion de per­sonne, deman­de­ra plus à qui aura reçu davan­tage et ren­dra à cha­cun selon ses œuvres56.

Mais, à consi­dé­rer plus à fond, il appa­raît avec évi­dence que cette res­tau­ra­tion sociale tant dési­rée doit être pré­cé­dée par une com­plète réno­va­tion de cet esprit chré­tien qu’ont mal­heu­reu­se­ment trop sou­vent per­du ceux qui s’oc­cupent des ques­tions éco­no­miques ; sinon, tous les efforts seraient vains, on construi­rait non sur le roc, mais sur un sable mou­vant.57

Et certes, le regard que Nous venons de jeter sur le régime éco­no­mique moderne, Vénérables Frères et très chers Fils, a mon­tré qu’il souf­frait de maux très pro­fonds. Nous avons fait ensuite l’exa­men du com­mu­nisme et du socia­lisme, et toutes leurs formes, même les plus miti­gées, se sont révé­lées très éloi­gnées de l’Évangile.

« C’est pour­quoi, pour employer les paroles mêmes de Notre Prédécesseur, si la socié­té humaine doit être gué­rie, elle ne le sera que par le retour à la vie et aux ins­ti­tu­tions du chris­tia­nisme.« 58 Lui seul peut appor­ter un remède effi­cace à cette exces­sive pré­oc­cu­pa­tion des choses péris­sables, ori­gine de tous les vices. Lui seul, lorsque les hommes sont fas­ci­nés et com­plè­te­ment absor­bés par les biens de ce monde qui passe, peut en détour­ner leurs regards et les éle­ver vers le ciel. De ce remède, qui nie­ra que la socié­té ait aujourd’­hui le plus grand besoin ?

La plu­part des hommes, en effet, sont presque exclu­si­ve­ment frap­pés par les bou­le­ver­se­ments tem­po­rels, les désastres et les cala­mi­tés ter­restres. Mais à regar­der ces choses comme il convient, du point de vue chré­tien, qu’est-​ce que tout cela com­pa­ré à la ruine des âmes ? Car il est exact de dire que telles sont, actuel­le­ment, les condi­tions de la vie éco­no­mique et sociale, qu’un nombre très consi­dé­rable d’hommes y trouvent les plus grandes dif­fi­cul­tés pour opé­rer l’œuvre, seule néces­saire, de leur salut éternel.

Constitué pas­teur et gar­dien de ces innom­brables bre­bis par le pre­mier Pasteur qui les a rache­tées de son sang, Nous ne pou­vons sans une poi­gnante émo­tion arrê­ter Nos regards sur leur immense détresse. C’est pour­quoi, Nous sou­ve­nant de Notre charge pas­to­rale, Nous ne ces­sons, avec une pater­nelle sol­li­ci­tude, de cher­cher les moyens de leur venir en aide, recou­rant aus­si aux efforts infa­ti­gables de ceux qu’y invite un devoir de jus­tice et de cha­ri­té. À quoi ser­vi­ra d’ailleurs aux hommes de gagner tout l’u­ni­vers par une plus ration­nelle exploi­ta­tion de ses res­sources, s’ils viennent à perdre leur âme59 ? À quoi ser­vi­ra de leur incul­quer les sûrs prin­cipes qui doivent gou­ver­ner leur acti­vi­té éco­no­mique, s’ils se laissent dévoyer par une cupi­di­té sans frein et un égoïsme sor­dide ; si, connais­sant la loi de Dieu, ils agissent tout à l’op­po­sé de ses pré­ceptes.60

