L’objectif n’est plus de réparer l’homme malade ou vieillissant mais de « l’augmenter », de lui donner certaines performances empruntées aux machines dont il est le créateur.
Le transhumanisme s’impose de plus en plus dans les mentalités et dans les débats d’idées car il est l’objet d’une promotion volontariste de lobbies influents qui ont la complicité active de la presse et des milieux politiques. Apparu pour la première fois sous la plume de Julian Huxley en 1957, le mot désigne la doctrine selon laquelle l’homme met en œuvre les progrès indéfinis de la science pour échapper aux contraintes et à la finitude de son corps. L’objectif n’est plus de réparer l’homme malade ou vieillissant mais de « l’augmenter », de lui donner certaines performances empruntées aux machines dont il est le créateur : mémoire, force, longévité par remplacement des organes ou membres. L’objectif démiurgique est bien de dépasser les limites biologiques et de supprimer les frontières entre le vivant et le non-vivant.
Joël Hautebert, professeur de droit à l’Université d’Angers, signe une analyse philosophique percutante de cette idéologie, en retraçant la généalogie de ce projet. Il identifie la nature et les conséquences politiques, morales et sociologiques de ce qui s’impose comme l’âge d’un matérialisme doublé d’un culte obsessionnel dans le progrès de la science, coupé de toute norme morale.
Comme l’indique le titre de l’essai, le transhumanisme constitue bien le prolongement et l’aboutissement de cette Révolution de l’homme par l’homme par laquelle sa régénération artificielle fait suite à la révolution politique et sociale qui, par le contractualisme avait prétendu créer une régénération sociale de l’homme. Le progrès technique, la perte de confiance en l’homme, en son libre-arbitre largement remis en cause, un matérialisme pratique prédominant et imposant le primat de la santé du corps comme loi suprême de la vie, ont fortement contribué à l’éclosion et à l’enracinement du phénomène.
Vieille comme la modernité qui prétend réaliser l’indépendance à l’égard de tout ordre hétéronome, la théorie transhumaniste fait suite au projet de l’humanisme de la Renaissance, au matérialisme des Lumières, au scientisme, au marxisme et à l’évolutionnisme qui ouvre des voies nouvelles à la prétendue libération de l’homme. Désormais, l’humain doit prendre en charge sa propre évolution. Comme le souligne Joël Hautebert à la fin de son introduction, « Alors que l’homme moderne prétendait rejeter l’action providentielle de Dieu en parvenant à la domination de la nature grâce à la connaissance de ses lois propres, l’homme postmoderne cherche dorénavant à s’extirper de cette dernière en faisant confiance aux lois de la technique. » (p. 16)
Cette Révolution s’accompagne alors nécessairement d’une course au « meilleur » en matière corporelle. D’où l’eugénisme dévastateur, qui, sous couvert de réduction des maladies et des infirmités éliminera tous ceux qui sortiront de la norme de cet homme nouveau. Et si l’homme n’est qu’une machine ou un simple animal, rien d’étonnant à ce que cette révolution soit aussi morale. L’absence de libre-arbitre et le déterminisme évolutionniste ont pour corollaire l’absence de toute norme, de toute loi morale, a fortiori divine. D’où la nécessaire déconstruction de toute culture, de toute règle, de tout principe moral qui pourraient freiner l’avènement de l’idéologie totalitaire.
La négation de l’altérité homme/femme, le rejet de l’identité fondée sur le sexe biologique et la remise en cause de la procréation humaine naturelle, le refus des différences entre l’homme et les autres espèces animales, découleront des principes matérialistes du transhumanisme. Refusant les essences et toute idée de nature, l’idéologie est une perpétuelle course en avant qui fait fi de toute règle. Tout est présenté sous l’aspect de conquête de droits individuels et de libertés nouvelles, de victoires sur le passé obscurantiste. Et la foi en un progrès où tout est possible doit s’imposer aux esprits chagrins.
Joël Hautebert montre avec perspicacité qu’il s’agit là d’un nouveau messianisme terrestre : l’homme se sauve lui-même par la technique. Il est le maître de son bonheur qui ne saurait être que terrestre. Mais, quelles que soient les potentialités de la technique et du progrès cumulé des sciences, en sera-t-il ainsi ? À force de renier la nature humaine et de robotiser l’homme, que restera-t-il de l’humanité ? Le refus de la finitude de l’homme qu’exprime le projet transhumaniste semble ignorer que c’est l’acceptation de la mort qui donne un sens à la vie humaine. L’homme immortel ou presque perdra toute idée de finalité et s’ennuiera dans une oisiveté déprimante.
L’immortalité des uns entraînera inévitablement l’élimination des autres, pour éviter un surpeuplement de la planète. La fin de toute dimension spirituelle isolera l’homme nouveau dans un hédonisme individualiste qui supprimera tout sens du bien commun. Partant, c’est la vie politique et sociale qui se trouve mise en péril dès lors que l’on renie ce qui est propre à l’homme. Aristote nous a pourtant prévenus : « Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille et une cité. »
On comprend, à la lecture de l’essai de Joël Hautebert que le transhumanisme est la plus formidable guerre faite à l’espèce humaine. Faisant perdre à l’homme son identité, il la spolie de sa rationalité, de sa conscience, de son lien à autrui, pour lui promettre la vie mécanique des animaux et des robots, délivrée certes de leur cortège de souffrances ou de fragilités, mais ne conservant qu’une liberté dont le nom est vidé de tout sens et de toute finalité.
Terminons par une citation de l’auteur qui replace avec précision la perversité d’un tel projet dans une perspective exclusivement philosophique et rationnelle : « Dans l’ombre de l’enthousiasme apparent que provoque l’idée d’émancipation et de liberté sans contrainte, se dessine une profonde tristesse, un refus d’accepter la qualité d’être raisonnable, capable de surmonter par l’exercice de la vertu, donc par l’effort volontaire sur soi, les diverses vulnérabilités et contrariétés inévitables, et cela au service des autres. C’est là que réside notre liberté. » (p. 122) Et même si l’auteur n’aborde cette question que sous l’angle de la raison, omettant ainsi de nommer la grâce parmi les moyens indispensables à la nature humaine blessée par le péché, on comprend que cette attaque formidable qui marque notre époque s’inscrit dans la lutte ancestrale qui oppose Satan à Dieu, l’Ange de lumière cherchant toujours à arracher la créature humaine à son créateur et à son Sauveur.
La lecture de l’essai de Joël Hautebert sur le transhumanisme est nécessaire à tous ceux qui veulent comprendre les méandres du totalitarisme qui façonne toujours plus subtilement notre société contemporaine. Il restera à dresser l’inventaire des véritables gestes barrière nécessaires pour faire échec à son triomphe qui ne sera, quoi qu’il arrive, que provisoire.
Abbé Philippe Bourrat
Source : Le Chardonnet n° 364
Livre : Le transhumanisme aboutissement de la Révolution anthropologique, Joël Hautebert, Éditions de l’Homme Nouveau – 2019, 160 pages – 19 €