Note de l’épiscopat français de 1988 contre Mgr Lefebvre et la FSSPX

Son Eminence le cardinal Edouard GAGNON

Cette note non signée et non datée, éma­nant de l’épiscopat fran­çais, a été appor­tée à Rome au début de l’année 1988 par deux pré­lats fran­çais, à la suite de la remise au pape du rap­port du car­di­nal Gagnon qui avait effec­tué avec Mgr Perl une visite cano­nique de tous les lieux de culte de la Fraternité Saint-​Pie X, laquelle était en pour­par­lers pour pré­pa­rer ce qui est deve­nu le pro­to­cole d’accords du 5 mai 1988. Ce rap­port fut dénon­cé par Mgr Lefebvre le len­de­main. Il avait au préa­lable eu connais­sance de ces lignes

I. Point de vue théologique

Deux com­mu­nau­tés adhé­rant naguère aux idées « lefeb­vristes » reçoivent main­te­nant la doc­trine du Concile Vatican II. La pre­mière, la com­mu­nau­té béné­dic­tine Saint-​Joseph de Flavigny (dio­cèse de Dijon) a réin­té­gré la com­mu­nion de l’Église en 1985. La seconde, la com­mu­nau­té Saint-Thomas‑d’Aquin (dio­cèse de Laval) dont le supé­rieur est le frère Louis-​Marie de Blignières – a récem­ment affir­mé publi­que­ment son adhé­sion à la doc­trine du second Concile du Vatican ; à l’exception d’un seul de ses membres, ils ont déci­dé de réin­té­grer la com­mu­nion de l’Église. Leur cré­dit intel­lec­tuel est grand dans les cercles proches de la Fraternité Saint-​Pie X. Ils ont vou­lu prendre posi­tion avant même l’achèvement des tra­vaux his­to­riques pour aider Mgr Lefebvre et les diri­geants de la Fraternité Saint-​Pie X à ne pas biai­ser avec la véri­té catho­lique lorsque fut annon­cée la mis­sion du car­di­nal Gagnon.

Cependant des bruits – que nous savons sans fon­de­ment – pro­pagent l’idée que des conces­sions doc­tri­nales seraient faites à Mgr Lefebvre. Ces rumeurs deviennent plus nom­breuses et impor­tantes en rai­son des prises de posi­tion publiques de Mgr Lefebvre. Le 30 jan­vier pro­chain, il signe­ra à Paris son livre « Ils l’ont décou­ron­né ». Le 11 jan­vier der­nier, il affir­mait publi­que­ment à Gand, en Belgique, qu’il ne lui était plus deman­dé d’adhérer au Concile Vatican II.

La moindre conces­sion doc­tri­nale déju­ge­rait com­plè­te­ment les membres de ces deux com­mu­nau­tés dont l’effort intel­lec­tuel et spi­ri­tuel a per­mis la com­pré­hen­sion du Concile Vatican II dans son inté­gra­li­té et l’adhésion à la com­mu­nion catho­lique. De plus, cette conces­sion doc­tri­nale – fût-​elle pure­ment ver­bale – ajou­te­rait à la confu­sion de pen­sée en France au sujet de l’autorité magis­té­rielle de l’Église et confor­te­rait l’idée que tout se négo­cie en matière doc­tri­nale si le rap­port de force est favorable.

II. Point de vue canonique

A. Une remarque préalable s’impose

Le minis­tère pas­to­ral ordi­naire auprès des fidèles de l’Église catho­lique est confié à la vigi­lance pas­to­rale des évêques. Quelle que soit la solu­tion envi­sa­gée pour la Fraternité Saint-​Pie X, les mariages, les sacre­ments de péni­tence et de confir­ma­tion ne pour­ront être admi­nis­trés auprès des fidèles catho­liques qu’avec l’accord de l’évêque rési­den­tiel (cf. I.C 886, 887, 966, 969, 1108, 1109).

Les sacre­ments de péni­tence et de mariage actuel­le­ment célé­brés par les prêtres ordon­nés par Mgr Lefebvre sont inva­lides. Cela pose un pro­blème assez grave par­tout en France où se trouve un prêtre de la Fraternité Saint-​Pie X. Ce pro­blème est par­ti­cu­liè­re­ment aigu pour la paroisse de Saint-​Nicolas du Chardonnet à Paris où les fidèles viennent régu­liè­re­ment deman­der le sacre­ment de mariage. La recon­nais­sance cano­nique de la Fraternité Saint-​Pie X pose­ra le pro­blème des mariages jusque là célé­brés en cette paroisse par un prêtre de cette Fraternité.