La déchris­tia­ni­sa­tion de la vie sociale et éco­no­mique et sa consé­quence, l’a­po­sta­sie des masses labo­rieuses, résultent des affec­tions désor­don­nées de l’âme, triste suite du péché ori­gi­nel qui, ayant détruit l’har­mo­nieux équi­libre des facul­tés, dis­pose les hommes à l’en­traî­ne­ment facile des pas­sions mau­vaises et les incite vio­lem­ment à mettre les biens péris­sables de ce monde au-​dessus des biens durables de l’ordre sur­na­tu­rel. De là, cette soif insa­tiable des richesses et des biens tem­po­rels qui, de tout temps sans doute, a pous­sé l’homme à vio­ler la loi de Dieu et à fou­ler aux pieds les droits du pro­chain, mais qui, dans le régime éco­no­mique moderne, expose la fra­gi­li­té humaine à tom­ber beau­coup plus fré­quem­ment. L’instabilité de la situa­tion éco­no­mique et celle de l’or­ga­nisme tout entier exigent de tous ceux qui y sont enga­gés la plus absor­bante acti­vi­té. Il en est résul­té chez cer­tains un tel endur­cis­se­ment de la conscience que tous les moyens leur sont bons, qui per­mettent d’ac­croître leurs pro­fits et de défendre contre les brusques retours de la for­tune les biens si péni­ble­ment acquis ; les gains si faciles qu’offre à tous l’a­nar­chie des mar­chés attirent aux fonc­tions de l’é­change trop de gens dont le seul désir est de réa­li­ser des béné­fices rapides par un tra­vail insi­gni­fiant, et dont la spé­cu­la­tion effré­née fait mon­ter et bais­ser inces­sam­ment tous les prix au gré de leur caprice et de leur avi­di­té, déjouant par là les sages pré­vi­sions de la pro­duc­tion. Les ins­ti­tu­tions juri­diques des­ti­nées à favo­ri­ser la col­la­bo­ra­tion des capi­taux en divi­sant et en limi­tant les risques, sont trop sou­vent deve­nues l’oc­ca­sion des plus répré­hen­sibles excès ; nous voyons, en effet, les res­pon­sa­bi­li­tés atté­nuées au point de ne plus tou­cher que médio­cre­ment les âmes ; sous le cou­vert d’une dési­gna­tion col­lec­tive, se com­mettent les injus­tices et les fraudes les plus condam­nables ; les hommes qui gou­vernent ces grou­pe­ments éco­no­miques tra­hissent, au mépris de leurs enga­ge­ments, les droits de ceux qui leur ont confié l’ad­mi­nis­tra­tion de leur épargne. Il faut signa­ler enfin ces hommes trop habiles qui, sans s’in­quié­ter du résul­tat hon­nête et utile de leur acti­vi­té, ne craignent pas d’ex­ci­ter les mau­vais ins­tincts de la clien­tèle pour les exploi­ter au gré de leurs intérêts.

Une sûre dis­ci­pline morale, for­te­ment main­te­nue par l’au­to­ri­té sociale, pou­vait cor­ri­ger ou même pré­ve­nir ces défaillances. Malheureusement, elle a man­qué trop sou­vent. Le nou­veau régime éco­no­mique, fai­sant ses débuts au moment où le ratio­na­lisme se pro­pa­geait et s’im­plan­ta, il en résul­ta une science éco­no­mique sépa­rée de la loi morale, et, par suite, libre cours fut lais­sé aux pas­sions humaines.

Dès lors, un beau­coup plus grand nombre d’hommes, uni­que­ment pré­oc­cu­pés d’ac­croître par tous les moyens leur for­tune, ont mis leurs inté­rêts au-​dessus de tout et ne se sont fait aucun scru­pule, même des plus grands crimes contre le pro­chain. Ceux qui se sont les pre­miers enga­gés dans cette voie large qui mène à la per­di­tion61 ont aisé­ment trou­vé beau­coup d’i­mi­ta­teurs de leur ini­qui­té, soit grâce à l’exemple de leur écla­tant suc­cès et à l’é­ta­lage inso­lent de leur vie fas­tueuse, soit en ridi­cu­li­sant les répu­gnances des consciences plus déli­cates, soit encore en écra­sant leurs concur­rents plus scrupuleux.

La démo­ra­li­sa­tion des cercles diri­geants de la vie éco­no­mique devait, par une pente fatale, atteindre le monde ouvrier et l’en­traî­ner dans la même ruine, d’au­tant plus qu’un très grand nombre de maîtres, sans sou­ci des âmes et même tota­le­ment indif­fé­rents aux inté­rêts supé­rieurs de leurs employés, ne voyaient en eux que des ins­tru­ments. On est effrayé quand on songe aux graves dan­gers que courent, dans les ate­liers modernes, la mora­li­té des tra­vailleurs, celle des plus jeunes sur­tout, la pudeur des femmes et des jeunes filles ; quand on pense aux obs­tacles que sou­vent le régime actuel du tra­vail, et sur­tout les condi­tions déplo­rables de l’ha­bi­ta­tion, apportent à la cohé­sion et à l’in­ti­mi­té de la vie fami­liale ; quand on se rap­pelle les dif­fi­cul­tés si grandes et si nom­breuses qui s’op­posent à la sanc­ti­fi­ca­tion des jours de fête ; quand on consi­dère l’u­ni­ver­sel affai­blis­se­ment de ce vrai sens chré­tien qui por­tait jadis si haut l’i­déal même des simples et des igno­rants, et qui a fait place à l’u­nique pré­oc­cu­pa­tion du pain quo­ti­dien. Contrairement aux plans de la Providence, le tra­vail des­ti­né, même après le péché ori­gi­nel, au per­fec­tion­ne­ment maté­riel et moral de l’homme, tend, dans ces condi­tions, à deve­nir un ins­tru­ment de dépra­va­tion : la matière inerte sort enno­blie de l’a­te­lier, tan­dis que les hommes s’y cor­rompent et s’y dégradent.

À cette crise si dou­lou­reuse des âmes qui, tant qu’elle sub­sis­te­ra, frap­pe­ra de sté­ri­li­té tout effort de régé­né­ra­tion sociale, il n’est de remède effi­cace que dans un franc et sin­cère retour à la doc­trine de l’Évangile, aux pré­ceptes de Celui qui a les paroles de la vie éter­nelle62, ces paroles qui demeurent quand bien même le ciel et la terre vien­draient à périr63. Les experts en sciences sociales appellent à grands cris une ratio­na­li­sa­tion qui réta­bli­ra l’ordre dans la vie éco­no­mique. Mais cet ordre que Nous récla­mons avec insis­tance et dont Nous aidons de tout Notre pou­voir l’a­vè­ne­ment, res­te­ra néces­sai­re­ment incom­plet aus­si long­temps que toutes les formes de l’ac­ti­vi­té humaine ne conspi­re­ront pas har­mo­nieu­se­ment à imi­ter et à réa­li­ser, dans la mesure du pos­sible, l’ad­mi­rable uni­té du plan divin. Nous enten­dons par­ler ici de cet ordre par­fait que ne se lasse pas de prê­cher l’Église, et que réclame la droite rai­son elle-​même, de cet ordre qui place en Dieu le terme pre­mier et suprême de toute acti­vi­té créée, et n’ap­pré­cie les biens de ce monde que comme de simples moyens dont il faut user dans la mesure où ils conduisent à cette fin. Loin de dépré­cier, comme moins conforme à la digni­té humaine, l’exer­cice des pro­fes­sions lucra­tives, cette phi­lo­so­phie nous apprend au contraire à y voir la volon­té saine du Créateur qui a pla­cé l’homme sur la terre pour qu’il la tra­vaille et la fasse ser­vir à toutes ses nécessités.

Il n’est donc pas inter­dit à ceux qui pro­duisent d’ac­croître hon­nê­te­ment leurs biens ; il est équi­table, au contraire, que qui­conque rend ser­vice à la socié­té et l’en­ri­chit pro­fite, lui aus­si, selon sa condi­tion, de l’ac­crois­se­ment des biens com­muns, pour­vu que, dans l’ac­qui­si­tion de la for­tune, il res­pecte la loi de Dieu et les droits du pro­chain, et que, dans l’u­sage qu’il en fait, il obéisse aux règles de la foi et de la rai­son. Si tout le monde, par­tout et tou­jours, se confor­mait à ces règles de conduite, non seule­ment la pro­duc­tion et l’ac­qui­si­tion des biens de ce monde, mais encore leur consom­ma­tion, aujourd’­hui si sou­vent désor­don­née, seraient bien­tôt rame­nées dans les limites de l’é­qui­té et d’une juste répar­ti­tion ; à l’é­goïsme sans frein, qui est la honte et le grand péché de notre siècle, la réa­li­té des faits oppo­se­rait cette règle à la fois très douce et très forte de la modé­ra­tion chré­tienne qui ordonne à l’homme de cher­cher avant tout le règne de Dieu et sa jus­tice, dans la cer­ti­tude que les biens tem­po­rels eux-​mêmes lui seront don­nés par sur­croît, en ver­tu d’une pro­messe for­melle de la libé­ra­li­té divine.64

Mais pour assu­rer plei­ne­ment ces réformes, il faut comp­ter avant tout sur la loi de cha­ri­té qui est le lien de la per­fec­tion.65 Combien se trompent les réfor­ma­teurs impru­dents qui, satis­faits de faire obser­ver la jus­tice com­mu­ta­tive, repoussent avec hau­teur le concours de la cha­ri­té ! Certes, l’exer­cice de la cha­ri­té ne peut être consi­dé­ré comme tenant lieu des devoirs de jus­tice qu’on se refu­se­rait à accomplir.