Mgr Lefebvre va jusqu’à recon­fir­mer des enfants déjà confir­més par leur Évêque en allé­guant l’invalidité au sacre­ment déjà reçu. La recon­nais­sance cano­nique de la Fraternité Saint-​Pie X doit impé­ra­ti­ve­ment s’accompagner de la recon­nais­sance par Mgr Lefebvre de la légi­ti­mi­té apos­to­lique de tous les évêques fran­çais et du res­pect abso­lu de leur juri­dic­tion propre. Ceux-​ci, dans l’obéissance à l’Église, res­pec­te­ront la juri­dic­tion don­née à Mgr Lefebvre et aux prêtres de la Fraternité Saint-​Pie X.

B. Il a été question d’une prélature personnelle

* La question du rite :

Une pré­la­ture per­son­nelle peut-​elle d’abord et prin­ci­pa­le­ment « repo­ser » sur le rite de Saint Pie V tel qu’il est reven­di­qué par Mgr Lefebvre et les membres de la Fraternité Saint-​Pie X ?

Ce rite ne repose pas sur une réa­li­té cultu­relle comme les rites orien­taux par exemple. Les men­ta­li­tés et les acti­vi­tés des com­mu­nau­tés lefeb­vristes sont cepen­dant pro­fon­dé­ment mar­quées par un com­por­te­ment social par­ti­cu­lier. Loin de consti­tuer une culture pro­pre­ment dite, qui appor­te­rait des valeurs posi­tives à la socié­té, cette manière d’appréhender la réa­li­té sociale se situe en « contre-société ».

L’attachement actuel au rite de Saint Pie V ne signi­fie pas non plus une manière posi­tive de vivre sa foi ; il est la mani­fes­ta­tion du refus d’une expres­sion de la foi pro­po­sée à toute l’Église par le Concile Vatican II. Le rite de Saint Pie V est ain­si consi­dé­ré par les « lefeb­vristes » comme un « contre-​rite ». Le nombre res­treint de fidèles assis­tant à la messe de Saint Pie V, concé­dée selon l’Indult de Jean-​Paul II en 1984, en est la preuve : seul un petit nombre de catho­liques vivent de façon posi­tive le culte eucha­ris­tique selon le rite de Saint Pie V.

* La mission de la prélature

La pré­la­ture per­son­nelle regroupe des clercs par la voie de l’incardination, en vue de la pour­suite d’objectifs apos­to­liques déter­mi­nés. Ces objec­tifs devront être soi­gneu­se­ment pré­ci­sés afin de per­mettre la col­la­bo­ra­tion des clercs de la pré­la­ture à l’action pas­to­rale des Évêques. La pré­la­ture per­son­nelle ne peut en effet assu­rer par elle-​même un minis­tère pas­to­ral com­plet comme le fait une paroisse.

Des laïcs peuvent être asso­ciés indi­vi­duel­le­ment par voie contrac­tuelle et col­lec­ti­ve­ment par la consti­tu­tion d’associations dépen­dant de la pré­la­ture. Les asso­cia­tions s’appuieront sur la posi­tion théo­lo­gique de Mgr Lefebvre et de la Fraternité Saint-​Pie X concer­nant le lien entre l’Église et l’État. Leur colo­ra­tion sociale et leur action poli­tique seront évi­dentes. Elles se feront alors sous l’aval de l’Église auprès des pou­voirs poli­tiques et de la majo­ri­té de la popu­la­tion. De ce point de vue une « Église » ain­si poli­ti­que­ment asser­vie à des groupes d’extrême-droite légi­ti­me­ra de nou­veau son oppo­sé : l’adhésion orga­nique de prêtres et de mou­ve­ments apos­to­liques à la gauche mili­tante ou au par­ti com­mu­niste. Cette éven­tua­li­té n’est pas une chi­mère… Il nous a fal­lu les quatre décen­nies d’après-guerre pour déga­ger l’Église de France des conflits politico-religieux.

L’implantation des mai­sons de la pré­la­ture devra avoir l’aval de l’Ordinaire du lieu, comme pour les mai­sons des Instituts de vie consa­crée (cf. I.C. 609 § 1). Le « ius pos­si­den­tis » peut jouer mais à la condi­tion de ne pas scan­da­li­ser les fidèles.