Mais quand bien même cha­cun ici-​bas aurait obte­nu tout ce à quoi il a droit, un champ bien large res­te­rait encore ouvert à la cha­ri­té. La jus­tice seule, même scru­pu­leu­se­ment pra­ti­quée, peut bien faire dis­pa­raître les causes des conflits sociaux ; elle n’o­père pas, par sa propre ver­tu, le rap­pro­che­ment des volon­tés et l’u­nion des cœurs. Or, toutes les ins­ti­tu­tions des­ti­nées à favo­ri­ser la paix et l’en­traide par­mi les hommes, si bien conçues qu’elles paraissent, reçoivent leur soli­di­té sur­tout du lien spi­ri­tuel qui unit les membres entre eux. Quand ce lien fait défaut, une fré­quente expé­rience montre que les meilleures for­mules res­tent sans résul­tat. Une vraie col­la­bo­ra­tion de tous en vue du bien com­mun ne s’é­ta­bli­ra donc que lorsque tous auront l’in­time convic­tion d’être les membres d’une grande famille et les enfants d’un même Père céleste, de ne for­mer même dans le Christ qu’un seul corps dont ils sont réci­pro­que­ment les membres66 en sorte que si l’un souffre, tous souffrent avec lui67.

Alors les riches et les diri­geants, trop long­temps indif­fé­rents au sort de leurs frères moins for­tu­nés, leur don­ne­ront des preuves d’une cha­ri­té effec­tive, accueille­ront avec une bien­veillance sym­pa­thique leurs justes reven­di­ca­tions, excu­se­ront et par­don­ne­ront à l’oc­ca­sion leurs erreurs et leurs fautes. De leur côté, les tra­vailleurs dépo­se­ront sin­cè­re­ment les sen­ti­ments de haine et d’en­vie que les fau­teurs de la lutte des classes exploitent avec tant d’ha­bi­le­té, ils accep­te­ront sans ran­coeur la place que la divine Providence leur a assi­gnée ; ou plu­tôt ils en feront grand cas, com­pre­nant que tous, en accom­plis­sant leur tâche, ils col­la­borent uti­le­ment et hono­ra­ble­ment au bien com­mun et qu’ils suivent de plus près les traces de Celui qui, étant Dieu, a vou­lu par­mi les hommes être un ouvrier et être regar­dé comme un fils d’ouvrier.

C’est donc de ce nou­veau rayon­ne­ment de l’es­prit évan­gé­lique sur le monde, esprit de modé­ra­tion chré­tienne et d’u­ni­ver­selle cha­ri­té, que sor­ti­ront, Nous en avons la ferme confiance, cette res­tau­ra­tion plei­ne­ment chré­tienne de la socié­té, objet de tant de dési­rs, et « la paix du Christ dans le règne du Christ », res­tau­ra­tion et paix aux­quelles, dès le début de Notre Pontificat, Nous avons fer­me­ment réso­lu de consa­crer tous Nos soins et Notre pas­to­rale sol­li­ci­tude.68 Et vous, Vénérables Frères, qui gou­ver­nez avec Nous69, par la volon­té de l’Esprit Saint, l’Église de Dieu, vous col­la­bo­rez à cette œuvre pri­mor­diale, en ce moment la plus néces­saire, avec une ardeur et un zèle dignes de toutes louanges.

Recevez donc des éloges bien méri­tés, ain­si que tous ces vaillants auxi­liaires, prêtres et laïcs, que Nous voyons avec joie prendre chaque jour leur part de cette grande tâche, Nos chers Fils dévoués à l’Action catho­lique qui, géné­reu­se­ment, se consacrent avec Nous à la solu­tion des pro­blèmes sociaux, dans la mesure où l’Église, de par son ins­ti­tu­tion divine, a le droit et le devoir de s’en occu­per. Nous les exhor­tons tous ins­tam­ment dans le Seigneur à ne pas épar­gner leur peine, à ne se lais­ser vaincre par aucune dif­fi­cul­té, mais à mon­trer chaque jour un nou­veau cou­rage et de nou­velles forces.70 Certes, c’est une œuvre ardue que Nous leur pro­po­sons, Nous le savons : dans toutes les classes de la socié­té et en haut et en bas, il y a bien des obs­tacles à vaincre. Cependant, qu’ils ne perdent pas confiance. S’exposer à d’âpres com­bats, c’est le propre des chré­tiens ; accom­plir des tâches dif­fi­ciles, c’est le fait de ceux qui, en bons sol­dats du Christ, le suivent de plus près.71

Aussi, comp­tant uni­que­ment sur le tout-​puissant concours de Celui qui a vou­lu ouvrir à tous les hommes les voies du salut ((S. Paul, 1 Tm 2, 4.)), efforçons-​nous d’ai­der autant que nous pou­vons les pauvres âmes éloi­gnées de Dieu, de les déga­ger des soins tem­po­rels qui les absorbent à l’ex­cès, et enseignons-​leur à tendre avec confiance vers les biens éternels.

On peut espé­rer obte­nir ce résul­tat plus aisé­ment qu’il ne sem­ble­rait de prime abord. Car si les hommes les plus déchus gardent au fond d’eux-​mêmes, comme un feu cou­vant sous la cendre, d’ad­mi­rables res­sources spi­ri­tuelles qui sont le témoi­gnage non équi­voque d’âmes natu­rel­le­ment chré­tiennes, com­bien plus n’en doit-​il pas res­ter dans les cœurs de ceux, si nom­breux, qui ont erré plu­tôt par igno­rance ou par l’ef­fet des cir­cons­tances exté­rieures ! D’ailleurs, des signes pleins de pro­messes d’une réno­va­tion sociale appa­raissent dans les orga­ni­sa­tions ouvrières, par­mi les­quelles Nous aper­ce­vons, à la grande joie de Notre âme, des pha­langes ser­rées de jeunes tra­vailleurs chré­tiens qui se lèvent à l’ap­pel de la grâce divine et nour­rissent la noble ambi­tion de recon­qué­rir au Christ l’âme de leurs frères. Nous voyons avec un égal plai­sir les diri­geants des orga­ni­sa­tions ouvrières qui, oublieux de leurs inté­rêts et sou­cieux d’a­bord du bien de leurs com­pa­gnons, s’ef­forcent d’ac­cor­der leurs justes reven­di­ca­tions avec la pros­pé­ri­té de la pro­fes­sion, et ne se laissent détour­ner de ce géné­reux des­sein par aucun obs­tacle, par aucune défiance. Et par­mi les jeunes gens que leur talent ou leur for­tune appelle à prendre bien­tôt une place dis­tin­guée dans les classes supé­rieures de la socié­té, on en voit un grand nombre qui étu­dient avec un plus vif inté­rêt les pro­blèmes sociaux et donnent la joyeuse espé­rance qu’ils se voue­ront tout entiers à la réno­va­tion sociale.

Les cir­cons­tances, Vénérables Frères, nous tracent donc clai­re­ment la voie dans laquelle nous devons nous enga­ger. Comme à d’autres époques de l’his­toire de l’Église, nous affron­tons un monde retom­bé en grande par­tie dans le paga­nisme. Pour rame­ner au Christ ces diverses classes d’hommes qui l’ont renié, il faut avant tout recru­ter et for­mer dans leur sein même des auxi­liaires de l’Église qui com­prennent leur men­ta­li­té, leurs aspi­ra­tions, qui sachent par­ler à leurs cœurs dans un esprit de fra­ter­nelle cha­ri­té. Les pre­miers apôtres, les apôtres immé­diats des ouvriers seront des ouvriers, les apôtres du monde indus­triel et com­mer­çant seront des indus­triels et des commerçants.

Ces apôtres laïques du monde ouvrier ou patro­nal, c’est avant tout à vous, Vénérables Frères, et à votre cler­gé, qu’il revient de les recher­cher avec soin, de les choi­sir avec pru­dence, de les for­mer et de les ins­truire. Une tâche très déli­cate s’im­pose dès lors aux prêtres. Que tous ceux qui gran­dissent pour le ser­vice de l’Église s’y pré­parent par une sérieuse étude des prin­cipes qui régissent la chose sociale. Mais ceux que vous dési­gne­rez plus par­ti­cu­liè­re­ment pour ce minis­tère devront pos­sé­der un sens très déli­cat de la jus­tice, savoir s’op­po­ser avec une constante fer­me­té aux reven­di­ca­tions exa­gé­rées et aux injus­tices, d’où qu’elles viennent, se dis­tin­guer par leur sage modé­ra­tion éloi­gnée de toute exa­gé­ra­tion ; qu’ils soient par. des­sus tout inti­me­ment péné­trés de la cha­ri­té du Christ qui, seule, peut sou­mettre avec force et sua­vi­té les volon­tés et les cœurs aux lois de la jus­tice et de l’é­qui­té. C’est dans cette voie qui, plus d’une fois déjà, a conduit au suc­cès, qu’il faut, n’en dou­tons pas, nous enga­ger courageusement.