En tout état de cause, accor­der les paroisses de Port-​Marly et de Saint-​Nicolas du Chardonnet à la Fraternité Saint-​Pie X crée­rait un grand scan­dale. Il faut en effet rap­pe­ler la dou­lou­reuse fidé­li­té des parois­siens de Saint-​Nicolas du Chardonnet qui, depuis plus de dix ans, ne pou­vant entrer dans leur église, se ras­semblent sous un préau. L’injustice com­mise par les membres de la Fraternité Saint-​Pie X envers les parois­siens de Port-​Marly et de Saint-​Nicolas du Chardonnet devra être réparée.

C. Les autres solu­tions envi­sa­geables (Société de vie apos­to­lique, Institut de vie consa­crée, Association clé­ri­cale de droit public) n’habilitent pas la Fraternité Saint-​Pie X à assu­rer par elle-​même tous les ser­vices ecclé­siaux envers les fidèles catholiques.

Il fau­dra l’accord de l’Évêque dio­cé­sain. Celui-​ci ne pour­ra être don­né que s’il y a une com­mu­nion de foi et la recon­nais­sance expli­cite du Concile Vatican II.

Le risque de voir s’établit une Église paral­lèle, « équi­pa­rée » à une Église par­ti­cu­lière, semble être le plus grand dan­ger. La juri­dic­tion des Évêques rési­den­tiels ne pour­rait s’exercer. Leur auto­ri­té doc­tri­nale se ver­rait lar­ge­ment entamée.

III. Point de vue de la loi française

Ce point et le plus impor­tant eu égard à la par­ti­cu­la­ri­té de l’Église en France.

La loi du 9 décembre 1905 concer­nant la sépa­ra­tion de l’Église et de l’État, com­plé­tée par la loi du 2 jan­vier 1907 « concer­nant l’exercice public des cultes éta­blissent ce qu’on appelle la « Loi de Séparation » selon laquelle « les édi­fices affec­tés à l’exercice du culte… conti­nue­ront, à être lais­sés à la dis­po­si­tion des fidèles et des ministres du culte pour la pra­tique de la reli­gion. » Ces deux textes ont don­né lieu à une juris­pru­dence et une inter­pré­ta­tion doc­tri­nale constantes dont les prin­cipes sont clai­re­ment éta­blis et for­mu­lés. Il faut noter entre autre :

  • L’arrêt de la Cour de cas­sa­tion du 5 février 1912. Celui-​ci sti­pule qu’en cas de conflit entre deux prêtres pour l’occupation d’une église catho­lique « l’attribution de celle-​ci doit être exclu­si­ve­ment réser­vée à celui qui se sou­met aux règles d’organisation géné­rale du culte dont il se pro­pose d’assurer l’exercice, notam­ment à celles de la hié­rar­chie ecclé­sias­tique, et qui demeure en com­mu­nion avec son évêque.
  • L’arrêt du conseil d’État du 14 février 1913. Celui-​ci pré­cise qu’une asso­cia­tion se trou­vant dans l’impossibilité de s’assurer le concours d’un ministre du culte régu­liè­re­ment dési­gné et en com­mu­nion avec la hié­rar­chie ne peut être affec­ta­taire d’un édi­fice du culte jusqu’alors des­ti­né à l’exercice régu­lier du culte catholique.
  • L’affectation n’appartient pas aux fidèles et ministres du culte, affec­ta­taires de l’édifice. Celle-​ci est vou­lue par la loi. Les auto­ri­tés admi­nis­tra­tives sont garants de cette affectation.

Nous sou­li­gnons les trois pro­po­si­tions qui se dégagent de cette loi et sa jurisprudence :

  • Les églises, cha­pelles ou tout autre lieu de culte, sont pro­prié­tés de l’État (cathé­drale) ou des com­munes et font l’objet d’une affec­ta­tion à l’exercice du culte catho­lique qui est exclu­sive et perpétuelle.
  • Cette affec­ta­tion va néces­sai­re­ment aux ministres du culte et aux fidèles éta­blis par la hié­rar­chie ecclé­sias­tique et « en com­mu­nion » avec celle-ci ;
  • Le res­pect de l’affectation cultuelle s’impose aux auto­ri­tés civiles et aux ministres du culte dans l’utilisation qu’ils font de l’église.