Quant à Nos chers Fils qui sont choi­sis pour une si grande tâche, Nous les exhor­tons vive­ment dans le Seigneur à se don­ner tout entiers à la for­ma­tion des hommes qui leur sont confiés, met­tant en œuvre, pour rem­plir cet office sacer­do­tal et apos­to­lique au pre­mier chef, toutes les res­sources d’une for­ma­tion chré­tienne : édu­ca­tion de la jeu­nesse, asso­cia­tions chré­tiennes, cercles d’é­tudes selon les ensei­gne­ments de la foi. Surtout, qu’ils appré­cient et qu’ils emploient pour le bien de leurs dis­ciples ce pré­cieux ins­tru­ment de réno­va­tion indi­vi­duelle et sociale que sont, Nous l’a­vons dit déjà dans Notre ency­clique Mens Nostra72, les Exercices spi­ri­tuels. Ces Exercices, Nous les avons décla­rés très utiles pour tous les laïcs, pour les ouvriers eux-​mêmes, et Nous les avons, à ce titre, vive­ment recom­man­dés. Dans cette école de l’es­prit se forment au feu de l’a­mour du Cœur de Jésus, non seule­ment d’ex­cel­lents chré­tiens, mais de vrais apôtres pour les états de vie. De là, ils sor­ti­ront, comme jadis les Apôtres du Cénacle, forts dans leur foi, constants devant toutes les per­sé­cu­tions, uni­que­ment sou­cieux de tra­vailler à répandre le règne du Christ.

Et assu­ré­ment, c’est main­te­nant sur­tout qu’on a besoin de ces vaillants sol­dats du Christ qui, de toutes leurs forces, tra­vaillent à pré­ser­ver la famille humaine de l’ef­froyable ruine qui la frap­pe­rait si le mépris des doc­trines de l’Évangile lais­sait triom­pher un ordre de choses qui foule aux pieds les lois de la nature, non moins que celles de Dieu. L’Église du Christ, bâtie sur la pierre inébran­lable, n’a rien à craindre pour elle-​même, sachant bien que les portes de l’en­fer ne pré­vau­dront pas contre elle.73

Elle a même la preuve, par l’ex­pé­rience de tant de siècles, qu’elle sort tou­jours des plus vio­lentes tem­pêtes plus forte et glo­rieuse de nou­veaux triomphes. Mais son cœur de Mère ne peut pas ne pas s’é­mou­voir devant les maux sans nombre dont ces tem­pêtes acca­ble­raient des mil­liers d’hommes, et par-​dessus tout devant les dom­mages spi­ri­tuels très graves qui en résul­te­raient et qui amè­ne­raient la mine de tant d’âmes rache­tées par le sang du Christ.

Tout doit donc être ten­té pour détour­ner de la socié­té humaine des maux si grands : là doivent tendre nos tra­vaux, là tous nos efforts, là nos prières assi­dues et fer­ventes. Car avec le secours de la grâce divine, nous avons en nos mains le sort de la famille humaine.

Ne per­met­tons pas, Vénérables Frères et chers Fils, que les enfants de ce siècle paraissent être plus habiles entre eux que nous qui, par la divine bon­té, sommes enfants de la lumière.74

Nous les voyons en effet avec une éton­nante saga­ci­té, se choi­sir des adeptes pleins d’ac­ti­vi­té et les for­mer à répandre leurs erreurs de jour en jour plus lar­ge­ment, dans toutes les classes, sur tous les points du globe. Toutes les fois que leur lutte contre l’Église du Christ veut se faire plus vio­lente, nous les voyons, renon­çant à leurs que­relles intes­tines, faire front avec une concorde par­faite et pour­suivre leur des­sein dans une com­plète uni­té de toutes leurs forces.

Combien d’œuvres magni­fiques entre­prend de toutes parts le zèle infa­ti­gable des catho­liques, soit pour le bien social et éco­no­mique, soit en matière sco­laire et reli­gieuse, il n’est per­sonne qui l’i­gnore. Mais il n’est pas rare que l’ac­tion de ce tra­vail admi­rable devienne moins effi­cace par suite d’une exces­sive dis­per­sion des forces. Qu’ils s’u­nissent donc, tous les hommes de bonne volon­té qui, sous la direc­tion des pas­teurs de l’Église, veulent com­battre ce bon et paci­fique com­bat du Christ ; que, sous la conduite de l’Église et à la lumière de ses ensei­gne­ments, cha­cun selon son talent, ses forces, sa condi­tion, tous s’ef­forcent d’ap­por­ter quelque contri­bu­tion à l’œuvre de res­tau­ra­tion sociale chré­tienne que Léon XIII a inau­gu­rée par son immor­telle Lettre Rerum nova­rum ; n’ayant en vue ni eux-​mêmes, ni leurs avan­tages per­son­nels, mais les inté­rêts de Jésus-​Christ75, ne cher­chant pas à faire pré­va­loir à tout prix leurs propres idées, mais prêts à les aban­don­ner, si excel­lentes soient-​elles, dès que semble le deman­der un bien com­mun plus consi­dé­rable : en sorte que, en tout et sur tout, règne le Christ, domine le Christ, à qui soient hon­neur, gloire et puis­sance dans tous les siècles !76

Pour qu’il en soit ain­si, à vous tous, Vénérables Frères et chers Fils, à vous tous qui êtes membres de la grande famille catho­lique confiée à Nos soins, mais avec une par­ti­cu­lière affec­tion de Notre cœur, à vous, ouvriers et autres tra­vailleurs des métiers manuels que la divine Providence Nous a plus for­te­ment recom­man­dés, ain­si qu’aux patrons chré­tiens, Nous accor­dons pater­nel­le­ment la Bénédiction apostolique.

Donné à Rome, près Saint-​Pierre, le 15 mai 1931, l’an X de Notre Pontificat.

PIE XI, Pape.