Les consé­quences de cette légis­la­tion sont extrê­me­ment impor­tantes : seul l’évêque dio­cé­sain, nom­mé par le Saint Père, peut nom­mer le curé ou le res­pon­sable ecclé­sias­tique d’un édi­fice affec­té au culte et construit avant 1905. Ce prêtre doit être « en com­mu­nion » avec la hié­rar­chie de l’Église catholique.

Seul ce prêtre est légi­time affec­ta­taire au regard de la loi fran­çaise. Celle-​ci a en consé­quence jugé que les membres de la Fraternité Saint-​Pie X occu­pant par la force les églises de Port-​Marly (dio­cèse de Versailles) et de Saint-​Nicolas du Chardonnet (dio­cèse de Paris) sont en situa­tion illé­gale ; elle a deman­dé leur expulsion.

La recon­nais­sance cano­nique par l’Église catho­lique de la Fraternité Saint-​Pie X et la levée de la « sus­pens a divi­nis » des prêtres des­ser­vant illé­gi­ti­me­ment des églises occu­pées par la force ne suf­fisent pas à rendre ces prêtres affec­ta­taires légaux de leur église. Ils doivent de plus être nom­més par l’évêque diocésain.

Un maire d’une com­mune (ou un pré­fet pour les cathé­drales) ne peut confier une église catho­lique à un prêtre de la Fraternité Saint-​Pie X même si celle-​ci est recon­nue par l’Église catho­lique. En effet ce prêtre ne serait tou­jours pas nom­mé par l’évêque dio­cé­sain. De même un maire – pas plus qu’un évêque – ne peut confier une église à une asso­cia­tion qui n’assurerait pas le concours d’un ministre du culte nom­mé par l’évêque et en com­mu­nion avec la hiérarchie.

Cela est valable quel que soit l’état de l’église. L’affectation est per­pé­tuelle. La désaf­fec­tion de droit résulte d’une déci­sion de la Puissance publique (décret du Conseil d’État) qui ne peut la pro­non­cer que dans des condi­tions pré­cises com­pre­nant comme élé­ment essen­tiel un acte de l’évêque légi­time. Une église désaf­fec­tée de fait (incen­die, aban­don, etc.) reste de droit affec­tée au culte catho­lique ; son affec­ta­taire doit cor­res­pondre aux qua­li­tés requises décrites plus haut.

Par ailleurs, la Loi de Séparation inter­dit que tout édi­fice public soit affec­té à quelque culte que ce soit (et par consé­quent au culte catho­lique) hor­mis ceux déjà affec­tés au culte avant le 2 février 1907 (art. 5 de la loi). Ainsi donc aucun bâti­ment muni­ci­pal ou appar­te­nant à l’État ne peut désor­mais être affec­té à quelque culte que ce soit. Aucun pou­voir public ne peut, sans vio­ler la Loi e Séparation, attri­buer un édi­fice public à des membres de la Fraternité Saint-​Pie X pour l’exercice du culte, même si celle-​ci était recon­nue par l’Église. Seul l’évêque dio­cé­sain peut confier un édi­fice affec­té au culte catho­lique à une congré­ga­tion reli­gieuse ou aux membres d’une pré­la­ture en com­mu­nion avec Rome. L’absence de consen­te­ment de l’évêque dio­cé­sain suf­fi­rait à rendre inva­lide aux yeux de la loi civile l’occupation abu­sive d’un tel édi­fice même légi­ti­mée a posteriori.

Cette constante appli­ca­tion de la Loi de Séparation garan­tit la sta­bi­li­té de la pré­sence catho­lique en France. Toute infrac­tion à la loi fran­çaise remet­trait en cause cet équi­libre et serait la porte ouverte à tous les abus : uti­li­sa­tion d’églises à d’autre fins que le culte catho­lique, fins pro­fanes pou­vant même être contraires à celui-ci.

Les argu­ments juri­diques des par­ti­sans de Mgr Lefebvre remettent en cause « l’affectation per­pé­tuelle et irré­vo­cable » au culte catho­lique du patri­moine chré­tien de la France. Ces argu­ments apportent un concours ines­pé­ré aux cou­rants les plus laïcs et par­fois anti­re­li­gieux qui tentent de s’approprier ce patri­moine sous cou­vert de fins cultu­relles. Ces argu­ments s’appuient sur une nou­velle inter­pré­ta­tion de la Loi de Séparation. Il serait dra­ma­tique pour l’Église catho­lique en notre pays que la hié­rar­chie semble si peu que ce soit s’y rallier.