  1. AAS XXIII (1931) 177–228. Traduction fran­çaise publiée par la Typographie vati­cane. []
  2. Léon XIII, Lettre ency­clique Rerum Novarum, 15 mai 1891, ASS XXIII (1891) 641–670, CH pp. 296–334. []
  3. Léon XIII, Lettre ency­clique Arcanum divi­nae sapien­tiae, 10 février 1880, AAS XII (1879) 385–402. []
  4. Léon XIII, Lettre ency­clique Diuturnum illud, 29 juin 1881, AAS XIV (1881–1882) 3–14, CH pp. 448–463. []
  5. Léon XIII, Lettre ency­clique Immortale Dei, 1er novembre 1885, ASS XVIII (1885) 161–180, CH pp. 465- 489. []
  6. Léon XIII, Lettre ency­clique Sapientiae chris­tia­nae, 10 jan­vier 1890, ASS XXII (1889–1890) 385–404, CH pp. 543–468. []
  7. Léon XIII, Lettre ency­clique Quod apos­to­li­ci mune­ris, 28 décembre 1878, ASS XI (1878) 369–376, CH pp. 67–77. []
  8. Léon XIII, Lettre ency­clique Libertas praes­tan­tis­si­mum, 20 juin 1888, ASS XX (1888) 593–613, CH pp. 37- 65. []
  9. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 432. []
  10. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 446. [] []
  11. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 433–434. []
  12. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 446 []
  13. S. Matthieu, 7, 29. []
  14. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 432. []
  15. S. Ambroise, De exces­su fra­tris sui Satyri I 44, PL XVI 1305. []
  16. Il nous suf­fi­ra de men­tion­ner les œuvres sui­vantes : Léon XIII, Lettre apos­to­lique Praeclara, 20 juin 1894, ASS XXVI (1894) 705–717 ; Lettre ency­clique Graves de com­mu­ni, 18 jan­vier 1901, AAS XXXIII (1901) 395–396 ; Pie X, Motu pro­prio De Actione popu­la­ri chris­tia­na, 8 décembre 1903, ASS XXXVI (1903) 339–345 ; Benoît XV, Lettre ency­clique Ad bea­tis­si­mi, 1er novembre 1914, AAS VI (1914) 565–581 ; Pie XI, Lettre ency­clique Ubi arca­no, 23 décembre 1922, AAS XIV (1922) 673–700 ; Lettre ency­clique Rite expia­tis, 30 avril 1926, AAS XVIII (1926) 153–175. []
  17. Cf. La Hiérarchie catho­lique et le Problème social depuis l’Encyclique “Rerum nova­rum”, 1891–1931, Paris, Spes, 1931 pp. XVI-​335. Ouvrage édi­té par l” « Union inter­na­tio­nale d’é­tudes sociales » fon­dée à Malines en 1920, sous la pré­si­dence du car­di­nal Mercier. []
  18. Isaïe, 11, 12. []
  19. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 464. []
  20. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 471. []
  21. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 484. []
  22. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 490. []
  23. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 491. []
  24. Pie X, Lettre ency­clique Singulari qua­dam, 24 sep­tembre 1912, AAS IV (1912) 657–662. Cf. CH n. 503. []
  25. Cf. Lettre de la Sacrée Congrégation du Concile à Mgr Liénart, Évêque de Lille, 5 juin 1929, AAS XXI (1929) 494–504, CH pp. 342–355. []
  26. Cf. S. Paul, Rm 1, 14. []
  27. Cf. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 446. []
  28. Pie XI, Lettre ency­clique Ubi arca­no, 23 décembre 1922, AAS XIV (1922) 673–700 ; cf. CH pp. 602–629. [] []
  29. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 452. []
  30. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 453. []
  31. Rerum nova­rum ;cf. CH n. 438. []
  32. Allocution au comi­té de l’Action catho­lique ita­lienne, 16 mai 1926, Mgr Cavagna, Pio XI, 1930 p. 168. []
  33. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 438. []
  34. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 442. []
  35. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 483. []
  36. Cf. S. Thomas, Sum. theol. II-​II qu. 134. []
  37. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 468. []
  38. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 448. [] []
  39. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 438. []
  40. S. Paul, II Thess 3, 10. []
  41. S. Paul, II Thess. 3, 8–10. []
  42. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 480. []
  43. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 479. []
  44. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 450. [] []
  45. Cf. Pie XI, Lettre ency­clique Casti connu­bii, 31 décembre 1930, AAS XXII (1930) 539–592 ; cf. CH n. 355. []
  46. Cf. S. Thomas, De regi­mine prin­ci­pum 1, 15 ; Rerum nova­rum ; cf. CH n. 467. []
  47. S. Thomas, Contra Gent. 3, 71 ; cf. Sum. theol. I qu. 65 a. 2. []
  48. Cf. Léon XIII, Lettre ency­clique Immortale Dei, 1er novembre 1885, ASS XVIII (1885) 161–180 ; cf. CH n. 704. []
  49. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 490. []
  50. s. Paul, Ep 4, 16. []
  51. cf. s. Paul, Rm 13, 1. []
  52. Pie XI, Lettre ency­clique Divini illius Magistri, 31 décembre 1929, AAS XXII (1929) 49–86, CH pp. 235–273. []
  53. cf. s. Jacques, 2. []
  54. s. Paul, 2 Co 8, 9. []
  55. Cf. S. Matthieu, 11, 28. []
  56. Cf. S. Luc 12, 48 et S. Matthieu 16, 27. []
  57. Cf. S. Matthieu 7, 24. []
  58. Rerum nova­rum ; cf. CH n. 459. []
  59. s. Matthieu 16, 26. []
  60. Cf. Juges, 2, 17. []
  61. cf. s. Matthieu 7, 13. []
  62. Cf. S. Jean, 6, 70. []
  63. Cf. S. Matthieu, 24, 35. []
  64. S. Matthieu 6, 33. []
  65. S. Paul, Col 3, 14. []
  66. S. Paul, Rm 12, 5. []
  67. S. Paul, 1 Co 12, 26. []
  68. Cf. Pie XI, Lettre ency­clique Ubi arca­no, 23 décembre 1922, AAS XIV (1922) 673–700 ; cf. CH pp. 602–629. []
  69. Cf. Actes 20, 28. []
  70. Cf. Deutéronome 31, 7. []
  71. Cf. S. Paul 2 Tm 2, 3 []
  72. Pie XI, Lettre ency­clique Mens nos­tra, 20 décembre 1929, AAS XXI (1929) 689–706. []
  73. S. Matthieu 16, 18. []
  74. Cf. S. Luc 16, 8. []
  75. cf. S. Paul, Ph 2, 21. []
  76. Ap 5, 13. []
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